Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Là-bas

12272743862?profile=original« Là-bas » est un roman de Charles Marie Georges, dit Joris-Karl Huysmans (1848-1907), publié à Paris en feuilleton dans l'Écho de Paris en 1891, et en volume chez Tresse et Stock la même année.

 

Là-bas inaugure un cycle de quatre romans dont le personnage principal, Durtal, reflète l'évolution heurtée qui conduisit Huysmans à la conversion au catholicisme: En route (1895), la Cathédrale (1898) et l'Oblat (1903) ponctuent cet itinéraire où mysticisme exaspéré et frénésie charnelle occupent une place déterminante. Là-bas se nourrit largement des expériences de l'auteur: pendant l'été 1888, Huysmans, en voyage dans les villes d'Allemagne du nord, a vu à Cassel la Crucifixion de Grünewald, qui lui a donné l'idée d'un «réalisme surnaturel» ou «naturalisme spiritualiste»: la même fonction inspiratrice sera dévolue au tableau dans la méditation de Durtal au premier chapitre. De plus, l'année 1888 coïncide avec l'intérêt que commence à éprouver Huysmans pour les milieux occultistes: élargissant alors progressivement ses connaissances en matière d'ésotérisme, il entend parler d'un prêtre satanisant, l'ex-abbé Boullan, avec qui il entre en relation; d'une manière similaire, le personnage principal du roman n'accordera de consistance et de crédit à son enquête sur la démonologie qu'après avoir rencontré le terrifiant chanoine Docre.

 

Succès de librairie considérable, Là-bas consommait irrémédiablement la rupture de Huysmans et de Zola: l'auteur de l'Assommoir ne pouvait plus désormais, ainsi qu'il l'avait fait après la publication d'+ rebours, rappeler son jeune ami et disciple à un naturalisme plus strict.

 

 

Écrivain dégoûté par son siècle, Durtal a entrepris une biographie de Gilles de Rais, et se réfugie dans l'évocation d'un Moyen âge où la «bourgeoisie de l'âme» n'avait pas cours. Il n'entretient de relations amicales qu'avec Des Hermies, médecin désabusé qui est un peu son alter ego. Les deux amis se rendent régulièrement chez les époux Carhaix, comme dans un havre préservé des déliquescences urbaines: le mari est sonneur de cloches à Saint-Sulpice, et déplore que l'Église ne confie plus cette fonction qu'à des goujats dépourvus d'oreille autant que de culture religieuse; et tandis que la femme régale les convives d'un pot-au-feu rituel, les conversations portent sur la symbolique et la mystique chrétiennes. C'est au cours de ces soirées que Durtal rencontre l'astrologue érudit Gévingey, et qu'il entend parler des envoûtements pratiqués à distance par le chanoine Docre.

 

Un jour, Durtal reçoit la lettre exaltée d'une femme qui déclare admirer ses livres et aspire à le rencontrer. Après quelques manoeuvres dilatoires, il apprend que sa mystérieuse correspondante n'est autre que Mme Chantelouve, qu'il a rencontrée plusieurs fois dans les salons; il devient finalement l'amant de cette femme dont le comportement étrange l'irrite et le fascine à la fois.

Lorsqu'il apprend par Des Hermies que Mme Chantelouve a été en contact avec le chanoine Docre, il n'a de cesse d'obtenir de sa maîtresse les moyens d'approcher le prêtre réprouvé: son enquête sur Gilles de Rais exige en effet un surcroît d'information en matière de satanisme.

Mme Chantelouve se laisse convaincre et emmène Durtal à une messe noire célébrée par le chanoine Docre. Choqué par l'hystérie et l'obscénité qui y règnent, Durtal rompt avec sa maîtresse.

 

Le roman s'achève par un dîner chez les Carhaix: tandis que la foule parisienne se réjouit bruyamment de l'élection du général Boulanger, Durtal, Des Hermies et Carhaix se demandent comment le siècle pourra échapper à sa propre «pourriture».

