"Les géants de la montagne", texte de Pirandello
"The stuff dreams are made of"
Préparez-vous au lâcher-prise car l'histoire n'en est pas vraiment une et on pénètre avec ce spectacle poétique dans le monde de l’occulte et de la folie. Cartésiens, abstenez-vous ! Mais au bout de la construction Pirandelesque inachevée, on aura compris l'essentiel. Le credo de Pirandello proclame qu'une société sans les Arts deviendrait une chose monstrueuse, dirigée par des géants gloutons et dévoreurs. Pirandello affirme la puissance de l'imaginaire qui anime l'homme et le définit. Sans l'imaginaire, le rêve, l'homme trahit sa nature profonde et devient un géant grotesque.
Ilse, comtesse et comédienne, est dans un trouble profond. Sa troupe a été huée, le public a rejeté "La Fable du fils changé", le texte du poète. Le poète s'est suicidé car elle a rejeté son amour pour poursuivre son art de comédienne. Les comédiens décimés parcourent les routes et arrivent sur le flanc de la montagne où ils sont recueillis dans la Villa par le magicien Cotrone entouré d’êtres fantasmagoriques surprenants. Celui-ci déploie devant leurs yeux interdits, les merveilles de son monde magique où l'imagination crée tout. De toutes parts fusent des bribes d'explications à propos du rêve, de la poésie, des cauchemars, de l'esprit versus la matérialité du monde réel.
Ilse pour sa part, tient à représenter en public La Fable du fils changé en hommage au poète disparu ou presque, car le revoilà, fruit de l’imagination, tenant sa corde à la main ! La preuve, non ? Il suffit d'imaginer. Ils donneront la représentation lors d'une noce, chez les Géants invisibles. Cette pièce est pathétique ressemble à un authentique cauchemar et se termine par la mise à mort de la Poésie. En ce, entendez : tous les Arts. Puisque vous en supprimez un, et les autres s’évanouissent également étant tous faits de l’étoffe des rêves. Supprimez le rêve et vous tombez dans la brutalité.
Dans une sorte de transe inoubliable dictée par la peur, Ilse (une éblouissante Hélène Theunissen) voit les dernières paroles de son plaidoyer déchirant pour la survie de la Poésie, tranchées par le couperet infernal du sombre rideau de fer qui sépare le théâtre de la vie. Le monde d'Edgar Poe.
Mais qui sont ces géants? Générateurs de peur, ils n'apparaissent jamais dans la pièce mais sont une menace perpétuelle. Ils représentent toutes nos dérives mortifères, les nôtres et celles de l'histoire de l'humanité. Ils représentent notre monde du matérialisme pur et dur, le monde du « vrai », du fonctionnel, de l’utile et de la grande mécanique. Ce réel palpable et surtout monnayable à l’envi, sera omniprésent dans « Le meilleur des mondes » de Huxley où seront proscrits les Arts et la Religion. Et si ces géants n'étaient que les ombres du mythe de la caverne? Et si le Magicien et ses acolytes étaient vrais eux? Habillés de couleurs et de lumière? Et si devant nous, nous avions une troupe de comédiens tous plus fabuleux les uns que les autres qui donnent corps à leur rêves et leurs émotions ? Sous la baguette mystérieuse du Magicien, le maître d'œuvre, le créateur, l'Artiste. Un être frêle et menu, débordant de faconde.
C'est Jaoued Deggouj, l'artiste qui joue ce rôle de soixantenaire ou plus, à la manière d'un jeune premier. Souple et plein d'entrain il dégage face à la tragique comtesse (Helène Theunissen) une énergie extraordinaire. Tous deux et leurs compagnons font de ce spectacle pas toujours très accessible, une prestation théâtrale baroque et étonnante de brio! La mise en scène de Danièle Scahaise oscille entre l'onirique, le burlesque, le maléfique et l'angélisme. Les comédiens de l'affiche de rêve de Théâtre en liberté jouent haut et sans filets, émergeant de trappes et disparaissant tout à coup par des portes dérobées dans le miroir noir de l'histoire. L'émotion est grande devant la fragile et généreuse résistance de la troupe complice et son immense investissement théâtral. On entend le pas lourd de l'ombre des géants à travers lequel s'égrène le texte, avec ses zones d'ombre et ses éclairs de lucidité folle, qui nous préviennent contre la montée du géantisme !
Mise en scène : Daniel Scahaise Avec Maxime Anselin, Barbara Borguet, Toni D’Antonio, Isabelle De Beir, Gauthier de Fauconval, Jaoued Deggouj, Daniel Dejean, Dolorès Delahaut, Karen De Paduwa, Christophe Destexhe, Bernard Gahide, Stéphane Ledune, Julie Lenain, Bernard Marbaix, Laure Renaud Goud, Sylvie Perederejew, Hélène Theunissen
Du 6 février 2014 au 15 mars 2014 au Théâtre de la place des Martyrs
Commentaires
Jaoued Deggouj est parti de l'autre côté du miroir...
