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Un grand écrivain.

 

Il est temps de faire une fin, comme on dit. J’ai 70 ans depuis hier. Encore un âge à chiffres ronds. J’ai eu 20 ans, l’âge de la mort de l’adolescence. 40 ans, l’âge des remises en question. 60 ans, celui de la pleine maturité. Celui que j’ai aujourd’hui est de toute évidence mon passeport pour l’éternité !

Je vis seul depuis vingt ans. Ma femme est morte, jamais je n’ai pensé à vivre avec une autre. Une épouse qu’on a aimé, ce n’est pas un livre qu’on referme pour en ouvrir un autre.

Le sexe ? Au début, je m’étais procuré par l’entremise d’un site spécialisé, un mannequin, une sorte de poupée d’un mètre soixante de hauteur qui avait toute l’apparence d’une femme véritable.

Je ne m’en suis jamais servi. Je l’ai conservé très longtemps. Un jour, je l’ai découpé en petits morceaux et je m’en suis débarrassé. A un certain âge, les pulsions sexuelles s’émoussent. On peut  passer pour chaste et l’être effectivement sans gros efforts.

En réalité, je n’ai jamais compris la chasteté qu’on affiche par fidélité à la femme décédée. Ou de l’amant disparu.

Il m’est arrivé de tromper Henriette mais je n’aurais pu vivre avec une autre qu’elle. Je ne crois pas ceux qui prétendent n’avoir jamais succombé aux charmes d’une femme séduisante.

Je suis un écrivain. Mes lecteurs ne sont pas nombreux mais ils sont d’une grande qualité. Ils attendent mon prochain livre. A chaque fois, ils attendent mon prochain livre. Aujourd’hui leur grande qualité a un goût un peu acide.

Un jour, mon ami Delcourt est venu me faire une proposition.

- Ecoutes, Jacques. Marc veut lancer une petite revue hebdomadaire. De l’importance d’une brochure. Bon marché. On y parlera de livres, de ceux qu’il vend en particulier, et, c’est la nouveauté, la dernière page sera consacrée à une nouvelle écrite par un écrivain connu. J’ai pensé à toi.

Henri secondait Marc Lambin, le propriétaire d’une grande librairie très courue.

- Il aime Faulkner, la revue s’intitulera : Mosquito. C’est moi qui suis chargé des textes hors ceux qui promeuvent les livres. Tu seras payé, bien sûr. Pas des masses mais …

J’ai accepté. Il y avait longtemps que je ne voyais plus mon nom sur la couverture d’un livre ou au bas d’un texte. J’ai pensé que c’était une occasion à saisir. La dernière page. La page de couverture, celle que le lecteur compulse en premier lieu.

J’imaginais déjà la surprise d’Henri, de Marc lui-même, devant ce qui serait une sorte de testament spirituel dans lequel je dirais les choses qui comptent avec des mots qui frappent. Des phrases au bout desquelles le lecteur lèvera les yeux au ciel pour réfléchir. Peut- être  même qu’il se retiendra de pleurer.  Henri m’avait réservé quatre semaines, quatre pages. J’avais huit jour pour rédiger la première, la dernière sera vraisemblablement le dernier chapitre d’un texte profond, et celui d’une vie.

Je passais beaucoup de temps devant mon ordinateur. Aucun des textes que j’écrivais ne survivait à une relecture. C’était banal, j’effaçais. Je recommençais à nouveau, j’effaçais encore. Parfois, je ne me relisais pas. Peine perdue. En me levant, avant même de me raser, je relisais ce qui subsistait de la veille. Et j’effaçais.

Le jour où Henri allait venir pour chercher mon texte, je n’avais rien à lui remettre. J’étais paniqué. C’était reconnaître l’indigence de mon imagination et la mort de l’écrivain que j’avais été.

Presque de force, je me suis assis devant mon clavier, et j’ai commencé à taper. Pour l’amour d’une femme, c’est le titre qui m’était venu à l’esprit.

«  Ce jour- là, Dieu sait pour quelle raison, Suzanne était entrée au Majestic, et s’était assise dans un des sièges d’où on pouvait voir entrer les clients.