 

 

Là-bas parachève l'expulsion des formes narratives traditionnelles entreprise dans A rebours. Le roman enchaîne moins des situations qu'il n'orchestre des descriptions, évocations et dialogues reliés par le questionnement du personnage principal. Tout se passe, en fait, comme si les lieux, les objets ou les relations nouées entre les protagonistes se voyaient assigner une fonction plus haute que le simple déploiement de leurs virtualités dramatiques: loin de toute intrigue romanesque, leur accumulation suscite un milieu de résonance et d'expansion où l'enquête spirituelle du héros trouve progressivement son régime propre. Il est significatif à cet égard que Durtal se défie de la relation amoureuse comme d'une distraction à la fois mièvre et harcelante: «Est-ce qu'on peut prévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises?» Par un effet de mise en abyme, le personnage écarte avec lassitude la mécanique de l'intrigue et relaie efficacement l'exigence esthétique de son créateur; si frénétiques que soient les élans de Mme Chantelouve, l'amante insatiable se verra éliminée dès qu'elle aura fait office d'intermédiaire entre le héros et les régions troubles qui le fascinent: le développement romanesque de la liaison amoureuse n'aura pas lieu.

 

Le «roman» apparaît ainsi comme la déclinaison multiforme du paradigme de l'«aspiration vers les là-bas»: l'enquête sur Gilles de Rais, les repas rituels au sommet des tours de Saint-Sulpice et l'exaspération érotique de Mme Chantelouve répercutent, sur trois modes distincts, le dégoût du siècle et lui cherchent une issue «Toute l'efflorescence d'un mysticisme inconscient, laissé jusqu'alors en friche, partait en désordre à la recherche d'une atmosphère nouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves!». Refusant la linéarité au profit de l'«efflorescence», le roman déroule des séries parallèles qui entretiennent les unes avec les autres des rapports d'analogie ou de contraste: l'histoire de Gilles de Rais, qui égrène ses épisodes au fil de la recherche de Durtal, sert de miroir sinistre au mysticisme désorienté dont l'enquêteur se sent lui-même atteint; d'une manière similaire, le satanisme de Mme Chantelouve et la tranquille compagnie de Carhaix incarnent les postulations contradictoires qui se disputent l'esprit de Durtal. Les différentes expériences où se ramifie l'interrogation du personnage n'ont que peu de points de contact: Des Hermies ne saura rien de la liaison de Mme Chantelouve avec son ami. Loin de se réduire à une afféterie esthétique, ce système de contrepoints procède de ce qu'on pourrait nommer une éthique de l'exploration: en soustrayant la matière romanesque aux facilités de l'entrelacement narratif, il garantit à chacun des élans du personnage sa pleine dimension investigatrice.

 

L'axe essentiel de cette investigation est une critique impitoyable de la modernité triomphante.

Durtal enveloppe dans une même excommunication l'esthétique naturaliste et l'esprit positiviste.

Car l'un et l'autre, produits d'un siècle dévoyé, «dénient le rêve» et ne comprennent pas que «la curiosité commence là où les sens cessent de servir»: seul le «réalisme surnaturel» du Moyen âge - celui d'un Ruysbroeck ou d'un Grünewald - peut permettre d'échapper aux impasses dans lesquelles un XIXe siècle imbu de lui-même s'est précipité. Si le mouvement qui anime Durtal est indiscutablement régressif et nostalgique («Ah! s'écrouer dans le passé, revivre au loin, ne plus même lire un journal...»), l'écrivain misanthrope ne va pas moins traquer dans le présent les vestiges encore frémissants de l'âge médiéval; il découvrira avec fascination que des pulsions obscures grouillent sous le vernis de la rationalité conquérante: «C'est juste au moment où le positivisme bat son plein que le mysticisme s'éveille et que les folies de l'occulte commencent.»

Toute la difficulté de la position de Durtal vient au fond de ce qu'il refuse de tirer les conséquences de cette fascination: entraîné vers le «supranaturel» et hanté par la mystique médiévale, il demeure cependant rétif à la dogmatique chrétienne. Il y a en lui un spiritualisme rebelle à la spiritualité.

C'est pourquoi le roman donne l'impression de poser des prémisses dont il diffère la conclusion: si Durtal s'est déjà projeté hors d'un monde dont il dénonce les «trombes d'ordure», il lui reste à accomplir la distance qui sépare les «là-bas» de l'«au-delà».

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles