... pages vivantes d’Histoire, des comédiens au jeu du "je" éblouissants!
Colbert : «Pour trouver de l’argent, il arrive un moment où tripoter ne suffit plus. J’aimerais que Monsieur le Surintendant m’explique comment on s’y prend pour dépenser encore quand on est déjà endetté jusqu’au cou…»
-Mazarin : «Quand on est un simple mortel, bien sûr, et qu’on est couvert de dettes, on va en prison mais l’État… L’État, lui, c’est différent. On ne peut pas jeter l’État en prison. Alors, il continue, il creuse la dette! Tous les États font cela.»
Colbert : «Ah oui? Vous croyez? Cependant, il nous faut de l’argent et comment en trouver quand on a déjà créé tous les impôts imaginables?»
Mazarin : «On en crée d’autres».
Colbert : «Nous ne pouvons pas taxer les pauvres plus qu’ils ne le sont déjà».
Mazarin :: «Oui, c’est impossible».
Colbert : «Alors, les riches?»
Mazarin :: «Les riches, non plus. Ils ne dépenseraient plus. Un riche qui dépense fait vivre des centaines de pauvres».
Colbert : «Alors, comment fait-on?»
Mazarin : «Colbert, tu raisonnes comme un fromage (comme un pot de chambre sous le derrière d'un malade)! Il y a quantité de gens qui sont entre les deux, ni pauvres, ni riches… Des Français qui travaillent, rêvant d’être riches et redoutant d’être pauvres! C’est ceux-là que nous devons taxer, encore plus, toujours plus! Ceux là! Plus tu leur prends, plus ils travaillent pour compenser… C’est un réservoir inépuisable.»
Et le public de sourire, d’un air entendu. Toutes les crises se ressemblent. Les ingrédients sont toujours les mêmes : le pouvoir, l’argent et l’amour.
Les costumes ont la brillance du 17e siècle et semblent surgis du pinceau de grand maîtres, tout en soieries, dentelles rubans et brocarts. Le décor est un réel chef-d’œuvre émaillé de corridors en miroirs, de hautes colonnes, de gobelins, peintures, astrolabe, sculptures, et meubles précieux où glissent les merveilleux comédiens. Les sentiers de l’histoire sont vivants, sortis de la plume inventive d’Antoine Rault illuminés de bougies d'un autre siècle.
Le bal du pouvoir commence. « Quand on n’est pas né roi, on avance masqué ! » Mazarin, son Eminence Le Diable Rouge, est subtil, intelligent, manipulateur, italien … en diable malgré ses accès de goutte et de gravelle…. « Je les aurai par la douceur, c’est ça, la politique ! » Il espionne, surveille, soudoie, flatte, conspire. En orfèvre du mensonge et de l’intrigue il arrive toujours à ses fins avec onction. C’est l’illustre Jean-Claude Frison qui interprète ce rôle, et il est magistral dans la gestuelle et le phrasé italien.
Mais il y a bien d’autres diables. Le jeune futur Louis XIV - la beauté du diable incarnée - est joué par un acteur juvénile et craquant… Toussaint Colombani. Son innocence tranquille déconcerte et renverserait les plans les plus machiavéliques. Il émane de lui une prestance, une confiance en soi, une façon de se mouvoir, royales. C’est qu'il a reçu l’éducation d’honnête homme dispensée avec amour par le cardinal. L’éclosion de sa jeune personnalité lui fait saisir avec panache et naturel les rênes du pouvoir comme s’il s’agissait de pas de danse galante, son passe-temps favori. Il est tout aussi diablement convainquant dans son histoire d’amour avec la sémillante Marie Mancini, que joue avec passion et vigueur, l’intrépide Morgane Choupay.
Mais en amoureux de la France, Mazarin guette les amants: « Un homme est toujours seul devant les grandes décisions, mais il doit jamais être sous l’emprise d’une passion, et encore moins de celle d’une femme ». « Etre libre, c’est pouvoir choisir » dit Louis, « Vous devez choisir », répond Mazarin. La paix n’a pas de prix quand la guerre dure depuis 30 ans!
