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Une famille honorable

 Les Bertrand étaient une famille honorable qui exploitait une entreprise spécialisée dans la vente de semences. Henri Bertrand en était le propriétaire. Il était le mari de Fernande qui  s’occupait du ménage. Julien, son fils, avait fait des études agronomiques et le secondait. Et il y avait Cécile, la jeune épouse de Julien. Ils étaient mariés depuis un an à peine.  

Les Bertrand occupaient à la lisière de la ville une maison spacieuse dont la pièce du rez-de-chaussée servait à la fois de hall d’entrée et de salle à manger. Située près de la cuisine, c’était une pièce large et longue dont une partie était destinée aux repas autour d’une grande table de couvent et une autre qui était vouée au repos ou aux conversations intimes devant l’âtre haut de plus d’un mètre. Un large escalier de bois, à droite, menait à une mezzanine sur laquelle s’ouvraient quatre chambres destinées aux enfants. Au fond du hall, derrière une lourde porte, se trouvait la chambre  d’Henri et de son épouse.

Lorsqu’il avait modifié  la maison héritée de ses parents, Henri avait songé qu’il serait un jour un patriarche entouré de fils, de leurs épouses, et de leurs enfants. C’est ainsi que se créent les dynasties. Des voisins l’avaient surnommée : le château. Il n’en était pas heurté. Au contraire.

L’histoire avait commencé à la mort de Fernande. Agée de cinquante huit ans, Fernande avait succombé à un arrêt du cœur. Henri en avait soixante. C’était un bel homme haut d’un mètre quatre-vingt au torse puissant, au visage régulier. Seul le nez légèrement tordu à la suite d’une intervention médicale durant l’adolescence attirait le regard, on eut dit le nez d’un boxeur.

Lorsque Fernande vivait encore et qu’ils étaient à table tous les quatre, Henri regardait souvent Cécile. C’est sa poitrine qu’Henri regardait. Fernande faisait semblant de ne rien remarquer, elle savait que son mari était sensible à la beauté des femmes. Cécile avait conscience de la manière dont son beau-père, au même titre que la plupart des hommes qui fréquentaient les Bertrand, la regardaient. Ils regardaient sa poitrine et ses hanches. Il se dégageait d’elle une séduction singulière dont finalement, pensait-elle, seul Julien son mari se souciait trop peu.

Quant à Cécile, le regard des hommes la troublait. Sous le regard qui la déshabillait et qu’ils accompagnaient d’un sourire faussement amical, elle imaginait ce à quoi ils pensaient. Ce qui la troublait, c’est que ça lui était agréable. Quand elle se déplaçait, la raideur qu’elle manifestait, elle le savait, attirait plus encore le regard sur ses hanches. C’était comme une caresse continue dont elle aurait voulu transmettre la chaleur à Julien. Hélas, elle ne provoquait chez lui que des élans rapides qui la laissaient sur sa faim.

- Vous prendrez la chambre du bas.

Après la mort de Fernande, Henri avait réfléchi. A quoi bon conserver la grande chambre et ce lit tellement large qu’un couple pouvait y dormir sans risque de se toucher par inadvertance.

- Et toi ?

Julien avait répondu sans beaucoup de conviction. Il n’imaginait pas que son père puisse avoir une autre compagne dans l’avenir. Dès lors, il pensait que c’était à lui qu’incombait désormais la responsabilité de la famille, et que la chambre du bas en était le symbole. Chaque chose a sa place toute désignée. Les choses de la vie, elles aussi, se déroulent selon un certain ordre.

Ils étaient accoudés à table.  Cécile dit :

- Vous serez mieux dans la grande chambre.

Henri pensait en la regardant : dans le grand lit.

Au bout d’un moment, Henri se leva pour se rendre au café où il avait repris ses habitudes de jeune homme. Durant ce temps ses enfants auraient le loisir de déménager de chambre.

Lorsqu’ Henri rentra, un peu ivre, il ferma doucement la porte d’entrée pour éviter de les réveiller. Il était content de ne rien entendre. C’est qu’il ne se passait rien, se dit-il. Si ça avait été moi, il se serait passé quelque chose.

Ils lui avaient aménagé la première des quatre chambres, celle qui se trouvait en face de l’escalier, celle qui eut été celle de son premier petit fils. Il se serait appelé Henri. Comme lui et son père. Un prénom de famille en quelque sorte.

Cécile avait posé un vase garni de fleurs sur la table où il allait déposer son portefeuille et sa montre. Peut être d’autres objets qu’un homme sort de sa poche avant d’ôter son pantalon.     

C’était l’été. Un été exceptionnellement chaud comme il ne s’en produit qu’un petit nombre durant un siècle. Henri n’était pas superstitieux  mais peut être que c’était un signe en effet.

Il éprouva une curieuse sensation en descendant, le lendemain matin. Est-ce qu’il était chez lui ? Peut être avait-il eu tort. Julien et Cécile étaient en train de déjeuner mais son assiette était à sa place habituelle.

Chacun d’eux portait une tenue légère. A travers la blouse de Cécile, on devinait les seins. Fernande aurait exigé une blouse moins transparente. Elle aurait dit :

- Ce n’est pas vous que les clients viennent voir.

