Musique & images ou méditation sur le Monde ? Le 2 juin 2013, Rémi Geniet gagnait à 20 ans le deuxième prix du Concours international Reine Elisabeth à Bruxelles, une consécration pour un aussi jeune soliste ! Nous le retrouvons avec grand plaisir au festival de Lille piano(s) 2015, parmi les jeunes musiciens qui joueront l’intégrale des concertos de Bartok à l’occasion de la célébration des 70 ans de la disparition du compositeur austro-hongrois, l’une des lignes maîtresse de ce festival. Rémi Genieta été choisi pour interpréter le Premier Concerto, Kotaro Fukuma (lauréat du Concours de Cleveland en 2003) pour le deuxième, et Béatrice Rana (lauréate du concours Van Cliburn 2013) pour le troisième. Trois moments-clés de cette fête de l’intelligence musicale et de la convivialité.
Dans ce premier concerto de Bartok, Rémi Geniet se transforme d’emblée en un créateur énergique d’images cosmiques et sensorielles. Figure dantesque semblant émerger des cercles de l’enfer, il apparaît ensuite comme un démiurge calmant la tempête, puis creusant des gouffres abyssaux dans un paroxysme de tournoiements musicaux. Les cuivres prophétiques annoncent le tableau d'un soleil mort. Son deuxième mouvement participe à la même puissance évocatrice. C’est le temps cette fois qu’il semble avoir apprivoisé et emprisonné dans les battements d’une horloge invisible. Ses lents arpèges descendants suggèrent-ils le retour aux premiers jours de la Genèse ? Une recherche inconsciente de paradis perdu ? Sa lecture du concerto est à la fois limpide et sauvage. Imagée et vibrante. Le troisième mouvement ressemble à un affrontement des pulsions de vie et de mort. Les cors et les flûtes s’emballent et l’effervescence créatrice du pianiste s’affirme encore. On est en face de la liberté échevelée du principe créateur / L’être contre le néant. En toute discrétion, le jeune artiste, soucieux de préserver son intimité et son mystère, se retire et ne se disperse pas en saluts mondains, laissant la place, comme dans un esprit de continuité du programme, à Wilhem Latchoumia un géant d’humanité musicale, présent déjà au même festival l’année dernière, qui interprétera “The Age of Anxiety” la Symphonie n°2 de Bernstein.
Cette symphonie jazzy pour piano et orchestre est une vraie découverte. Elle est accompagnée par la projection simultanée d'une sélection d'œuvres choisies parmi les 99 esquisses du peintre Alexander Polzin illustrant des extraits du poème épique psycho-historique de W.H Auden « The age of Anxiety ». La rencontre bouleversante des arts plastiques, de la musique et du verbe sera un des points forts récurrents de cette édition 2015, marquée par une grande recherche de profondeur et d’intensité.
Les instruments font écho aux battements des phrases anglaises rythmées par la scansion épique, et en même temps semble générer le fondu enchaîné des différentes images. Le message du poème tend à démontrer que des protagonistes étrangers les uns aux autres (les musiciens ? le public? les uns et les autres ?) ne peuvent trouver de réconfort qu’en cultivant la sympathie, l’amour mutuel, ne fût-ce qu’au hasard d’une rencontre éphémère. Le poète exilé aux Etats-Unis en 1939 a écrit cette œuvre pour mettre à jour l’horreur génocidaire nazie et pour sonder et contempler le tréfonds de la conscience humaine. Mais l’ennemi une fois vaincu, la guerre terminée, restera toujours la peur. Et nous, nous connaissons-nous suffisamment pour discerner les manipulations de nouveaux Barbares ? A vous de choisir leurs dénominations. W.H Auden accusait le profit, le mensonge, le progrès! «The knowlege is not essential » « Lies and lethargies police the world in its periods of peace! » Les mots, les images et les sons s’enchaînent inexorablement, laissant des traces d’amères intuitions, de vestiges de bonheur perdu, d’illusions envolées, d’inéluctables et tristes répétitions historiques.
“In the higher heaven, ageless plans” ”The hungry are eating their boots” ”In the numb North there are no more cradles” ”The sullen South has been set on fire” “In the wild West they are whipping eachother!” ”No soul is safe!” ” Unequal our happiness “ ”In peace or war, married or single” « Many have perished, more will! »
Des mots soulignés et illustrés avec la passion de couleurs musicales presque fauvistes de Wilhem Latchoumia, le visionnaire. Il semble instinctivement parvenir à incarner tour à tour, les quatre protagonistes allégoriques du poème : l’intuition, la sensibilité, les cinq sens et l’intelligence. Un tour de magie, qui donne du corps aux esquisses diaphanes et sombres et disloquées de Polzin. Une façon de transmettre des émotions sur le vif, et en temps réel, au rythme mutuel de la perception. C’est de la traduction musicale simultanée et en plusieurs langues à la fois, tant sa palette musicale est complexe, différenciée et évidente. On est spectateur de cette musique fascinante et en même temps aspiré comme partie prenante de l’expérience. A la fois sur la rive et au cœur du fleuve de perceptions. Le flux entre le compositeur et le chef d’orchestre, tout d’abord, entre celui-ci et le pianiste ensuite, puis avec le poète, le peintre et un public subjugué, a merveilleusement fonctionné. "Fluxé " a-t-on envie de dire, si l'on ose le néologisme!
http://www.lillepianosfestival.fr/juin_2015/samedi/spectacle_07.php