"Je descends à Saint-Michel. Je tourne sur les quais. Il pleut. Je n'ai pas de parapluie, mais ça m'est égal. Un homme s'abrite sous un porche. Il crie pas mon nom parce qu'il le connaît pas, mais il m'emboîte le pas. Je lui semble paumée avec le visage dégoulinant de pluie. Il m'aborde. Il s'appelle Michel. Il a vingt-cinq ans. Nous parlons un peu. Je prétends avoir seize ans. Je dis que je suis en seconde alors que je suis en quatrième.
Je lui raconte ma solitude mon sentiment de n'être pas aimée et mon envie de mourir si je ne peux pas vivre mes désirs ! Notre-Dame veille sur moi. Son éclairage dessine, dans la nuit, des Quasimodos transformés en Cupidons endimanchés. Je grelotte. Michel me prête sa veste. L'île de la Cité ouvre pour moi la porte des Mille et une Nuits. Les flèches des anges éclatent sur l'eau comme des pétards mouillés et la pluie les transforme en serpentins qui dansent entre les reflets de flammes et de bougies en immersion.
Michel s'arrête. Il me presse contre lui. Sa bouche sur la mienne me ramène à la vie, me réanime, m'insuffle un torrent d'étoiles qui m'inonde de sensations nouvelles et me révèle une grotte prête à s'ouvrir.
- Tu es belle ! J'ai envie de faire l'amour avec toi me chuchote-t-il à l'oreille.
De m'être vue belle dans ses yeux me protège contre les blessures. Je ne sais que répondre, alors je ne dis rien. Il pense que mes parents vont me faire rechercher. Lequel de nous deux est le plus en danger ? Il me conseille de rentrer. Si je le souhaite, je peux le revoir, mais pas en fugue. Il m'indique un café, rue des Écoles où je pourrais le trouver. C'est imprécis. Ça ne fait rien. Je sais bien que nous ne reverrons pas.
Je prends le métro et le bus pisseux qui zigzague dans une banlieue castrée. J'ai oublié Zbonco. Ils pourront dire ce qu'ils voudront, mes parents. Jamais ils ne m'enlèveront ce souvenir. Pour un premier baiser, je ne pouvais rêver plus grandiose que l'île de la Cité. Manque plus que la musique de circonstance vaguement romantique, un film en noir et blanc, entre pluie de lumière et reflets. Plus fort que : “T’as de beaux yeux , tu sais” avec Gabin et Michèle Morgan ! “Quai des brumes” devient “quai des désirs”.
La fugue a tourné court. Je suis rentrée un peu après dix heures. Les coups sont tombés. "
Martina Charbonnel : La grognasse
Ce livre existe à présent en PDF ainsi que La Toile, Libérez Dieu, l'Etre aimé invisible.
Commentaires