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Une femme seule

 

Ce n’était pas une liaison. Comme beaucoup d’autres hommes sans doute, et peut-être de femmes, Pierre avait une mémoire bien compartimentée. Celle qui permet de vivre sans regarder derrière soi.

Il n’est pas nécessaire de détruire quoi que ce soit qui avait paru indispensable au point de préférer la mort que de ne plus en jouir. Il suffit de l’abandonner dans un compartiment de ce vaste fourre-tout à souvenirs qui se nomme la mémoire.

Il avait rencontré Clotilde à l’Archiduc, un bar à la mode où se pressaient les amateurs de musique de Jazz,  et les noctambules qui n’étaient apaisés que dans la foule.

A partir de onze heures du soir il était impossible d’y circuler. Pour se déplacer, il fallait se creuser un chemin parmi les consommateurs collés les aux autres en s’excusant pour la forme, et en levant son verre au dessus de la tête. Autant de balises qui indiquaient que quelqu’un, homme ou femme, se trouvait en dessous. Face à face, corps contre corps.

Ce soir là, c’étaient Clotilde et Pierre. Il avait demandé :

- Je vous offre un verre ?

- Si nous parvenons au comptoir, avec plaisir.

Elle n’avait hésité qu’un instant. Elle était seule et n’avait pas envie de l’être. Quelques heures plus tard après s’être raconté des histoires à moitié réelles et à moitié imaginaires, après avoir dansé presque sur place, les corps collés l’un à l’autre, celui de Clotilde abandonné contre le sien et le sien tendu contre le ventre de Clotilde, ce fut Clotilde qui demanda ;

- On va chez toi ou chez moi ?

Clotilde était divorcée. Elles sont nombreuses les femmes seules. Il arrive que les couples se séparent avant le mariage. Il arrive que des maris se séparent de leur épouse durant leur union sans qu’elles en soient averties. Lorsqu’elles l’apprennent, à moins d’un arrangement de convenance, le couple divorce. Parfois, il le regrette.

Clotilde et son mari étaient mariés depuis deux ans lorsqu’elle avait appris qu’il la trompait avec sa secrétaire. Elle était moins belle que Clotilde. Il avait dit :

- Ce n’est pas ma faute. Je pensais bien que je lui plaisais. Je le lui avais répété : ne vous penchez pas si fort lorsque vous êtes derrière mon dos pour lire un rapport en même temps que moi. Tu sais la poitrine qu’elle a, elle la met pratiquement sous mon nez, le corsage entr’ouvert. 

C’était un homme fat et suffisant. Il semblait jouir en se confessant, avait dit Clotilde. Elle, c’est à Pierre qu’elle se confessait, cet homme qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures.

- C’est un accident. Je ne suis qu’un homme après tout.

Il avait juré qu’il quitterait sa secrétaire sur le champ, c’est Clotilde qu’il avait quittée. Ces histoires sont banales. Elles sont la base de beaucoup d’échanges maritaux.

Pierre et elles s’étaient revus les jours suivants. Elle avait demandé le premier jour :

- Tu veux revenir ce soir ?

Elle avait été ardente. Elle avait fixé les règles.

- On couche mais on ne s’est rien promis.

Clotilde était acheteuse de lingerie fine pour une chaîne de Grands Magasins. Elle achetait non seulement ces parures qui excitent l’imagination des maris mais des culottes destinées à la plupart des femmes. Davantage de tailles L que de tailles S. Les médecins le confirment d’ailleurs : si le bedon menace les messiers, c’est sur les fesses que se porte d’abord l’embonpoint des femmes.

- Cela permet d’occuper les mains des messieurs lorsque la conversation commence à languir.

Clotilde avait quarante-deux ans, l’âge des premières déchirures. Depuis quelques années, elle contemplait son visage avec une attention douloureuse. Une femme n’a que sa beauté, pensait-elle. Le jour où elle cesse de plaire, elle cesse d’exister.
Il y avait à Milan une foire de la lingerie qui se tenait deux fois par an.
- Tu connais Milan ?
- Non.

Clotilde dit : 
- Je t’invite

Les voyages sont autant de cartes postales qu’on feuillète par la suite en évoquant des jours heureux. L’hôtel de la Place était un hôtel de grand luxe situé près de la Cathédrale, et des rues étroites où se trouvent les tavernes à filles. Etrange promiscuité entre le sexe et la religion. Au sous sol, un bar permettait de passer la soirée en écoutant un pianiste tout en buvant des Pims-champagne. C’était un hôtel très cher.
Elle avait aimé ce séjour à Milan voué au travail et au plaisir. Ils formaient, Pierre et elle, une sorte de ménage incertain mais installé.
Elle était de plus en plus séduite par ce garçon un peu plus jeune qu’elle, peu bavard, bel homme, qui ne demandait qu’à apprendre ces gestes que beaucoup de jeunes gens prétendaient connaître de façon innée et dont ils usaient maladroitement face à des jeunes femmes prêtes à toutes les découvertes.
Aux gestes mécaniques de l’amour Clotilde donnait un rythme qui les rendait différents en fonction d’une dramaturgie imperceptible. Elle faisait l’amour comme un violoniste se sert de son violon. Sans abandon véritable mais soucieuse du plaisir partagé.
En revanche, elle préservait sa liberté en n’appartenant à personne avait-elle affirmé à Pierre quand il avait commencé de venir chez elle de nombreux jours par semaine.
- Le jour où toi ou moi, on a envie d’être seul, il suffit de le dire.
C’était sa façon de dire sans blesser son partenaire qu’ils n’étaient pas unis pour la vie. Ou que de temps à autre une rencontre inattendue pouvait se produire sans qu’il s’agisse d’une rupture définitive. C’est ce qu’elle appelait : être de bons amis.

Pierre était arrivé à un moment décisif mais elle doutait déjà du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur un homme. Parfois elle souhaitait que son visage soit le seul objet de son regard pour le détourner de celui d’autres femmes, parfois elle souhaitait qu’il regarde d’autres femmes pour le détourner du sien dont elle était moins sûre. C’est à cette époque que Clotilde devint amoureuse de Pierre. 

Et lui ? Etait-il devenu amoureux de Clotilde ? Elle s’efforçait de le savoir en femme rationnelle qu’elle était. Elle pensait que ce n’était pas lié au plaisir que lui procuraient ses caresses. Il y avait autre chose.

Lorsque Pierre l’avait quittée, ce sont des choses qui arrivent sans raison particulière, par curiosité peut-être, il venait moins souvent qu’au début de leur liaison, elle l’avait interrogé un matin.

Il avait dit :

- C’est vrai.

- Tu ne m’aimes plus ?
- Aimer, aimer…

Il avait cessé de venir.

Elle n’était plus retournée à L’Archiduc. Elle s’installait dans un fauteuil, face au poste de télévision, et regardait un feuilleton, les jambes repliées.

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Commentaires

  • Vous avez une mémoire fantastique !

  • Cette histoire ne m'est pas inconnue, mais il me semble  qu'elle prenait une autre tournure dans un précédent envoi.

    Votre capacité d'imagination reste votre bel apanage.

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