"Les armes miraculeuses" est un recueil poétique d'Aimé Césaire (né en 1913), publié à Paris chez Gallimard en 1946.
Bon nombre de poèmes des Armes miraculeuses, pour la plupart écrits en vers libres, avec quelques poèmes en prose ("Phrase", "le Cristal automatique", "la Forêt vierge") et un poème mixte ("les Armes miraculeuses"), avaient été publiés à Fort-de-France dans la revue Tropiques, fondée par Aimé Césaire, René Ménil et Aristide Maugée, entre 1941 et 1945: "Avis de tir" (n°8/9, octobre 1943), "les Pur-sang" (n°1, avril 1941), "N'ayez point pitié" (n°3, octobre 1941), "Poème pour l'aube" (n°4, janvier 1942), "Au-delà" (n°3, octobre 1941), "Tam-tam de nuit" (n°6/7, février 1943), "le Grand Midi" (n°2, juillet 1941). Dans l'ensemble, les textes ne varient guère, Césaire se contentant de revoir la disposition typographique, la ponctuation et, parfois, de supprimer quelques passages. On sait que Breton rencontra Césaire après avoir découvert, fortuitement, un numéro de Tropiques qui l'avait enthousiasmé. Bien que la revue, après la visite de Breton à la Martinique en 1941, se réfère au surréalisme, il serait abusif de considérer les Armes miraculeuses comme un recueil proprement surréaliste _ même si Césaire avoue son admiration pour Breton: pour l'essentiel, comme l'atteste le Cahier d'un retour au pays natal, la poétique de Césaire était déjà formée lorsque celui-ci rencontra Breton. Les Armes témoignent d'une convergence saisissante entre les deux poètes, plutôt que d'une quelconque influence. Ainsi que l'explique Césaire, l'affinité tient aux «ancêtres» communs: Mallarmé, Rimbaud et, surtout, Lautréamont.
La fascination exercée par Mallarmé, dont l'hégélianisme influence profondément le philosophe René Ménil, davantage encore que Césaire, se traduit par le goût pour le mot «rare», précieux, qui vaut à Césaire l'accusation d'hermétisme. Le mot savant pour le lecteur métropolitain renvoie en fait à la réalité antillaise ou africaine, à sa botanique, sa zoologie, sa géologie; il est parfois emprunté au créole (mais rarement puisque Césaire remet en question la légitimité du créole comme langue d'écriture), comme dans la poésie de cet autre Antillais _ «béké» quant à lui _, Saint-John Perse. Aucun effet d'exotisme, pourtant: la poésie, de même que les articles d'histoire naturelle, de géographie, d'histoire publiés dans Tropiques, vise à une connaissance de la réalité antillaise censurée par la colonisation. Depuis 1850, selon Césaire, la poésie n'est plus «divertissement», mais «connaissance».
Mais l'ascendant exercé par Rimbaud et Lautréamont est encore plus patent; les Armes miraculeuses sont en effet hantées par une violence irrépressible. Dans l'hommage rendu à Lautréamont dans le n°6/7 de Tropiques, en février 1943, Césaire célèbre le «prince fulgurant des césariennes». Le recueil, «surréaliste» certes en cela qu'il joue essentiellement sur l'image «convulsive», inconsciente, est sous-tendu par une violence primordiale qui, comme chez Lautréamont, disloque les corps:
chair riche aux dents copeaux de chair sûre
volez en éclats de jour en éclats de nuit en baisers de vent
en étraves de lumières en poupes de silence
("la Femme et le Couteau")
et fait couler le sang à flots. Le poème d'ouverture porte le titre emblématique "Avis de tir" («la ballerine invisible exécutera des tirs au coeur/à boulets rouges d'enfer...») et le recueil tout entier est traversé par des fantasmes d'agression, de viol et de meurtre, comme dans le poème éponyme "les Armes miraculeuses":
Le grand coup de machette du plaisir rouge en plein front il y avait du sang et cet arbre qui s'appelle flamboyant et qui ne mérite jamais mieux ce nom-là que les veilles de cyclone et de villes mises à sac [...]