Ce n’est pas sûr, pensait Henri. Julien aurait dit ce qu’aurait dit sa mère. Il le pensait vraisemblablement mais il n’osait pas le dire.

Ce jour là, Julien devait se rendre à une Foire agricole, on y présentait de nouvelles semences.

- Je reviendrai demain dans l’après-midi.

- Je croyais que tu reviendrais ce soir ?

Pendant que Cécile débarrassait la table, Julien était entré dans la  grande chambre pour faire sa valise. Il aimait cette chambre qui désormais était la sienne. Elle était le centre de la vie de cette famille dont il était l’avenir. Son père avait raison : une dynastie se crée et se perpétue dans la tête de ses membres.       

Henri était sorti. Il regardait le ciel. Temps d’orage ? Il aimait cette sensation dont la chaleur était la cause. Cette mollesse dans les muscles. Le temps des heures a des durées qui varient selon le climat, c’était une réflexion idiote quand on l’exprime mais elle était juste, pensait-il.

Il s’étendrait cette nuit, les jambes écartées, et dormirait tout nu. Et Cécile. Dormirait-elle toute nue ?

Il entendit la voiture de Julien qui partait. Il devait avoir chaud lui aussi. Il lui fit un signe de la main. Cécile revenait du garage, c’est là qu’elle avait embrassé Julien. Elle avait besoin de toucher ceux qu’elle aimait. Elle s’était serrée contre Julien.

- Reviens vite.

La chaleur l’accablait. Elle avait une conscience presque physique du regard d’Henri sur ses hanches. Sans raison, avant de rentrer, elle resta un moment immobile sur le seuil. Après le déjeuner Henri avait dit qu’il avait des courses à faire en ville.

- Vous reviendrez pour le dîner ?

- Oui. Fais quelque chose de léger.

Elle dit qu’elle ferait une salade.

- Tu as raison. Par ce temps une salade conviendra parfaitement.

Ce n’étaient que des banalités. Est-ce qu’il est nécessaire de parler simplement parce qu’on a peur de se taire ? On en dit peut être davantage encore.

Il ne revint que dans la soirée. Cécile l’avait attendu et ils dînèrent sans dire un mot sinon :

- merci, vous en voulez encore, père ?

Il avait toujours trouvé ce mot ridicule dans la bouche de Cécile.

Il n’était pas son père.

- Je vais me coucher, je ne sais pas pourquoi mais je suis fatiguée, ce soir.

Elle se leva et, sans desservir, elle se dirigea vers la grande chambre, celle qu’Henri avait occupée si longtemps. Elle avait rabattu la porte mais elle ne l’avait pas fermée. Il avait suffi à Henri de la pousser pour entrer.

Un matin, deux gendarmes frappèrent à la porte. En quittant le café, on supposa qu’il avait trop  bu, Henri s’était encastré dans un arbre. Il était mort sur le coup.

 

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Commentaires

  • Merci pour cette histoire tristounette finalement mais tellement bien écrite une fois de plus.

    J'ai savouré évidemment, tout en me disant que mes rapports avec la nudité se sont considérablement modifiés lorsque je suis arrivée en Afrique. J'y ai retrouvé une véritable sensation d'un retour aux sources.

    A l'époque, les filles étaient engoncées dans des vêtements qui ne dévoilaient rien. Tout devait être caché pour éviter certains regard de concupiscence.  Ce qui n'empêchait rien, j'en ai souvent été consciente. Heureusement, j'avais appris à me défendre. En Afrique, tout a changé. Radicalement. Petit à petit, tout a valsé : une petite robe d'été, des  sandales au pieds .... un sentiment inégalé de liberté. Pour la première fois de ma vie je respirais ..... enfin. Et, jamais, jamais je n'ai été harcelée, interpellée grossièrement comme chez nous.

    Tout semblait naturel sous le soleil ardent qui nous faisait une auréole, comme dans mon poème "Les créoles".

    Les Africains, avec qui je travaillais ont toujours été d'une correction parfaite. Les Européens également.

    Au retour, mêmes manières grossières  d'aborder la jeune femme que j'étais devenue. Allusions etc. ...Toujours sur la défensive, prête à sortir mes griffes.  Les transports en commun devenus l'enfer de chaque jour.

    Rien n'a changé depuis au vu du reportage dévoilant le harcèlement subi par les jeunes femmes en rue.

    Lamentable. Et la soi-disant "Libération sexuelle" n'a rien modifié, que du contraire.C'est pire encore.

    Vous allez penser "elle est folle".... Je ne le crois pas. Car votre nouvelle m'a rappelé un fait de mon adolescence. Entre une servante et un monsieur devenu veuf avec deux enfants. La jeune fille de la maison avait mon âge. Elle en est devenue malade et je suis intervenue pour essayer de calmer le jeu avec l'espoir, qu'un jour, elle allait aimer ce petit innocent qui n'en pouvait mais ....

    Merci pour votre talent dont j'aimerais avoir le centième .... seulement le centième.

    Merci aussi de m'avoir demandé d'être votre amie. Bonne soirée. Rolande.

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