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Les littératures (part I): la littérature de l'absurde

Les philosophies existentielles, les cataclysmes de l'histoire moderne, le sentiment qu'a l'individu d'être jeté dans un monde incompréhensible et dont la représentation échoue par l'inadéquation du langage, telles sont les sources de la vision du monde profondément pessimiste que Camus appelle l'absurde. Le théâtre des années cinquante et soixante, celui de Beckett, Ionesco, Albee ou Pinter, s'en fait l'écho.

 

 

1. À la recherche d'une définition

 

Semper eadem

 

Il n'est pas étonnant que la «génération de l'absurde» soit la nôtre et que nous nous retrouvions, par la grâce d'un livre de Paul Van den Bosch, des «enfants de l'absurde», baptisés dans les fureurs nazies et les fumées d'Hiroshima; des «enfants du bon Dieu» (Antoine Blondin), des «enfants tristes» (Roger Nimier) avec, sur les lèvres, «un certain sourire» de cynisme désenchanté... En effet, chaque génération nouvelle a le sentiment d'être la plus déshéritée; le mal du siècle, à chaque siècle nouveau, recommence. Claudel découvre la première vague exhalation hamlétique dans l'oeuvre d'Euripide, et Eugène Ionesco associe le théâtre de Samuel Beckett aux lamentations de Job sur son fumier.

Comment s'en étonner, puisque l'absurde se manifeste dans un perpétuel recommencement? AlbertCamus déroule, dans Le Mythe de Sisyphe, la chaîne de nos gestes quotidiens, «lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme...» Les générations qui défilent dans La Conversation de Claude Mauriac se relaient pour continuter le même bavardage insipide de l'existence. Les têtes de l'hydre repoussent toujours. Toutes les nuits Estragon est battu, tous les soirs il vient attendre Godot en compagnie de Vladimir, «depuis cinquante ans», c'est-à-dire depuis le commencement du monde. L'absence de changement est la caractéristique même de l'absurde.

 

Le sentiment de l'absurde

 

Mais Vladimir et Estragon n'ont pas conscience de l'absurdité de leur existence. Éveillés, ils sont plongés dans le «sommeil stupide» des «plus vils animaux» dont Baudelaire se prenait à jalouser le sort. Vivant dans l'absurde, ils ne vivent pas l'absurde. Meursault, lui, franchit le pas. Caligula l'a déjà franchi au moment où commence la pièce. En effet, comme le souligne Camus dans Le Mythe de Sisyphe, ce qui est absurde, c'est la «confrontation» de l'«irrationnel» du monde et «de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme».

Il importe moins, alors, d'explorer l'insondable absurde, que d'énumérer les sentiments qui peuvent comporter de l'absurde: la «nausée» qui nous soulève le coeur devant l'automatisme de nos actes, la «révolte de notre chair» à la pensée de la mort dont, par une étrange inconséquence, nos souhaits d'avenir nous rapprochent, etc. Tout commence par une question qui vient rompre la continuité de la chaîne: aussi bien le «Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?» de Pascal que le «Qui suis-je? où suis-je? où vais-je? et d'où suis-je tiré?» de Voltaire, que le simple «Pourquoi?» instinctivement murmuré par l'homme X d'Albert Camus.

 

Le non-sens

 

Pascal possède une réponse et échappe ainsi à l'absurde dont il a seulement voulu faire passer le frisson chez le libertin pour le conduire à l'ultime recours. L'atmosphère absurde ne saurait s'appesantir que sur un homme «coupé de ses racines religieuses ou métaphysiques», comme l'écrit Ionesco dans Notes et contre-notes, un homme «perdu» dont la démarche devient «insensée, inutile, étouffante».

