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Une belle journée de septembre.

 

La ville était pratiquement vide. Seuls quelques passants, des étrangers à la ville vraisemblablement, déambulaient sur la grand place, le mouchoir à la main, et se frottaient le visage et le cou tant le soleil de midi les faisaient transpirer.

Le podium sur lequel allaient se produire les candidats avait été installé le matin même. Le tissu rouge qui l’entourait dissimulait les tréteaux qui soutenaient le plancher.  A l’arrière un escabeau de plusieurs marches permettait d’y accéder. Les ouvriers qui l’avaient installé, avant de partir, avaient sauté dessus de nombreuses fois afin de s’assurer que le plancher ne risquait pas de s’effondrer.  

- S’agit pas que quelqu’un passe à travers.

Erigé sur le côté de la place, les sièges encore empilés les uns sur les autres, le tout avait un air incongru que les lumières des projecteurs allaient sans doute transformer le soir même.

Une annonce avait paru dans le quotidien local selon laquelle un crochet destiné à des amateurs de chansons aurait lieu dès le coucher du soleil, vers vingt-deux heures, après qu’un animateur ait chauffé l’auditoire. C’était Festi-Chansons qui  avait  organisé la première attraction populaire et culturelle parrainée par le grand magasin du haut de la ville. Si elle s’avérait positive, elle se reproduirait l’an prochain avec un cérémonial plus spectaculaire. Dix rangées de sièges avaient été prévues.

- Et s’ils sont plus nombreux ?

L’organisateur avait rassuré le responsable communal.

- Dieu vous entende. Ils se serreront contre la barrière.

Ils furent plus nombreux. Ils s’étaient serrés contre la barrière et, quand le feu s’était déclaré, deux spectateurs avaient été écrasés par des fuyards affolés. Ils étaient venus séparément, seuls le hasard et la mort les avaient réunis.

Le journal du lendemain les réunit à nouveau dans une seule et même manchette : « Deux de nos concitoyens sont décédés, écrasés par la foule, lors d’un incendie fortuit mais spectaculaire. Le substitut du procureur, Ernest Duliere, a ouvert une enquête ».

Avant de préciser la cause du sinistre, le plus simple avait été l’identification des victimes. Ils étaient munis l’un et l’autre de leurs pièces d’identité.

- C’est le destin.

Ni l’un ni l’autre n’avait de famille en ville, il ne serait pas nécessaire d’afficher un air de circonstance ni d’enfiler un veston pour annoncer la chose à des proches éplorés. La tâche incomberait aux agents d’un autre arrondissement.

Tout était simple.

Le substitut Duliere ferait dresser les procès-verbaux pour établir les responsabilités de l’organisateur ou de la municipalité si elle avait mal envisagé les risques courus ou d’un tiers encore inconnu, s’il y avait lieu. Dommage, avait-il ajouté.

- Pour une fois qu’il se passe un évènement culturel.

Il avait fait appeler l’inspecteur Fernand Delrue, un officier de la police judiciaire.

- Tu t’occuperas des victimes, Fernand. Qui sont-ils ? Etc. Le rapport habituel.

Moi, je connaissais tous les personnages de cette histoire. Il n’est pas exact de dire qu’elle avait mal tourné. Elle s’était déroulée autrement que certains ne l’imaginaient alors même qu’ils ne savaient rien de précis.

Jean Duthoit, la victime masculine, avait dormi tard ce jour-là. La veille, il avait traîné dans les cafés de la ville où il avait ses habitudes. Dans l’un, il avait joué aux cartes. Dans un autre, il avait bavardé avec le patron du bistrot. Dans un autre encore, c’est Valérie qu’il avait vue, assise loin de lui, le long du mur. Il n’avait pas osé l’aborder. Il avait l’esprit brumeux, ce n’était pas désagréable.

Valérie Dumonceau, l’autre victime, une jeune femme âgée d’une trentaine d’années, une jolie fille, s’était levée tôt. Elle le faisait tous les jours. Son cerveau, si c’est là que se situait le mécanisme du réveil, était incapable de distinguer le dimanche des autres jours de la semaine.

