DU CIEL INTERIEUR A LA CHAISE HUMAINE : L’ŒUVRE DE NEGIN DANESHVAR-MALEVERGNE
Du 01-02 au 25-02-18, l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart 35, 1050 Bruxelles) propose une exposition divisée en deux thématiques, consacrée à la photographe française, Madame NEGIN DANESHVAR-MALEVERGNE, intitulée : LES CIELS INTERIEURS et LA THEORIE DE LA CHAISE, laquelle s’avère être une réflexion complexe sur la condition humaine.
Illustrer une humanité prise dans ses propres problématiques par le biais de la photographie. Voilà une tâche considérable! Surtout si l’on limite la photographie au reportage d’actualité montrant souvent une humanité en guerre, s’entredéchirant dans la tragédie quotidienne. L’optique abordée par cette exposition nous montre une vision de la tragédie totalement différente.
Comme le titre l’indique (LES CIELS INTERIEURS), il s’agit de l’extériorisation des ciels appartenant essentiellement au for intérieur de l’artiste, lesquels prennent leur source dans l’humanité pour s’y réfléchir. Ces ciels sont ceux de l’Homme Elémentaire aux prises avec l’essence même de sa condition. Cette condition est savamment soulignée par une esthétique oscillant entre cinétisme et surréalisme.
Ces œuvres, s’il fallait les analyser d’un point de vue cinématographique, seraient des « fondus enchaînés avec double (voire multiples) exposition ». A’ un point tel que plusieurs plans se superposent, comme pris à travers un prisme posé sur l’objectif de la caméra. L’élément surréaliste apparaît dans les vues du ciel, d’un bleu « Magritte » parsemé de nuages lourds. Au fur et à mesure que le regard se rapproche de la composition, le visiteur se rend compte qu’il n’y a pas de « centre » à proprement parler. Car tout est, pour ainsi dire, « barré » par d’autres plans : en réalité, un plan barre l’autre dans une transparence englobant toutes les données pour aboutir vers une complexité sémantique faisant œuvre de totalité. Le jeu sur les nuages est une constante de l’artiste, au point de provoquer des aperceptions. Mêlé à un océan de cumulus, une forme étrange émerge lentement au regard. Une forme, à première vue, indéfinissable que l’on pourrait aisément prendre pour les plis d’une robe.
En réalité, l’artiste a incorporé les plis d’un drap blanc, ajoutant une part de mystère à ce magma nuageux. (LES CIELS INTERIEURS-n°1-80 x113-argentique sur papier RC satiné)
Ces compositions acquièrent leur force plastique en superposant, en outre, cadre sur cadre, dans une même transparence. Cette superposition confère à l’œuvre, non seulement une dimension de nature cubiste, combinée à cet univers diaphane se perpétuant encore plus lorsque tout se joue sur un arrière-plan d’un noir absolu. Mais encore il renoue, plastiquement, avec une technique usitée dans les trente premières années du siècle dernier, à savoir le « collage ». Superposés en fondus enchaînés avec multiples expositions, le drap blanc (évoqué plus haut) se confond avec le blanc des nuages, eux-mêmes occultés par l’image fantomatique d’une façade présentée en diagonale dans toute sa force. Cette façade est, selon l’artiste, une image de la modernité devant servir d’équilibre tant au point de vue humain que politique et économique mais le fait qu’elle soit floue fait que le visiteur reste dans l’incertitude du devenir humain. La conception plastique de l’espace composé de figures géométriques à l’intérieur d’une multitude de cadres superposés, traversés par une série de stries a pour effet de « soutenir » la composition par des « échafaudages », renforçant précisément cette nature à la fois diaphane et cubiste évoquée plus haut. Néanmoins, rapportés à la mythologie personnelle de l’artiste, ces stries (des câbles à haute tension) barrant le ciel représentent les obstacles que nous impose l’existence et qu’il faut dépasser. L’artiste nous avoue qu’à la vue d’un ciel bleu barré par ces câbles, l’idée d’intituler cette thématique CIELS ENCHAINES lui a traversé l’esprit. D’une image, elle n’attend aucun émerveillement mais bien le besoin impératif de la concevoir, en la réinterprétant tant dans la forme que dans le sens.
A côté de cet ensemble enlevé par un surréalisme vital, se dessine également une voie essentiellement cinétique. Il s’agit d’un cinétisme renouant à la fois avec les effets lumineux produits par l’aventure expérimentale cinématographique du cinéma muet ainsi que des constructions géométriques à la Vasarely.
(LES CIELS INTERIEURS n°7-80 x 110 cm-argentique sur papier satiné)
Le cadre engendre le cadre : à partir de la base s’élèvent quatre cadres.
La base (elle-même servant d’arrière-plan à la totalité de la composition) est irradiée par le premier effet lumineux.
