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"L'échange" de Paul Claudel (théâtre des Martyrs)

L’ÉCHANGE

Paul Claudel, le petit frère de Camille… écrivit cette pièce lorsqu’il avait 25 ans, en 1894, étant vice consul en poste dans la fabuleuse Amérique, lieu rêvé du rêve des européens. Pays de tous les possibles et de tous les fantasmes. La scène représente une sorte de chambre noire où évoluent le quatuor et leurs désirs contradictoires.

Tout juste mariés, Louis Laine (Itsik Elbaz) et sa femme Marthe (Anne-Pascale Clairembourg ) sont venus s’installer en Amérique. Ils gardent la propriété d’un millionnaire, Thomas Pollock Nageoire (Idwig Stéphane ) et de son « épouse », Lechy Elbernon (Muriel Jacobs). Hors de la présence des perfides propriétaires, au début c’est l’Eden, même si le décor n’a rien d’agreste. De sombres fenêtres squelettiques, nues, un bout de piscine noire, une esquisse de plongeoir, une rampe, un escabeau, du vide noir.

Seule Marthe a du corps, du cœur, du courage plein ses jupes, une douceur tranquille pendant presque toute la pièce, accrochée qu’elle est à son rêve d’amour, « au pays vrai ». Un ange déterminé qui ravaude, qui répare, qui console, qui brode patiemment le bonheur. Elle veut partir avec Louis, loin, avoir une hutte simple mais bien à eux, fonder une famille. Il avait pourtant promis… Lui ne tient à rien, même pas à la terre, accroché à son rêve de liberté, animal sauvage, suspendu sur cette balançoire, la seule chose qu’il ait jamais construite de ses mains. « Je vole dans l’air comme un busard, et j’entends le craquement de l’illumination ! »

« Tu m’as blessé avec un seul cheveu de ta nuque ! » Il se sent prisonnier, déteste d’être apprivoisé. Il sera la proie rêvée de cette femme funeste, l’inconnu, Lechy qui débarque soudainement avec son mari. Elle est un monstre de suffisance et d’égoïsme, à moitié folle, actrice de son état, totale prédatrice, ivre de désir. Elle le convoite. Son mari le lui achète. « Il n’y a rien qui fasse autant d’innocence à un homme que de tromper sa femme » déclare Lechy avec emphase. She’s Moonstruck. Drame: le naïf Louis au sang indien, incapable d’écouter Marthe, se sera inéluctablement trompé d’ennemie et en mourra. « Un esprit terrestre est en moi ! »prévient Louis. « Je suis celle qui peut t’empêcher de te sauver, de mourir » plaide doucement Marthe. Douce-Amère.

« Je suis tout. » déclare Thomas Pollock. Il incarne l’or, le capital, les banques, l’armement, le pouvoir absolu, l’avoir. Il est sûr que tout s’achète, que tout peut être « échangé » avec profit. Son désir s’est posé sur Marthe-Marie, beauté sage de l’innocence pure. Lui aussi prédateur, gagne à tous les coups. Mais Louis n’a pas pris l’argent. « Il n’a pas de poches ! » clame Marthe, « Débiteur de lui vous restez ! » Le deal est caduque. Lechy, vengeuse infernale, désespérée que l’âme de Louis lui ait échappé, l’a fait mourir. La maison de Thomas Pollock brûle, la fortune s’en va en fumée… Marthe porte un enfant, une main se tend… Elle est tout.

Cette pièce est d’une modernité saisissante. La langue est riche et musicale. L’interprétation de Marthe est divine, tout en elle veut aboutir, elle sait écouter, se taire, faire éclater une juste colère et faire triompher la vie. Lechy surjoue légèrement, façon Cruella, brassant constamment l’air de ses bras cupides ou menaçants. Le jeu est un peu répétitif mais rend le personnage merveilleusement antipathique. Le colossal géant de fortune est dépossédé mais gagnant, le sauvage, victime de ses chimères, un pauvre animal que Marthe-Marie n'a pas réussi à mettre debout!

Du 12/11 au 11 /12 2010 AU THÉÂTRE DES MARTYRS

http://www.theatredesmartyrs.be/index2.html

Dans cet extrait, l'actrice savoure sa puissance sur les spectateurs:

.

LECHY ELBERNON
Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?

MARTHE
Non.

LECHY ELBERNON
Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.

MARTHE
Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON
Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c'était vrai.

MARTHE
Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort.

LECHY ELBERNON
C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE
Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?

LECHY ELBERNON
Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.
Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond.
Et je vois ces centaines de visages blancs.
L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.
Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre.
Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.
Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.
Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait que demain.
On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade.
Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour.
Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.

MARTHE
L’œil est fait pour voir et l'oreille
Pour entendre la vérité.

LECHY ELBERNON
Qu'est-ce que la vérité? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons ?
Qui voit les choses comme elles sont ? L’œil certes voit, l'oreille entend.
Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des oreilles.
Ce qu'il porte dans son esprit, - l'en ayant fait sortir.
Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.

MARTHE
Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?

LECHY ELBERNON
Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous.
Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme dans une maison vide.
C'est moi qui joue les femmes :
La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée.
Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir.

Paul Claudel, l'Échange (1ère version), Mercure de France

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