Il n’est pas rare qu’il fasse beau en septembre. Une sorte de gentillesse météorologique. Pas tout le mois généralement, mais quelques jours cependant.

C’est le dimanche que les souvenirs lui revenaient. En marchant dans le parc souvent vide ou assise sur un des bancs, le bras pendant derrière le dossier. Elle ne cherchait pas à se souvenir mais finalement, elle s’était soumise à ce flot d’images à peine anciennes. Elle y trouvait du plaisir alors que durant longtemps, il lui avait mouillé les yeux. Elle n’avait pas toujours été la jeune femme seule et réservée que ses voisins connaissaient à peine.

Elle avait été amoureuse, elle avait eu un amant qui était censé l’épouser mais qui ne voulait pas quitter son épouse,  il voulait jouir d’une maitresse à l’heure du déjeuner. Elle avait rompu parce qu’elle avait sa dignité de femme.

Elle avait emménagé dans cette ville de province parce qu’elle y avait trouvé du travail. Valérie était une femme de caractère.

Jean Duthoit, l’autre victime, n’était pas encore levé. La tête lourde, il était éveillé. Tous les dimanches, c’était le même combat qui se livrait entre son corps engourdi et son cerveau. C’était toujours son cerveau qui triomphait. Et Jean finissait par se lever. Souvent, il lui arrivait de le regretter.  

Un jour qu’il arpentait le parc municipal, un dimanche matin précisément, il aperçut un cycliste à qui il ne manquait que le casque pour ressembler à un coureur professionnel, s’asseoir lourdement sur un des bancs après avoir laissé tomber son vélo sur le sol, et discuter en riant avec une jeune femme d’aspect assez quelconque. Sinon que parce qu’un autre homme semblait se plaire auprès d’elle, Jean lui trouvât soudain du charme. Deux fois, il avait assisté au manège en se promenant autour du kiosque à musique. La seconde fois, il le reconnaissait, son cerveau avait triomphé de son corps, tôt le matin, sans gros effort.

Mais ce n’était pas ce dimanche de septembre qui allait les unir dans la mort. Ce dimanche ci, le dernier, il avait dormi longtemps pour ne pas interrompre un rêve dans lequel il tenait Valérie dans les bras. Mais peut être que ce n’était pas Valérie.

Il connaissait son nom et son adresse. Il l’avait croisée un jour de semaine, il l’avait suivie jusqu’au siège d’une société de comptabilité, il s’était renseignée à son sujet. Discrètement, avait-il pensé.

-J’ai l’impression, Valérie, que tu as fait impression sur un jeune homme sympathique. Il passe devant les bureaux tous les jours.

- A vélo ?

Une des secrétaires, celle dont le bureau donnait sur la rue, s’était étonnée.

- Tu connais quelqu’un qui fait du vélo ?

Elle répondit non mais elle pensa à Jean Mullier, son ami du dimanche matin.

Cela lui était agréable de penser à un homme qui ne lui déplaisait pas tandis qu’un autre, semblait-il, c’est à elle qu’il pensait.

Au cas où, pensa-t-elle sans le formuler clairement, il y avait là un substitut possible. Elle se mit à rire devant la stupéfaction de sa collègue. A quoi tient l’amour. Qui avait parlé d’amour ?

Vivement dimanche. 

- Viens vite, Valérie.

Trop tard. ! Le temps d’arriver, de se pencher à la fenêtre, on n’apercevait plus qu’une silhouette déhanchée. Qui, de Pierre Mullier, l’amoureux du dimanche ou de l’inconnu dont elle ne connaissait pas le visage, Valérie souhaitait-elle que soit le cycliste qui passait devant le bureau ?

L’amour a ses exigences, pensait Pierre Mullier. Il était mûr pour le mariage.

La veille, il avait reçu des organisateurs de Festi-Chansons une requête précise quant au matériel nécessaire. De quoi construire un podium, et de disposer de dix rangées de chaises. Le Conseil avait marqué son accord, il avait donc chargé le chef des travaux de la réalisation. Les ouvriers désignés pour ce travail dominical jouiraient de deux jours de congé compensatoires. Le représentant syndical, lui aussi, avait marqué son accord. De sorte que le beau temps aidant, cette fête culturelle, patronnée par le Grand Magasin de la ville, s’annonçait comme un futur succès.

