"Normandie"
Le vent porte la musique de l’orgue à plusieurs kilomètres à la ronde. Les arômes de barbe à papa, de croustillons, de pommes d’amour se mélangent et font saliver les papilles.
Les chevaux de bois montent et descendent au rythme du manège.
« Approchez, approchez, messieurs dames ! » s’écrie le propriétaire du carrousel.
Manon a tout juste seize ans. Les mille lumières de la fête foraine scintillent dans ses yeux menthe à l’eau. Un jeune homme soigné, au sourire de prince charmant, se penche vers elle :
« Un petit tour de manège, mademoiselle ? »
La belle met le pied gauche dans l’étrier et lance la jambe droite par dessus l’animal. Aussitôt, la
quarantaine de chevaux sculptés et les deux chariots dorés s’ébranlent ; le plateau circulaire
commence sa rotation. L’orgue limonaire entame une valse de Strauss. Au plafond du manège, des angelots folâtrent parmi les fleurs et les oiseaux ; ces peintures masquent la mécanique qui actionne la machine. Le jeune-homme constate qu’il est difficile de voler un baiser à la jeune-fille quand l’un des chevaux de bois monte alors que l’autre descend ! Au tour suivant, il la guide dans un chariot, à l’abri des regards...
Manon a compris son manège, mais elle a hâte de voir s’il en vaut le coup !
Aujourd’hui, cela fait quarante ans...Avant de lui donner un baiser doux et chaud, au goût de
chausson aux pommes, il lui a murmuré en se penchant vers elle : « Je t’aime, toi ! »
Trois mots et le trouble de toute une vie...
Aujourd’hui, les chevaux de bois sont abîmés et fatigués.
Mais, même si certains sont remisés dans un vieux hangar, attendant une réparation pour une mise aux enchères, ils la font toujours rêver...Elle ferme les yeux, pour voir si leur amour tourne et tourne encore ; ça lui met le cœur à l’envers et la tête dans les nuages...Tournez, tournez, beaux chevaux de bois...Tournez, tournez; dans ma tête et mon cœur, c’est pour toujours...
Suzel Swinnen
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