L'absence de cause ou de finalité, le non-sens du monde sont ressentis comme des conséquences de l'absence de Dieu: après Nietzsche, les «enfants de l'absurde» de Paul Van den Bosch ont l'impression que Dieu est mort, «mort de vieillesse». Lucky, pensant tout haut devant Vladimir et Estragon, s'en prend à la «divine apathie», la «divine athambie», la «divine aphasie» d'un «Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua»: un «godot», c'est-à-dire sans doute une dérision de Dieu qui n'est que la figure dérisoire de notre vaine attente de Dieu.

 

 

2. La crise du langage

 

Le paradoxe d'une «philosophie de l'absurde»

 

Il y a quelque audace, et même quelque inconséquence à vouloir exprimer rationnellement l'irrationnel et à user du discours logique pour suggérer l'absurde qui, par définition même, échappe à la logique. Camus s'est, par là même, exposé à de vigoureuses attaques lancées par ceux qu'il avait peut-être engendrés. Caligula reste encore une démonstration bien menée et nous donne peut-être l'exemple extrême d'une tentative littéraire essentiellement paradoxale.

Mais la crise du langage était inévitable, d'autant plus que le sentiment de l'absurde révélait les tares de notre instrument de communication. Cette «cacaphonie», comme disait Julien Torma, est bien absurde puisque l'«on passe sa vie à répéter la même chose. Et pourtant, lorsque l'on meurt, on n'a rien dit, rien» (La Conversation). Dans son essai sur Proust, Samuel Beckett juge que «la tentative de communiquer là où nulle communication n'est possible est une pure singerie, une vulgarité ou une abominable comédie, telle que la folie qui tiendrait conversation avec le mobilier». Et Ionesco conclut: «Les gens sont devenus des murs les uns pour les autres.»

Ce pessimisme est à la fois celui de philosophes du langage (Fritz Mauthner, Wittgenstein), de romanciers (Maurice Blanchot, Louis-René des Forêts), de dramaturges (Beckett, Pinter, etc.). Il pourrait aboutir au silence. Et certains semblent bien près de penser qu'il est, en effet, la meilleure expression de l'absurde. L'Orchestration théâtrale de Fernando Arrabal, l'Acte sans paroles de Beckett réduisent au mime l'expression dramatique.

 

La désintégration du langage

 

Mais il semble plus riche de tenter d'exprimer par un langage désarticulé ou désintégré la désintégration absurde du monde, de l'existence ou du langage. L'évolution de l'oeuvre de James Joyce est exemplaire à cet égard: la confuse masse verbale de Finnegans Wake ne se propose ni d'expliquer ni même d'analyser; elle nous présente le cerveau à nu, les veinules toutes palpitantes du subconscient. Quand Samuel Beckett oblige Lucky à penser en lui ôtant son chapeau melon, il exprime le même phénomène par un symbolisme élémentaire. Dans ce qu'il est convenu d'appeler, depuis l'essai de MartinEsslin, le «théâtre de l'absurde», la désintégration du langage s'opère surtout par appauvrissement. Dans le roman, elle est plutôt le résultat d'une prolifération anarchique.

Il existe une façon inverse de cerner l'absurde par le langage. Il s'agit cette fois, non de se passer de la logique, mais de pousser la logique jusqu'à l'illogisme. Le procédé permet ainsi de découvrir l'une de nos inconséquences, comme dans ce raisonnement d'Ionesco, sorte de syllogisme de l'absurde: «J'ai peur de la mort. J'ai peur de mourir, sans doute, parce que, sans le savoir, je désire mourir. J'ai peur donc du désir que j'ai de mourir.» Appliqué au langage, précisément, le même entêtement s'organise en une véritable chasse à l'absurde dont La Cantatrice chauve est le célèbre résultat: les clichés et les truismes extraits d'une méthode «Assimil», répartis entre deux, puis quatre personnages, deviennent fous en s'enchaînant les uns aux autres; la parole se vide de contenu et dégénère en une querelle où les pitoyables héros se jettent à la figure des syllabes, des consonnes et des voyelles.