Ce dimanche était un jour tout désigné pour nouer avec Valérie des liens qui dureraient jusqu’à la fin de leurs jours. Après la fête, il emmènerait Valérie chez lui.

Je ne sais pas si lecteur devine la fin de l’histoire. Je l’ai déjà dit, elle ne s’est pas déroulée comme la plupart des protagonistes l’ont déduit. La preuve est faite, une fois de plus : avant d’affirmer, un peu d’humilité s’impose.

Lorsque, la veille du fameux dimanche, pour se changer les idées, Valérie avait pénétré dans la brasserie, il avait levé les yeux vers elle. Pourquoi avait-elle eu la certitude qu’il s’agissait de l’inconnu qui passait et repassait devant les bureaux. D’autres plus compétents, le diraient. Je suppose qu’il s’agit d’un pan de la destinée que je ne maîtrise pas.

Elle aimait l’atmosphère de cette brasserie. On eut dit la brasserie d’une gare. Il y avait du monde. Personne ne semblait se connaitre. Tout à l’heure, lorsque le train sera prêt à partir, chacun rejoindrait son destin.

Si ce n’avait été dans la vie réelle, elle se serait dirigée vers lui. Elle aurait dit :

- Je peux m’asseoir ?

Ils auraient fini la nuit ensemble.

Le lendemain matin, le dernier jour de sa vie, elle s’était rendue au parc municipal.

Pierre Mullier vint la rejoindre. Il était vêtu d’un ensemble de sport, jean et blouson de toile.

- Je n’ai pas beaucoup de temps, Valérie. Il y a fête, ce soir, à la Grand Place. J’ai des choses importantes à vous dire. Vous viendrez ?

Il remonta sur son vélo en lui faisant des signes de la main. Elle pensa qu’il aurait pu en dire davantage. 

Quelques jours après le fameux dimanche, l’inspecteur Delrue apprit par la collègue de Valérie qu’un cycliste à la silhouette imprécise était passé à quelques reprises devant les bureaux, le vendredi dernier encore, mais ça avait été la dernière fois. De toute manière, l’information n’avait aucun intérêt.

Pierre Mullier quant à lui, n’avait rien raconté de ce dimanche ni des autres à Fernand Delrue. A quoi cela aurait-il servi ? Ce n’était pas avec son ancien condisciple qu’il avait eu l’intention de partager son lit. Valérie n’aurait pas ressuscité. En outre, l’inspecteur Delrue ne lui avait rien demandé.

Fernand Delrue ne s’intéressait que très peu à ce qui se passait dans le parc, le dimanche. La veuve de l’ancien ingénieur de la ville avait sa maison à proximité. Le substitut du procureur lui aussi y avait sa maison. A trop surveiller le parc, on risquait de le voir sortir de la maison de la veuve. De la part du substitut, cela ne prouvait rien. Fernand Delrue qui avait de l’esprit ajoutait en son for intérieur :

- Et si on le voyait sortir du lit de la veuve, est-ce ça prouverait quelque chose d’autre qu’un accès subit de fatigue ? A trop vouloir prouver… 

Les faits, rien que les faits, s’ils étaient consignés dans les formes, structuraient la raison d’un bon policier. Il faut laisser les supputations aux romanciers. Et les opacités de la vie aux aveuglements inévitables de la conscience.

Beaucoup de gens meurent tous les jours. La mort de Valérie et de Jean était due à la fatalité. Rien, d’ailleurs, ne me prouve qu’ils aient vécu. Et ce  spectacle, est-ce qu’il a eu lieu ? Peut être que je les ai inventés.  

Reste qu’il s’était agi d’une belle journée de septembre

 

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Commentaires

  • Encore une impression de "Déjà lu" ..... mais l'histoire est attirante et l'écriture maîtrisée, comme d'habitude.

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