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La saison des amours.

 

 

La rue Van Helmont se trouve à proximité de la place Rouppe mais quelle expédition pour y parvenir! Ce n’est pas tant la distance ou les difficultés ou les mystères de la rue qui font obstacles mais l’appréhension qui vous saisit avant de déboucher sur la place. Vous parcourez une rue étroite et, soudain, en pleine lumière vous débouchez sur une immense surface couverte de deux terre-pleins de verdure. Derrière la place, une avenue large comme plusieurs fois la rue Van Helmont conduit vers une autre place qui, elle, se trouve devant la gare. Une place immense cette fois, entourée de cafés aux noms bizarres, Le Laboureur, la Ville de Rome, Les Amis Comiques, dans lesquels un grand nombre d’hommes jouent aux cartes.

Place Rouppe, il n’a que deux cafés. On n’y joue pas aux cartes, on y joue au jacquet. A droite, s’élève un grand bâtiment, une sorte de cube, aux fenêtres régulièrement alignées mais des rideaux empêchent de voir à l’intérieur.  Sur le fronton, il est écrit: Maison des Huit Heures. En réalité, j’hésite. Et si ce n’était pas sur cette place là que se trouvait la Maison des Huit Heures?

Le 11 de la rue Van Helmont se trouve au début de la rue. C’est important de le dire parce qu’en face, à dix mètres peut-être, pas beaucoup plus en tout cas, se trouvait un magasin de bonbons qu’on pouvait acheter à la pièce. Les rouleaux de diables y étaient particulièrement demandés sauf par certains qui trouvaient que ce n’était pas beau de tirer dessus, les dents serrées, déjà noires, les lèvres ouvertes par l’effort. Mais ce sont les mêmes qui sur leur tablier nouaient leur écharpe sur le devant pour paraître plus âgés alors que la plupart d’entre nous la nouaient dans le dos.

Des camarades plus délurés ou plus aventureux nous racontaient qu’au delà de ce que nous pouvions voir, il y avait de nombreuses rues qui ne se nommaient pas Van Helmont. Ce devait être vrai. Déjà l’école où je me rendais tous les jours se trouvait rue des Six-Jetons. Néanmoins, c’est la rue Van Helmont, on le sentait bien, qui était le centre de la ville. Nicolas Pelz qui était mon ami, il était aussi un bon élève, et un fils aimant, lui, disait ma mère, m’avait dit un jour où je me demandais pourquoi il y avait tant d’animation dès qu’on s’éloignait de la rue. « Plus tard, tu verras ».

Notre immeuble, une grande et large bâtisse avait une entrée qui donnait sur une cour où s’élevaient trois autres bâtiments. Au milieu de la cour se trouvait une auge de pierre, une pompe à main et une tôle ondulée pour frotter le linge. Je n’ai jamais pénétré dans aucun de ces trois immeubles. Notre logement se trouvait dans l’immeuble en façade, et je pense que chacun des immeubles constituait pour chacun de ses occupants un quartier distinct au caractère singulier, peut-être même une autre ville. D’ailleurs les gens ne se connaissaient pas tous, ils étaient trop nombreux, ils n’avaient pas les mêmes horaires de travail, ils venaient de régions différentes, et leurs accents parfois les rendaient difficiles à comprendre pour des enfants.

Ce dimanche-là, Nicolas me dit que c’était le bon jour pour voir.

-Tu comprends, c’est dimanche.

Pour lui montrer que j’avais parfaitement compris, j’ai répété :

-Oui, c’est dimanche.

Et nous nous sommes mis en route, tandis que nos copains continuaient de discuter.

Finalement, il ne fallait pas aller trop loin pour déboucher dans un autre monde. Simplement prendre à gauche la rue de Bogards et, plutôt que de traverser le boulevard comme je le faisais chaque jour pour aller à l’école, s’arrêter à la station de tram. Ca m’était formellement interdit quand je n’étais pas accompagné de ma mère ou de mon père. Mais Nicolas Pelz qui était un bon élève, mes parents avaient probablement omis par négligence de le citer parmi les personnes fiables, d’autant qu’il avait deux ans de plus que moi.et que Nina, la fille de l’épicière, je l’avais déjà remarqué, lui faisait des grimaces amoureuses.

- Nous allons au théâtre, dit-il, ça te va ? Mais tu fais comme moi. .

Nous sommes montés sur le premier tram qui s’est présenté, et nous avons parcouru la distance entre deux arrêts avant que le contrôleur ne nous demande où nous souhaitions aller.

-A la gare du Midi, à répondu Nicolas.

-Pauvres gamins, vous allez exactement dans le sens contraire. Mais ne vous affolez pas, vous descendrez au prochain arrêt et vous prendrez le tram dans l’autre sens. Vous avez compris ? Et en secouant la tête, il nous a fait un sourire.

