Sauvage : dessus-de-porte en grisaille de la salle à manger de l'Empereur (palais de Compiègne).
Piat Joseph Sauvage (1744-1818) est un peintre belge oublié. Dessinateur habile, portraitiste apprécié, il se fera connaître comme peintre de cour, d'abord à Bruxelles, puis à Versailles auprès de Louis XVI. Mais c'est comme décorateur, maître du trompe-l'oeil en grisaille qu'il retient surtout l'attention. Il ornera ainsi la chapelle du château de Saint-Cloud, le théâtre de Chantilly (tous deux détruits à la Révolution), les palais de Fontainebleau et de Compiègne, la cathédrale de Tournai, sa ville natale.
Offrons-nous une digression. Pour mettre la peinture en général, le trompe-l'oeil en particulier, en perspective, il faut bien remonter à l'Antiquité...
Piat Joseph Sauvage : Anacréon
(poète grec ; dessus de cheminée de la salle à manger de l'Empereur, Compiègne).
Pour Parrhasios "la ligne de contour doit à la fois se clore sur elle-même et aller en mourant de manière à faire croire qu'il y a autre chose derrière, à montrer aussi ce qu'elle cache..."
... et le meilleur cicérone pour cela reste bien Pline l'Ancien.
Le vieux magister nous rapporte tant d'anecdotes... comme celle opposant Zeuxis (ca -464/-398) à Parrhasios (ca -460/-380).
"Zeuxis avait peint des raisins, avec un tel bonheur qu'attirés, des oiseaux volèrent à tire-d'ail vers l'estrade du peintre."
Magistral tour de passe-passe qui laisse bec bée.
Devant un tel miroir aux alouettes, Parrhasios ne se laissa pas démonter. "Alors Parrhasios représenta un rideau si exactement que Zeuxis, que le verdict des oiseaux avait rempli d'orgueil, perdant patience, demanda qu'on enlève ce rideau pour montrer enfin le tableau ; quand il eut compris son erreur, il accorda la victoire à son rival avec une noble humilité, parce que, s'il avait fait illusion aux oiseaux, Parrhasios, lui, avait fait illusion à l'artiste en personne !" Mais Zeuxis n'en resta pas là. "Il peignit par la suite un petit garçon portant des raisins ; là aussi, les oiseaux vinrent voleter tout près et Zeuxis, furieux contre son oeuvre, s'avança solennellement et déclara qu'il avait mieux peint les raisins que le petit garçon car s'il l'avait rendu à la perfection, sa présence aurait dû faire peur aux oiseaux."Il faut croire pourtant que Zeuxis ne fit pas piètre figure car, lorsqu'il représenta la belle Hélène, Aristide put écrire : "C'est la même chose d'avoir peint cette Hélène que pour Zeus de l'avoir engendrée."
Avec sa gueule de peintre grec, l'orgueilleux Parrhasios, qui peint un "Hoplite courant au combat qu'on croit voir transpirer et un Hoplite rendant les armes, qu'on croit entendre haleter", est décidément un lutteur vindicatif :
"Dans un concours de peinture qui avait eu lieu à Samos, sur le sujet suivant : Ajax et le jugement des armes, Parrhasios, classé second derrière Timanthe, se plaignit de souffrir à l'instar du héros parce que c'était comme si, une nouvelle fois, en sa personne, Ajax avait été vaincu par un homme qui ne le valait pas."
Cruelle incertitude de l'art... Derrière le tableau se cache la vanité.
Autre maestro du 4e siècle avant Jésus-Christ, Apelle de Cos.
"Apelle a peint des portraits d'une ressemblance si parfaite que le grammairien Apion, dans un texte, explique que des spécialistes de la divination par le visage pouvaient, en les voyant, dire le nompbre d'années qu'il restait à vivre aux modèles ou la durée de leur vie, s'ils étaient morts." Voila qui est visionnaire, qui range la peinture au rang des arts divinatoires... Trompe-l'oeil et trompe-la-mort ! trop fort !