Vers trois heures de l’après-midi, elle était assise depuis vingt minutes à peine, Roland poussait la porte battante de l’entrée suivi du porteur de bagage.

Il y eut comme un éblouissement dans les regards croisés qu’ils échangèrent.

Une demi-heure auparavant, ils ne savaient rien l’un de l’autre, et voilà que c’était comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils savaient l’essentiel l’un de l’autre. Que faut-il connaitre de plus dans la vie que le chemin qui désormais s’ouvre devant vous ?

Roland s’était dirigé vers elle. Suzanne s’était levée lentement comme si elle avait été mue par une force intérieure irrésistible. Il lui saisit les mains et s’inclina. Le hall, si bruyant un instant auparavant était devenu aussi silencieux que la nef d’une église. Chacun  des personnages qui s’y trouvaient s’était figé dans son attitude. On eut dit des statues. De celles dont un mage aurait sculpté les personnages d’un théâtre où l’amour régnait en maitre. Seul.

- Venez ; dit-il. Tu es belle, tu sais.

Ses yeux brillaient d’un éclat dont elle devinait la raison. Le désir du premier homme pour la première femme. Elle était prête à s’y soumettre. Son corps lui dictait ses attentes.   

Ils se dirigèrent vers l’ascenseur qui menait aux chambres. Le brouhaha soudain avait repris. Mais tout le monde les regardait et se posait la question ;

- Que va-t-il se passer ? »  

C’est le texte glissé dans une enveloppe de papier kraft que je remis à Henri. Il n’eut pas la curiosité de le lire.

- Je suis déjà en retard.

J’avais signé, en signe de dérision : Daphnée de Delly.

Peu de temps auparavant, pour meubler des périodes d’inaction de plus en plus fréquentes j’ai commencé à compulser des sites sur Internet. Sites d’inconnus ou d’institutions. De temps à autres,  je compulsais le site de la Bibliothèque Royale. Elle était en train de numériser ses archives.

Un jour, surprise ! Sous un numéro d’enregistrement, mon nom m’est apparu, daté de 1946. Il s’agissait d’une nouvelle envoyée à une revue qui l’avait mise; disait-elle, en attente. Malheureusement, avant même que ma nouvelle n’ait été publiée, la revue avait cessé de paraître faute de liquidités. Le fonds avait été repris par la Bibliothèque Royale.

Le titre de la nouvelle était : L’amour d’une femme. J’étais âgé de 25 ans en 1946. Ma première œuvre avait été une histoire d’amour. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer.

Une idée m’était venue. Pourquoi le texte d’un écrivain âgé devait il évoquer l’expérience ou la réflexion d’une vie ? Toutes les vies se valent. Toutes les réflexions se valent. Ce serait le sens de du texte promis à Henri. Une sorte de testament spirituel. J’y ai travaillé toute la semaine. Sans résultat satisfaisant. C’était mièvre. Quant à la nouvelle que j’avais remise à Henri, personne, au sein de la rédaction de la revue, ne s’était aperçu de ce que j’avais substitué au texte qu’ils attendaient un texte à la facture et au ton tout à fait différents.

Soit, me dis-je, cela me donne une semaine de plus. Et, en une demi-heure à peine, j’ai donné une suite à l’amour d’une femme. Daphnée de Delly venait de me sauver une fois de plus.

« Le serveur avait apporté une bouteille de Bollinger. Roland lui avait fait signe de sortir. Il était aux côtés de Suzanne, et tous les deux contemplaient la Méditerranée du haut de leur balcon. L’air était doux. »

Puis, je résume, il se passait quelque chose qui nécessitait quatre à cinq lignes.

« Tous les deux s’étaient approchés du lit princier dont une femme de chambre avait relevé les draps. » 

Glissé dans une enveloppe de papier kraft, format A4, je l’ai remise à Henri.

-Navré, je ne peux pas rester Jacques, l’imprimeur n’attend pas.

En se retournant, il me dit :

- Merci, Jacques. Merci. Je savais bien que j’avais frappé à la bonne porte.