Un second cadre, entre l’intérieur d’un autre cadre intermédiaire portraiturant un ciel gris, prend son essor, dans lequel un deuxième effet lumineux apparaît. Un troisième cadre montrant un ciel orageux laisse deviner le soleil. Enfin, le ciel gris pluvieux servant de quatrième cadre, comprenant les deux autres, termine la composition. Ce dernier cadre est strié de droites, en diagonale. Les sources lumineuses irradiant l’arrière-plan d’un noir intense, rappellent les jeux de lumière réalisés par le cinéma expérimental des années ’20, tant par l’intensité lumineuse que par la forme des faisceaux de lumière déployés dans l’espace de l’image.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, à côté de ce cinétisme cinématographique primitif, figure également des références manifestes avec le cinétisme essentiellement géométrique à la Vasarely. (LES CIELS INTERIEURS n°8-80 x 110 cm- argentique sur papier satiné).
Dans cette œuvre, géométrie et cinétisme se superposent. Et, pour la première fois (dans le cadre de cette première thématique) l’artiste s’accorde la liberté de jouer avec les couleurs. Des couleurs vives, de surcroit, telles que le rouge (en dégradés), rappelant à la fois par le chromatisme ainsi que par la structure de la forme, la calligraphie cinétique de Vasarely.
Avec cette artiste, peinture et photographie se confondent. Le socle de l’œuvre est incontestablement la photographie. Néanmoins, des traits à la fois fins et épais, comme chargés de matière, viennent strier la composition. (LES CIELS INTERIEURS n°3-80 x 110 cm-argentique sur papier satiné)
Le ciel, envisagé en contre-plongée, est pris de telle façon qu’il se présente comme cadré en plan. Le ciel est face à nous et non au-dessus de nous. Le visiteur est confronté à une vision frontale de l’Ether. Il ne se sent pas dominé par ce dernier. Dans l’Histoire de l’Art, et ce à la suite des diverses mythologies, le ciel est avant tout la demeure du divin. Non seulement le ciel nous domine mais il nous observe et nous juge. Ici, nous ressentons l’emprise directe de l’artiste sur l’élément ouranien. Si la terre est invisible, cela ne signifie aucunement qu’elle n’existe pas, car cet espace bleu, tant et tant de fois traité, symbolise l’Etre dans toute sa perfectibilité. Ces traits striant la surface, évoqués plus haut représentant les obstacles existentiels à franchir, en sont la preuve.
Abordons, à présent, la deuxième thématique de cette exposition, à savoir LA THEORIE DE LA CHAISE.
Même si, d’un point de vue plastique, les œuvres sont d’une autre nature, la philosophie de cette seconde thématique rejoint la première dans sa dialectique.
Cette thématique est animée par la notion de la déconstruction ou si l’on veut, de la construction déconstruite.
De l’ensemble vivant déstructuré tombant en ruines, la chaise acquiert ici une dimension anthropologique mise en exergue par l’élément psychanalytique : la chaise humaine se démultiplie, se dédouble, s’atomise, se dissout en s’anéantissant dans un chromatisme terne : (LA THEORIE DE LA CHAISE n°7-40 x 60 cm-argentique sur papier satiné).
Remarquons, d’emblée, l’importance de la position « debout » de la majorité des « personnages » (car la chaise revêt ici la dimension, spirituelle et physique, de l’Homme). Même en perte d’équilibre, la chaise se dresse tel un bouclier de Résistance. A l’instar de cette composition, la chaise bouge debout, presque sur une corde raide, dans un chromatisme symbolisant sa propre détresse tout en affirmant sa volonté de résister. Cette théorie dont l’humanisation de la chaise se veut l’exemple, se révèle être un discours sur la philosophie de l’image. Sur sa surconsommation sans esprit critique de la part de ceux qui la reçoivent, les aliénant de leur intelligence innée. Résister à cela, à notre époque hyper médiatisée et à tous les dangers qu’elle comporte (vitesse de la réception du produit iconique, violence de ses propos…), permettra à l’esprit humain de rester debout.
Néanmoins, l’œuvre ne se cantonne pas dans une tristesse chromatique, elle se dynamise également dans des couleurs fauves, appuyant ainsi ce jeu de construction-déconstruction cubique, à l’instar d’un Braque (LA THEORIE DE LA CHAISE n°8-40 x 60 cm-argentique sur papier satiné)
Cette chaise est l’image d’une humanité vulnérable qui s’est perdue et se (re)cherche dans chacun des fragments qui se disloquent de son corps.
Ce qui témoigne de l’implication de l’artiste dans l’héritage ainsi que dans l’évolution de l’histoire de l’Art consiste dans le fait que le visiteur est pris à témoin de l’abolition de la frontière visuelle entre la plastique du tableau et le relief de la photographie dans la construction d’une œuvre « totale ».
L’écriture demeure la même : le cadre engendre le cadre, reprenant chaque élément de la chaise en tant que donnée objective, par toute une série d’attributs « physiques » la composant (tels que le dossier démultiplié) (LA THEORIE DE LA CHAISE n° 2 et 3-40 x 60 cm-argentique sur papier satiné).