Anne d’ Autriche (l’impressionnante Rosalia Cuevas) dans sa somptueuse robe dorée, c’est la mère du Roi-Soleil, régente de France et de Navarre pendant la minorité du jeune Louis. Elle est magnifique et pathétique lorsqu’elle se rend compte que son fils si jeune va soudain échapper à son autorité et à jamais prendre son envol. Du haut de ses 14 ans il lui déclare, courtois mais ferme, qu’il estime profondément Marie et refuse d’épouser l’infante. Et que diable, c’est lui le roi ! Son baudrier n’est-il pas solaire ?
Et voici Colbert (Bruno Georis, tout en finesse), épiant toutes les scènes de son regard calculateur, sachant se rendre indispensable à la reconstruction de la fortune de Mazarin, habile, sarcastique, briguant sans jamais relâcher son étreinte mortelle, la place de Fouquet. Ses réparties sont vives et mordantes, ses saillies, piquantes, mais il est surtout un livre de comptes ambulant et un conseiller redoutable : « Il n’y a pas plus habile que vous ! » concède Mazarin.
Diables, fripons et fripouilles mènent la danse vertigineuse du pouvoir. « On ne peut pas gouverner avec uniquement des gens honnêtes, on a besoin de fripons ! » C’est la leçon du Diable Rouge au jeune roi élevé avec tendresse et dévouement. Et le public d’applaudir le miroir qui lui est présenté, frénétiquement!
http://www.theatreduparc.be/spectacle/spectacle_2010_2011_004
Du 24 février au 2 avril 2011
Commentaires
Mazarinade d’hier et d’aujourd’hui
FRICHE,MICHELE Page 31 Lundi 7 mars 2011 Le Soir
Une alerte comédie, qui sème dans son terreau historique son lot de bons mots, de réparties à fleurets mouchetés, propre à émoustiller nos temps incertains : le Diable rouge de l’écrivain français Antoine Rault (un homme qui hanta aussi les cabinets ministériels) brasse amours, politique, pouvoir, ravages de la vieillesse et angoisse de la camarde, le tout virevoltant autour de Mazarin.
Car c’est lui le héros vieillissant, le diable rouge, la plus belle ordure du siècle… « Je pue, je pourris sur pied », flamboie avec cynisme le premier ministre du jeune Louis XIV et l’amant d’Anne d’Autriche. Jean-Claude Frison se délecte de ce personnage qui distille son fiel avec une assurance de matou madré, sûr de son coup de griffe, mais dont la carapace se lézarde face à la mort qui le talonne. « Et s’il n’y avait rien là-haut ? », lâche-t-il…
Dans l’ombre déclinante du cardinal, rongé par la goutte et la gravelle, grandit le soleil du roi, adolescent puis jeune homme qui a fait son miel des leçons de machiavélisme politique de son mentor : une évolution que cerne avec finesse le jeune Toussaint Colombani, plus romantique que grand siècle.
Le fil du scénario tricote le dernier « coup » du cardinal : marier Louis XIV à l’infante d’Espagne et mettre fin ainsi à la guerre de Trente ans. Grain de sable dans ce plan : l’amour qui lie le roi à Marie Mancini, nièce de Mazarin (pétillante et ardente Morgane Choupay), cette petite garce d’Italienne, persifle Anne d’Autriche, qui elle, trouve en Rosalias Cuevas de très beaux accents de femme et de mère blessées.
Autour de ces personnages pivots, un homme rode, discret et ambitieux, cette couleuvre de Colbert, à qui l’excellent Bruno Georis offre un contour noir, acéré, impénétrable, tandis que Pierre Hardy veille tout aussi mystérieux à l’intendance du Cardinal.
Un beau travail d’acteurs mené par Jacques Neefs, dans une équipe qui évite le piège de numéros d’acteurs cabotins. Ce Diable Rouge, classique et brillant, qui lance tout aussi bien des clins d’œil à la Bérénice de Racine qu’aux mœurs politiques d’aujourd’hui, prend ses marques dans une scénographie de Serge Daems, une haute salle de palais, entourée de miroirs et de colonnes (propice à cacher, révéler…) et un peu surchargée de toiles.
Mais l’on sait quelles richesses avait accumulées Mazarin, lui qui conseille à Louis XIV de s’offrir des artistes, c’est un très bon investissement…
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