Je pris la décision de lui dire la vérité dès qu’il reviendrait. Soit pour rompre à jamais avec moi, soit pour prendre le texte de la troisième semaine. Celui pour lequel il avait, comme il le disait, frappé à la bonne porte.

C’est quoi l’inspiration ? Sait-on comment elle vient, la question m’éblouit à proprement parler en passant devant l’armoire  dans laquelle je rangeais des livres, des dossiers, des photos et des objets auxquels je tenais ou croyais tenir.

Henriette m’avait acheté une vieille bible qu’elle avait trouvée lors d’une brocante. Elle datait de 1885, le titre et le dos portait la mention : bible, en lettres d’or. Je ne voyais plus qu’elle. 

Tout de la vie des êtres humains se trouve dans des textes anciens : Bible, ancien et nouveau testament, le cantique des cantiques, etc. Mais les lecteurs y cherchent ce qui ne s’y trouve pas. Il faut se rendre à l’évidence, c’est le même roman que les écrivains réécrivent à chaque génération.

Une vulgaire copie. Amour et mort. Les hommes, en gros, se ressemblent depuis la nuit des temps. Dieu, pour ceux qui y croient, n’a pas eu beaucoup d’imagination. Si les récits sont mièvres, c’est que les faits le sont.

Henri était toujours aussi pressé. L’imprimeur ; disait-il.

- Il faut que je te parle, Henri.

- Oui ?

Il s’était assis en face de moi. Je le voyais, il avait soudain conscience de la solennité du moment. Henri et moi, nous sommes des amis de toujours. Il y avait dix ans de différence entre nous mais je ne m’en suis rendu compte que peu de temps auparavant. Le jour, précisément, où il est venu me proposer de lui fournir de la copie pour Mosquito.

- Les textes que je t’ai fournis n’étaient pas de moi. En réalité, ils étaient de moi mais d’un autre moi. Ils étaient inspirés du jeune homme que j’ai été il y a longtemps.

- Oui ?

- Une bluette. Rien qu’une bluette. 

- Oui ?

Si tu l’avais lue, ou Marc ou dieu sait qui, vous me l’auriez jetée à la figure.

Henri s’était levé.

- Mais je l’ai lue, Marc l’a lue, des lecteurs et des lectrices nous ont téléphoné, le tirage de la semaine dernière semaine a augmenté de 20%. Tu comprends, Jacques. Les lecteurs et les lectrices en ont marre des crimes ou des autobiographies déguisées de gens qui disent tous la même chose. Ils veulent de l’amour. De l’amour, pas des histoires de fesses qu’ils connaissent parfois mieux que ceux qui les écrivent.

Il avait l’air angoissé.

- Dis, Jacques, tu m’as préparé le texte de la troisième semaine ?

- Mais…

Il prit une chaise et l’enfourcha, les bras croisés sur le dossier.

-Je ne partirai pas sans lui, Jacques. Même si je dois y passer la nuit.

Je me suis rassis devant l’ordinateur, et me suis remis à taper.

 

 

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Commentaires

  • Un autre nom m'est revenu : Max du Veuzit ....

  • Des lectrices sentimentiques et poétales comme nous nous étions baptisées ma mère et moi par dérision de ce que nous étions !!

    Mieux vaut en rire ! La vie se charge bien de démentir le contenu sucre et miel d'une telle littérature ....

    Qui, plus tard, est revenue sous une autre forme dont j'ai oublié le nom. ...

    Bonne fin de journée. Rolande

  • Delly et Daphnée du Maurier étaient des écrivaines adulées par des lectrices sentimentales.

  • C'est étrange, mais il me semble avoir lu le début de cette nouvelle.

    Et puis ....bifurcation inattendue ou plutôt non .... voilà Delly qui apparait, sorti d'une boîte à souvenir.

    Le "lit princier" c'était vraiment le rose bonbon de cette époque lointaine .... vers la fin de la guerre : 44-45 par là.

    Ma mère et moi nous lisions parfois une journée entière .... jusqu'à ce que la tête nous tourne.

    Mais, vraiment, il me semble avoir lu le début de cette nouvelle. A demain ??? .... mais je peux aller sur votre blog, tout simplement. Bonne soirée. Rolande

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