Mais, à y regarder de près, construction, déconstruction ne sont-elles pas, en dernière analyse, l’amorce d’un même acte? Un acte que l’artiste applique à la modernité comme un appel, voire une stimulation à faire triompher l’humain, pris comme une dynamique évolutive devant passer par tous les stades pour se retrouver. Néanmoins, même si cela s’accorde à une esthétique contemporaine, cette démarche appartient, en définitive, à tous les siècles. Car si l’Homme a un destin, c’est précisément celui de se renouveler.
Et se renouveler sous-entend se déconstruire pour se ressouder à nouveau, riche d’expériences vécues. Le traitement que l’artiste apporte à l’œuvre efface définitivement toute différence entre la photographie et la peinture. Les notions de « paysage » et de « portrait » demeurent présentes. Le paysage se révèle à travers l’univers surréaliste de l’artiste, symbolisant ses diverses facettes oniriques. Le portrait se distingue par la mise en exergue d’une série d’états d’âme.
L’art numérique s’est, depuis maintenant des années, extrêmement bien implanté dans la sphère des techniques artistiques.
Par le passé, il se cherchait en ayant tendance à aborder des sujets figuratifs réfléchissant, notamment, son intérêt pour la science fiction, le cinétisme ou le conceptuel.
Avec cette artiste, nous entrons de plein pied dans la réflexion humaniste, entreprise comme exploration d’un intime prenant sa force aux sources mêmes du questionnement. De ce point de vue, elle donne à l’art numérique ses lettres de noblesse. Car c’est grâce à des personnalités comme la sienne que cette forme artistique atteint des sommets d’expression. Encore étudiante, elle superposait des diapositives pour arriver à un résultat sans comparaison aucune avec ce qu’elle réalise aujourd’hui. Déjà en gestation, l’idée s’est pleinement concrétisée avec l’arrivée du numérique. Et pourtant (est-ce conscient ou non?) il y a un héritage artistique dans ce qu’elle crée, tel que les collages du début du 20ème siècle, l’association au cubisme de Braque ou les effets lumineux du cinéma muet expérimental, évoqués plus haut.
L’artiste a obtenu un Doctorat d’Etat * ès Lettres et Sciences Humaines à la Sorbonne. Elle a enseigné la Littérature comparée et francophone jusqu’en Master à l’Université de Cergy Pontoise tout en se dirigeant vers la recherche et la photographie qu’elle considère comme consubstantielles à son parcours créateur.
En parlant du numérique, il est intéressant de constater que cette branche des arts plastiques ne se contente pas d’une appellation aussi simple que « numérisme » à l’instar du « cubisme » ou du « fauvisme ». Il est constamment précédé du mot « art » comme pour appuyer ses potentialités créatrices.
Sans doute a-t-on voulu attribuer au mot « numérique » une dimension ostensiblement technologique à l’heure où l’informatique trône dans presque tous les domaines. Néanmoins, même si cela était le cas, c’est oublier un peu trop vite que le mot « art » vient du latin « ars » lequel provient intellectuellement du grec « technè » (technique). Il n’y a pas d’art sans technique. Le fait de faire précéder le mot « numérique » par « art » est un pléonasme. L’artiste ne sculpte pas, ne joue pas du pinceau. Elle joue de l’ « ordinateur ». Ce mot, créé en 1955 par le philologue Jacques Perret, renoue avec la phraséologie biblique présentant Dieu mettant de l’ordre dans le Monde, à l’instar de l’artiste mettant de l’ordre et de l’équilibre dans l’image qu’elle conçoit après l’avoir reçue. L’émergence du cadre engendrant le cadre, structurant la première thématique, correspond d’ailleurs à une confusion volontaire entre présent, passé et futur que le visiteur reçoit dans l’immédiateté du contact provoqué par l’œuvre.
L’art, en l’occurrence, numérique se veut avant tout une aventure expérimentale mettant en exergue le but de se démarquer des sentiers battus. Car il n’a jamais été question, du moins pour l’artiste, de noyer une technique des arts plastiques dans le bourbier de la technologie.
L’humanité intense qu’exhale l’œuvre de NEGIN DANESHVAR-MALEVERGNE nous en confère la preuve absolue.
François L. Speranza.
* N.D.L.R:
Doctorat d’Etat ès Lettres (définition)
Le Doctorat d’Etat est l’héritier du doctorat institué par Napoléon qui conférait le plus
haut grade universitaire destiné à accéder aux postes de Chercheur, de Maître de
conférences ou Professeur à l’Université. Il correspondait à un très long travail
approfondi de recherche sur des sujets rares ou peu documentés. N’ayant aucune
correspondance internationale, il disparaît en France vers la fin du 20 e siècle par souci
d’homogénéisation et correspond actuellement à l’Habilitation à Diriger des Recherches
universitaires du niveau Doctorat.
Communiqué par Philippe Malevergne
Une publication
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Signature de l'artiste - Negin Daneshvar-Malevergne
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Focus sur les précieux billets d'Art de François Speranza
L'artiste et François Speranza: interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires au cours des deux derniers siècles
R. P.