Le comédien Jaoued Deggouj est décédé
CAMILLE DE MARCILLY Publié le dimanche 13 novembre 2016 à 17h49 - Mis à jour le dimanche 13 novembr
“Le crabe l’a vaincu”, écrit l’équipe du Théâtre des Martyrs sur sa page Facebook. “Nous sommes tristes.” Pendant presque une trentaine d’années, Jaoued Deggouj, issu de l'Insas, a foulé les planches des Martyrs, du Rideau, du Poche, du National... dans une multitude de rôles démontrant la diversité de son talent. Toujours touchant et attachant, le comédien aux lunettes rondes a interprété les personnages de grands auteurs, de Shakespeare à Pirandello, de Victor Hugo à Molière. Jaoued Deggouj a récemment joué dans “Huis clos” de Sartre, aux Martyrs, dans une mise en scène de Marcel Delval.
Hommages à l'artiste
Sur les réseaux sociaux, les témoignages d'affection venus de nombreux artistes formant la grande famille du théâtre pleuvent. "Souvenirs inoubliables sur "Le Colonel-Oiseau" au Pocheavec une bande de fous furieux. Ensuite il y eut "La Griffe" de Barker aux Martyrs où tu tenais le rôle-titre. [...] Salut Jaoued, mon copain. Tu vas nous manquer" , écrit l'acteur et metteur en scène Georges Lini.
Frédéric Dussenne : "Jaoued est parti... Nous aurons manqué notre second rendez-vous sur le plateau ... Le premier fut mémorable. Comment oublier cette scène de "Roméo et Juliette" à Villers-la-Ville où tu balayais l'immense plan incliné du décor de Jacques Steurs ... assis ! [...] La vie est souvent injuste. Tu étais bien placé pour le savoir.... Mais tu avais l'élégance de l'humour."
Babetida Sadjo, Thibaut Wenger, Thierry Hellin, Stanislas Cotton, Philippe Jeusette, Tania Gabarski et bien d'autres rendent hommage à cet artiste au grand coeur.
En 2015, on avait pu voir Jaoued Deggouj dans le spectacle de Lorent Wanson, "Les Bas-Fonds"de Maxime Gorki, en 2013 dans "Le Misanthrope" de Molière (ci-dessus en photo, à droite), en 2012 dans "La Cantatrice chauve" de Ionesco...
Voix éraillée et physique d'Arlequin
"Avec sa voix éraillée et son physique d’Arlequin, Jaoued Deggouj semblait voué d’emblée à un seul type d’emploi au théâtre", écrivait notre confrère Philip Tirard en 2008. "En vingt ans de carrière de comédien, il a pourtant su prouver la diversité grandissante de sa palette, mouvement qui culmine sans conteste avec sa prise de rôle dans Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, dans la mise en scène de Daniel Scahaise. Bouleversant père d’une famille de spectres endeuillés, le comédien y conférait présence et mystère, évidence et ambiguïté, à l’imaginaire complexe de Pirandello." Pour ce rôle, Jaoued Deggouj avait été nominé parmi les meilleurs comédiens aux Prix de la Critique.
La dernière phrase de Pirandello.... en 2014: "Partons, la poésie est morte"...
Ne pas chercher à tout prix à comprendre...
"Se laisser entraîner par ce que l'on donne à voir..."
PIRANDELLO ET SES GEANTS
Giorgio Strehler : C’est un drame sur le théâtre, mais il ne s’agit pas des problèmes qui se posent aux acteurs dans le jeu, ou du rapport entre les personnages et les personnes.
La pièce traite en réalité, de la possibilité de communication de la poésie dans une collectivité assourdie, et je crois que c’est un problème d’aujourd’hui.
Le texte met en présence deux positions devant la vie : d’une part Cotone et les gens de la Scalonia ont trouvé la liberté de la fantaisie, de la poésie, de l’absolu, mais en se dérobant à la vie.
Ils sont au-delà de la vie, ils sont peut-être morts
Dans ce monde au-delà du monde, les enchantements sont possibles.
De l’autre côté, la comtesse et les comédiens représentent une collectivité qui se bat pour demeurer parmi les hommes et qui, jour près jour, s’est ruinée, a perdu la possibilité de présenter son spectacle, donc de communiquer.
Quand les deux collectivités se rencontrent, Cotrone avertit les comédiens ...
Cotrone : Ici, vous pouvez être compris, mais n’allez pas vers les hommes. On ne peut pas faire d’art pour les hommes. Il faut rester ici et jouer pour ce qui vous comprend.
Giorgio Strehler : « La musique la plus belle n’existe pas » dit-il encore et il ajoute : « la mise en scène la plus belle, je ne l’ai jamais fait, je l’ai pensé ». Voilà le décalage terrible entre l’absolu de l’art et sa confrontation au public.
Cotrone : Moi aussi je renonce. Je fais peut-être des spectacles magnifiques dans ma tête. Mais à qui bon ? Il y a avant tout, le devoir de continuer à parler aux gens, même s’ils ne vous comprennent pas. C’est trop facile d’être des géants vis-à-vis des autres et de dire qu’ils ne vous comprennent pas.
Début un peu troublant, quelques longueurs mais une fin superbe!