Cette violence qui fait naître, assurément, un vif plaisir comme chez Lautréamont, n'est pourtant pas gratuite, liée qu'elle est à l'«espoir» («là où l'arc-en-ciel est chargé d'unir demain à l'espoir...»), à la «fraternité» et à la «liberté», dont le nom est prononcé à plusieurs reprises. «Ici poésie égale insurrection», ainsi que l'observe Césaire à propos de la poésie moderne _ de Rimbaud en particulier. Par cette révolte contre l'«acquiescement», les Armes prolongent le Cahier, qui appelait déjà à vaincre la léthargie, la «torpeur». De là, le désir de balayer le confort des sensations tièdes et douces _ de la poésie symboliste, peut-être _ pour se laisser envahir par la «barbarie» rimbaldienne, signifiée précisément par la violence primitive de la «forêt vierge».
Les Armes renouent ainsi avec le «sacré/tourbillonnant ruissellement primordial/au recommencement de tout» d'une relation au monde immédiate et instinctive. Nul doute que Césaire, qui a lu passionnément la Naissance de la tragédie, assigne à la violence poétique le caractère sacré du «fonds» dionysiaque. Un des plus beaux poèmes de recueil s'intitule "le Grand Midi", comme le célèbre chant du Zarathoustra, dont il retrouve souvent la portée de «prophétie», selon le titre d'un autre poème. L'emploi fréquent du futur («nous frapperons l'air neuf de nos têtes cuirassées/nous frapperons le soleil de nos paumes grandes ouvertes/nous frapperons le sol du pied nu de nos voix») et, comme dans le Cahier, les répétitions qui scandent vers et prose recréent l'espace du sacré. Dans la conférence sur «Poésie et Connaissance» parue dans Tropiques en janvier 1945, Césaire proclame la «revanche de Dionysos sur Apollon». Certes, les Armes multiplient les images solaires («les cent pur-sang hennissant du soleil»), mais loin d'être apolliniennes, celles-ci, comme chez Nietzsche, semblent alliées aux forces chthoniennes représentées par le serpent: «Soleil serpent oeil fascinant mon oeil.» La violence, par conséquent, prend la valeur d'un rite de sacrifice lustral, comme l'attestent l'obsession de la pureté originelle «d'avant Adam» et le rêve de l'enfance perdue. Pour échapper à la culpabilité, la poésie se ressource dans les forces «primitives» des «tam-tam de la nuit». L'Afrique, telle qu'elle est rêvée, est synonyme du sacré oublié.
La violence rituelle est donc destinée à retrouver une harmonie perdue avec le «cosmos» par-delà le «principe d'individuation». Les Armes expriment ainsi la nostalgie fusionnelle d'une dissolution du moi dans les éléments:
A mesure que se mourait toute chose,
Je me suis, je me suis élargi _ comme le monde _
et ma conscience plus large que la mer!
Dernier soleil.
J'éclate. Je suis le feu, je suis la mer.
Le monde se défait. Mais je suis le monde.
Dans «Poésie et Connaissance», Césaire demande l'«épanouissement de l'homme à la mesure du monde _ dilatation vertigineuse» par laquelle la poésie devient «véritablement cosmique», résolvant l'«antinomie du moi et du monde». Les nombreuses images érotiques chantent leur union retrouvée dans la plus pure tradition du romantisme allemand _ à laquelle la Naissance de la tragédie appartient encore _ de Novalis, sous le signe de qui René Ménil place sa réflexion. L'amour et la mort se confondent alors, selon un topos ici ravivé:
Nous mourons
avec des regards croissant en amours extatiques
dans des salles vermoulues.
Commentaires
Merci pour cette présentation passionnante d'Aimé Césaire
qui met en lumière les influences et surtout grands principes
qui anime son élan poétique.
Je viens de lire, avec un plaisir croissant au fil des mots, cette introduction aux "Armes miraculeuses" d'Aimé Césaire. Je voudrais en connaître l'auteur car cette conception de la poésie correspond totalement à la mienne. J'ai eu l'occasion de l'exprimer en son temps sur un forum qui demandait quel était le plus grand des arts de l'écrit et pourquoi. S'il s'agit de vous, monsieur Paul, chapeau bas. S'il s'agit de quelqu'un d'autre, chapeau bas quand même pour l'avoir choisi et présenté malgré l'expression de la violence et de l'engagement sans limite dans la quête de l'exrtême où la poésie pure s'engage sans évoquer le moindre retour possible. "C'est ce qu'il y a de plus fort en littérature", disait quelqu'un avec raison.
Quant à la comparaison avec les autres arts, cela nous mènerait trop loin et risquerait de mettre en jeu trop de points de vue pour en tirer des "résultats" pertinents.