Apelle, "c'est lui aussi qui exposait ses oeuvres achevées à la vue des passants, sur une terrasse : dissimulé derrière un tableau, il les écoutait parler des défauts qu'ils leur trouvaient, estimant que le public était meilleur juge que lui-même. On raconte qu'un cordonnier, un jour, blâma l'oubli d'une lanière sur la face interne d'une sandale d'un personnage. Apelle corrigea l'erreur. Le lendemain, enhardi par l'efficacité de sa première intervention, l'homme émit une critique à propos de la jambe. Alors Apelle bondit de sa cachette et indigné, déclara à son détracteur qu'"un cordonnier ne devait pas juger au-dessus de la sandale."" Expression devenue proverbiale.
Il est temps de retomber sur nos pieds pour revenir à Piat. Chassez le Sauvage il revient à la galerie et aux grisailles.
La grisaille, connue dès l'Antiquité pour imiter le marbre, atteint des sommets dans l'illusion optique aux revers des retables, notamment chez Van Eyck. Volets refermés, formant diptyque, le fidèle peut s'y recueillir comme devant des statues.
Ces camaïeux de gris renaissent avec Jakob de Wit (1695-1754) et connaissent une grande vogue sous forme de bas-reliefs imitant la sculpture à la perfection, mais remplaçant souvent des tapisseries démodées.
De Wit introduisit ainsi les witjes (blancs) dans de nombreux monuments. En France particulièrement, on ne compte plus dessus-de-porte, trumeaux et panneaux ainsi décorés.
Dessus-de-porte (château de Champs-sur-Marne ; Christophe Huet ,1700-1759, ?).
A la suite de De Wit s'illustreront Marten Josef Geeraerts (1707-1791), Piat Joseph Sauvage donc, qui fut son élève, Dominique Doncre (1743-1820), maître de Louis-Léopold Boilly (1761-1845), peintre et graveur, qui inventa aussi des instruments d'optique et des vernis, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792)...
Sans oublier Jean Siméon Chardin (1699-1779). "Ce Chardin pourquoi prend-on ses imitations d'êtres inanimés pour la nature même ? C'est qu'il fait de la chair quand il lui plaît.", Diderot.
Ou Jean-Baptiste Oudry (1686-1755). "Vous souvenez-vous de deux bas-reliefs d'Oudry sur lesquels on portait la main ? La main touchait une surface plane ; et l'oeil, toujours séduit, voyait un relief ; en sorte qu'on aurait pu demander au philosophe lequel des deux sens dont les témoignages se contredisaient était un menteur." (id.).
Grisailles. Modulant les ombres et les lumières, perspectives, contrastes et clair-obscurs, pour donner à ces monochromes des jeux qui troublent nos sens.
Soulages, à sa manière, saura s'en souvenir. Outrenoir... gardons également en mémoire que Zeuxis "peignit aussi des monochromes blancs."
Quant à Sauvage, issu d'un milieu ouvrier, sa situation enviée de peintre de cour ne le détourna pas des idées progressistes qui l'amenèrent à participer activement à la Révolution.
Puis, comme Carrier-Belleuse et Rodin après lui, il travailla pour la Manufacture de Sèvres de 1804 à 1817 . Aussi je ne résiste pas à faire ce petit parallèle :
Les Eléments (vase, détail de la frise, porcelaine, Carrier-Belleuse et Rodin pour la Manufacture de Sèvres).
L'imitation d'un bas-relief antiquisant atteint ici sa plus belle expression.
Tous ces maîtres ont poussé si loin la virtuosité dans le trompe-l'oeil que bien évidemment on ne les voit plus ! Et ainsi, du moins pour ceux qui si sont spécialisés, retombèrent dans l'oubli ! Sauvage, pour ne prendre que lui, est passé dans le gris de l'histoire. Au mieux cité, ce fils de vitrier est aujourd'hui complétement opacifié. Il fallait bien le réhabiliter un peu.
Bon... je me suis égaré en route, emboîtant les époques dans des histoires à tiroirs. Mais après tout, sur un tel sujet n'avais-je point licence de construire ce billet en trompe-l'oeil ?
Michel Lansardière (texte et photos).