Made in China de Thierry Debroux
Par ordre alphabétique : Sophie DESCAMPS (Lisa), Eric DE STAERCKE (Jean-Pierre), Itsik ELBAZ(Philippe), Fanny DUMONT(Sophie), Adrien DRUMEL (Nicolas), tous excellents.
Cinq dégustations étoilées de comédiens confirmés attendent le spectateur dans la création de Thierry Debroux, une pièce d’une écriture provocante et d’une facture très enlevée et à la fois, très proche du vécu : C’est « Made in China ». In China seulement ? Ou globalement, pour l’ensemble de la planète ? N’attendez nulle générosité, ou convivialité : les personnages évoluent « dans un livre qui a commencé à être écrit en Europe et dont le dernier chapitre s’écrit en Chine. » C’est une analyse sans concessions de l’évolution contemporaine du capitalisme et de son implacable dérive, à moins que nous ne corrigions cette évolution.
La voie du Milieu, le Tao devrait être celle de la sagesse, mais qui, à l’heure actuelle, se préoccupe encore d’être sage ? Ici c’est la rage arriviste qui prévaut à tous niveau, le péché capital de convoitise ; GREED, disent les anglais. Thierry Debroux met en scène une société irresponsable et déréglée qui fait fi de l’humain, seule sa productivité sans bornes importe. Même les sages préceptes de Confucius sont mis à profit et détournés de leur vérité. Une femme glaciale et blonde. Lisa « call me Lisa » totalement maîtresse du jeu, va organiser une véritable guerre des nerfs. Elle annonce à trois cadres supérieurs qu’ils vont être soumis à une semaine de tests individuels et collectifs afin de choisir celui qui, possédant « les meilleurs qualités d’adaptation au changement et à un monde inconnu », occupera un poste fort convoité à Shanghai. Les trois hommes ont PEUR et d’hommes libres, ils vont devenir esclaves.
Il y a Nicolas, un jeune loup aux dents longues, Philippe, un stressé de la mort (qui tue) et Jean-Pierre, « un homme qui n’a jamais fait son âge », pourvu d’une grande expérience. Les personnages sont à la fois très typés et bien nuancés, au sein d'une intrigue socio-économique d’une cruauté qui n’est pas sans rappeler le film « On achève bien les chevaux *». Le suspense est omniprésent, tout autant que le traitement paradoxalement multi-comique, de la situation. Un procédé qui a pour effet de rehausser le caractère tragique du ballet qui va se dérouler.
Parfois la révolte gronde mais les lâchetés, trahisons, bassesses en tout genre, ou les hypocrites soumissions, sont les piètres moyens utilisés par ces hommes affolés pour accéder à la reconnaissance et à la promotion. La trouille fait accepter n’importe quoi. Sophie DESCAMPS incarne magnifiquement Lisa, le personnage de DRH dont les méthodes participent du harcèlement moral et/ou sexuel... On assiste, effarés, au broyage méticuleux des candidats, enfermés dans le piège de la compétition. Par d’hypocrites flatteries ou de pénibles dévalorisations, Lisa les déstabilise avec un cynisme débridé et les manipule les uns après les autres. Ses chantages successifs ont toutes les chances de réussir car elle connait tout de leur vie privée, exploitant chaque faille à la limite du sadisme. Elle a engagé pour la seconder, leur collègue et amie Sophie qui connait tout d’eux, ou presque. Sophie, heureuse d’éviter le licenciement virant totalement de bord, se calibre sur Lisa et va noter scrupuleusement paroles, faits et gestes de chaque candidat. Le personnage est très bien étudié et ...l’histoire se complique. A vous d’aller l’apprécier, cela vaut vraiment le détour ! La mise en scène et la scénographie, très intelligentes, sont signées Peggy THOMAS et Vincent BRESMAL.
«* They shoot horses, don’t they ? »
http://www.theatreduparc.be/spectacle/spectacle_2013_2014_005
Commentaires
Malgré son titre, Made in China, la pièce de Thierry Debroux, n’a rien d’une contrefaçon, d’un produit bas de gamme fabriqué au rabais par du personnel sous payé. Comédie grinçante, ce spectacle est fait d’une solide et durable étoffe, loin du polyester qui perd ses couleurs au bout de trois lavages.
C’est une expérience étrange que celle de rire à profusion sur un thème aussi grave : l’univers impitoyable de l’entreprise et le stress au travail qui conduit certains employés au suicide. C’est de cela que traite l’auteur, et directeur du Théâtre du Parc, en nous plongeant au sein d’une société de traitement des déchets sur le point de délocaliser ses activités en Chine.
Lisa, RH aux dents longues, est désignée pour choisir qui de Jean-Pierre, Philippe ou Nicolas sera choisi pour déménager à Shanghai et former les employés chinois. Ses méthodes sont pour le moins douteuses, entre exercices de kendo, séances de karaoké et improvisations verbales glissantes. Pour l’aider dans sa tâche, elle s’allie à Sophie, secrétaire de l’entreprise, prise en étau entre le choix de jouer les collabos avec ceux qui tiennent le pouvoir et celui de soutenir des collègues de longue date.
L’ambiance s’annonce ultra tendue, érigeant les candidats les uns contre les autres : Philippe, dépressif ultra anxieux, Jean-Pierre, quinquagénaire désabusé, et Nicolas, jeune loup sans scrupule. C’est justement cette tension qui exacerbe l’ironie des dialogues, provoquant des explosions de rire parmi un public qui ne sait plus sur quel pied danser. Les digressions d’untel sur les mouches trompe-l’œil inventées par les fabricants de pissotières pour inciter les hommes à viser juste dans la cuvette, les tics nerveux de tel autre qui se ridiculise toujours un peu plus, et le cynisme sans frontières du dernier, mâtinant ses attaques d’humour acerbe, vous font chavirer dans la rigolade avant de vous faire vous pincer les lèvres d’avoir ri si jaune.
Chapeau donc à Thierry Debroux pour cette ambivalence curieuse qui vous berce dans des états étranges, pour ses allusions subtiles aux dérives de nos comportements sociaux, pour les questions qu’il suscite sur ce que nous sommes prêts à sacrifier sur l’autel de la sécurité de l’emploi, et les doutes qu’il distille sur le soi-disant miracle économique chinois.
Mention aussi à Peggy Thomas qui met en musique avec rythme et aisance ce vaudeville amer, dirigeant des comédiens (Itsik Elbaz, Eric De Staercke et Adrien Drumel) impeccables de dérision et d’humanité étouffée sous des paquets de faux-semblants. Sophie Descamps et Fanny Dumont sont d’intraitables exécutantes, dont la dureté cache mal le manque d’affection.
Enlevé, précis, légèrement décalé, Made in China bouleverse notre vision du travail pour soulever le voile sur ses zones d’ombre : les mises au placard, le harcèlement moral et une économie de marché qui broie sans vergogne les individus. Solaire et noir !
CATHERINE MAKEREEL
(édition du 14/05/2014)