On se rend compte que le langage est alors devenu un épiphénomène ou, au théâtre, un geste comme les autres, qui s'intègre tout naturellement au spectacle total prôné par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. La tradition est d'ailleurs au fond fort ancienne, depuis les myroi et les absurdi jusqu'au «nonsense» anglo-saxon.

La littérature de l'absurde s'engage donc dans deux voies complètement divergentes. Les uns, qui sont soucieux de «dire», mettent au service du thème métaphysique de l'absurde les moyens de la description réaliste (les romans de Gascar) ou du discours (le théâtre de Camus). Les autres, qui se préoccupent davantage d'«exprimer», nous mettent en présence d'une création artistique absurde (le monologue d'Ulysse, la prolifération des meubles dans Le Nouveau Locataire), déréglée ou vaine, pour suggérer l'anarchie du monde ou la vacuité de l'existence.

 

 

3. Vers une solution

 

La tentation de l'espoir

 

La tentation est forte pour l'écrivain d'abandonner son rôle modeste de témoin pour se transformer en apôtre. La littérature de l'absurde offre peu d'exemples d'expression pure de l'absurde. Le plus remarquable reste l'oeuvre de Samuel Beckett, obstiné dans son refus de répondre et de conclure, dans sa volonté de recommencement de chapitre en chapitre, d'acte en acte, de pièce en pièce. Au contraire, la philosophie de l'absurde, chez Camus, évolue vers un humanisme de plus en plus chaleureux. Même Le Mythe de Sisyphe ne se contente pas de diagnostiquer le mal: il condamne les faux remèdes, aussi bien le «suicide logique» de Kirolov analysé par Dostoïevski dans Les Possédés que le «suicide philosophique» de Chestov qui, pour échapper à l'absurde, fait le «saut» et s'en remet à Dieu. Bien plus, Camus incline son lecteur vers ses propres recours: le défi, la révolte, la création. Dans un monde sans cause, l'existentialisme sartrien invite l'homme à être «cause de soi». Dans un monde sans but, la philosophie de Camus place en l'homme même la fin de l'homme. «Il faut imaginer Sisyphe heureux», parce qu'il est devenu «maître de son destin»: mais, à supposer que cela soit possible, Sisyphe échappe à l'absurde en donnant un sens à son effort.

Les tâtonnements des héros de Kafka dans le labyrinthe ténébreux du monde prennent aussi un sens, si on veut bien lire Le Procès ou Le Château à la lumière de la correspondance et du Journal. «Je tente toujours de communiquer quelque chose qui n'est pas communicable, et d'expliquer quelque chose qui n'est pas explicable», écrivait Kafka. Si, derrière cette quête de l'absolu, se profile l'impossibilité pour cet absolu de se communiquer à l'homme, le fait même de la quête demeure. L'arpenteur reprend chaque matin le chemin du château parce que ce cheminement même a pris les proportions d'une éthique. Comme l'a judicieusement noté Albert Camus, ici, parce que «l'absurde est reconnu, accepté, l'homme s'y résigne et, dès cet instant, nous savons qu'il n'est plus l'absurde». L'exploration de l'absurde a abouti à un exorcisme véritable.

 

Littérature salvatrice

 

Faut-il en conclure qu'il y a une fonction cathartique de la littérature? S'emparant de l'absurde, ou bien elle se contente de l'élucider, et par là déjà elle le domine, ou bien elle l'élimine au terme d'un corps à corps. Plus sournoisement encore, elle l'évince par les sortilèges qui lui sont propres: la lente infiltration du langage prépare une communication qui est déjà une remontée de l'angoisse, l'esquisse d'un rapprochement (comme celui du colporteur et de la bonne dans Le Square de Marguerite Duras), le retour à un fonds primitif (rêvé par Artaud, par Ionesco ou par Albee); ou bien, tout simplement, elle crée une distance et, malgré qu'on en ait, une distraction qui nous éloigne de l'absurde ou l'éloigne de nous.

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