Il s'agit des mémoires de Charles Alexis Clérel de Tocqueville (1805-1859), publiés à Paris chez Calmann-Lévy en 1893.
Écrits en 1850-1851 par un homme essayant de mettre de l'ordre dans ses impressions au sortir de la tourmente de la révolution de 1848, ces Souvenirs expliquent l'itinéraire de Tocqueville. A l'évident intérêt historique de ces pages, s'ajoutent les éminentes qualités d'écriture déployées par un écrivain au sommet de son art. Se rapprochant des Mémoires de Retz, ces Souvenirs politiques analysent un rôle et une expérience personnels en même temps qu'ils proposent une vision éclairante des événements, de leurs modalités, de leurs causes et de leur inscription dans une Histoire plus large.
Les trois parties de l'ouvrage (comprenant 5, 11 et 4 chapitres), avec leurs commentaires, notes infra-paginales et marginales, sont consacrées à la révolution de 1848. Des journées de Février à octobre 1849, date à laquelle Tocqueville quitte le ministère des Affaires étrangères du fait de la démission du gouvernement Odillon Barrot, se déroule dans l'ordre chronologique la suite événementielle des dix-huit mois de référence (Février, élections, fête de la Concorde, journées de Juin, etc.). Au récit s'ajoutent des jugements (II, 1), la relation de la candidature de Tocqueville dans la Manche, la description de la vie parlementaire et de ses leaders, celle de l'activité de l'écrivain au sein de la commission de Constitution, la présentation du cabinet auquel il appartient à partir du 3 juin, enfin un panorama de la politique étrangère.
Frappe d'abord l'art du portrait. Ainsi, exemplaire, celui de Louis-Philippe: "Sa conversation prolixe, diffuse, originale, triviale, anecdotière, pleine de petits faits, de sel et de sens, procurait tout l'agrément qu'on peut trouver dans les plaisirs de l'intelligence quand la délicatesse et l'élévation n'y sont point"; ou celui de Louis Napoléon: "Sa dissimulation, qui était profonde comme celle d'un homme qui a passé sa vie dans les complots, s'aidait singulièrement de l'immobilité de ses traits et de l'insignifiance de son regard." Férocité du trait, précision des mots, élégance de la phrase: le regard de Tocqueville se révèle impitoyable dans sa sérénité. Cette attitude désabusée ne s'explique pas seulement par son éloignement du pouvoir. Elle relève aussi d'un jugement général sur les hommes, victimes des événements et du cours des choses, en quelque sorte irresponsables et dépassés par leur rôle.
Quoique rétrospective, l'écriture de Tocqueville maintient l'illusion de la chronique, rédigée au jour le jour par un témoin ou par un journaliste supérieurement informé et clairvoyant. Tout est digne de mention: menus incidents, rencontres, conversations, retenus au nom d'une "âpre curiosité". Les Souvenirs mettent en scène cette passion de voir, dont l'une des marques est la récurrence d'expressions comme "Je descends aussitôt", "Je sentis aussitôt"... Cette boulimie se trouve favorisée par les nombreux déplacements pédestres, promenades autant qu'explorations, à la fois reportages et investissement du lieu parisien auxquels se livre un infatigable arpenteur.
Oeuvre de sociologue autant que d'homme politique, les Souvenirs accumulent les observations. Certes, on peut regretter la quasi-absence de notations sur les réalités économiques, pourtant décisives dans l'évolution de ces quelques mois. Pour Tocqueville, c'est la société, "assiette de la vie politique", qui commande tout. La monarchie de Juillet fut bien le triomphe des classes moyennes, mais, par leur impérialisme, elles détruisirent l'équilibre de cette société, et Louis-Philippe fut l'"accident qui rendit la maladie mortelle". Mais Tocqueville ne croit pas que "le gouvernement républicain [soit] le mieux approprié aux besoins de la France", et l'irruption de la violence le range encore plus du côté de l'ordre, contre un "malade, méchant et immonde", Blanqui, ou un Ledru-Rollin "dépourvu de principes et à peu près d'idées". La dernière partie du livre voit la métamorphose du témoin en acteur. Plus politicienne et apologétique (il s'agit de montrer comment Tocqueville reste fidèle à sa ligne de conduite: servir les intérêts essentiels du pays en s'accommodant d'une situation difficile), elle est aussi plus directement idéologique, et intéresse l'historien, sans perdre pour autant ses qualités littéraires. S'il reste avare de confidences sur son rapport personnel au pouvoir, ses charmes et ses poisons, Tocqueville nous offre une analyse qui, sur le plan politique, soutient la comparaison avec les pages que Marx a consacrées à la même période.