Nous sommes descendus mais nous n’avons pas traversé pour reprendre un autre tram ? Nous étions pratiquement arrivés à destination. En fait, le théâtre où nous menait Nicolas n’était pas un véritable théâtre mais un cabaret. Les gens y venaient pour boire un verre tout en regardant sur la scène qui se trouvait au fond, d’autres gens qui chantaient ou qui racontaient des histoires gaies ou tristes. Nicolas qui était un habitué, me dit qu’il ne savait pas pourquoi les applaudissements, c’était la coutume d’applaudir après chaque prestation, étaient plus nourris quand c’était des histoires ou des chansons tristes. Il avait même vu, je te jure croix de bois croix de fer, une femme pleurer si bruyamment que le monsieur qui l’accompagnait n’arrêtait pas de lui taper sur le dos en disant : «  voyons, voyons, c’est pour rire ».

Et pour rentrer, c’est simple : les enfants qui accompagnent leurs parents ne payent pas, tu fais comme moi, tu te mets auprès d’un couple, et si le monsieur ou la dame te regarde, tu leur fais ton plus beau sourire.

Ce fût un après-midi éblouissant.

Ce jour-là, j’ai appris aussi que la ville était immense. En rentrant à pied, je me suis rendu compte qu’il y avait, à côté des boulevards animés que parcouraient des trams et des voitures, de nombreuses rues Van Helmont où des enfants assis sur le trottoir, les pieds dans le caniveau, discutaient ou s’ils avaient envie de crier, jouaient au ballon. Décidément, la rue Van Helmont, N°11 ou pas, n’était pas le centre du monde. Depuis, l’enfant que j’étais et celui que je suis devenu ont perdu beaucoup de leurs illusions. J’étais âgé de dix ans, nous étions en 1936, un autre siècle commençait.

-Sale juif, avait crié un condisciple de l’école des Six-Jetons, deux ans auparavant. Je ne savais pas ce que c’était un juif. J’ai demandé à mon père qui m’a expliqué tant bien que mal ce que c’était mais je n’ai pas très bien compris, et j’ai fini par oublier ses explications et le cri de mon condisciple.

Tout avait commencé en Pologne, à Czestochowa pour être précis; en 1926. J’insiste sur 1900. Parce- que ces événements sont déjà si lointains que cela n’eût étonné personne, s’ils s’étaient produits en 1826. 1800, vous voyez ?

Un soir, Janus, un ami d’enfance de mon père qui était membre de la police était venu le prévenir.

- Demain, on va venir te cueillir, il vaut mieux qu’on ne te trouve pas. Un mort, Léon, un mort au coin d’une rue! On sait bien que tu n’y es pour rien  Mais tu es gênant. Désormais, la Pologne est trop petite pour toi.

Le lendemain, il était en Allemagne sans avoir embrassé ni son père ni sa mère ni ses sœurs. Il ne les reverrait jamais. Il voulait rejoindre la France qui, chacun le sait, est la seconde patrie de ceux qui sont épris de liberté. Il faut ajouter qu’un cousin éloigné mais un cousin tout de même, il se nommait Fréderic, s’y était installé quelques années auparavant et pourrait vraisemblablement l’accueillir le temps de se retourner.

C’est à Bruxelles qu’il devait prendre le train pour Paris. Mais il avait quelques heures à perdre et autour de la gare, il y avait de nombreux cafés. Il s’attabla et commanda du doigt une bière pour faire comme la plupart des consommateurs. C’est drôle, pensait-il, en les écoutant parler, leurs langages ont des consonances étranges. Certaines évoquaient l’allemand, d’autres le roumain, quel était celui dont on pouvait affirmer qu’il s’agissait du français la langue du pays ? Il y avait même au comptoir un homme, il faisait de grands gestes en parlant à un ami, qui tout d’abord n’avait éveillé aucun intérêt tant son langage lui était familier. Il s’exprimait en polonais. A Bruxelles !

Les gares comme les ports sont, pour chacun de ceux qui y débarquent, encore un petit morceau de leur pays. Juste le temps de ressentir avec une sensation de déchirure que tout leur est étranger parce que, sorti du brouhaha de la gare, ils savent à peine dire bonjour ou : «  pouvez vous m’indiquer un hôtel pas trop cher? » Ou mieux encore : « connaissez-vous quelqu’un qui parle le polonais ? »

Rien ne vaut les gares pour changer de continent quand on n’est qu’un pauvre diable qui ne peut s’offrir de voyage pour le plaisir, et condamné à rester sur place. Ceux qui voyagent pour leurs affaires ne voyagent pas, ils se déplacent par nécessité mais ne changent pas réellement de pays ou de région ou même de continent. Il leur suffit de connaitre la langue ou de se faire accompagner, ou de manger dans des restaurants où le maitre d’hôtel est capable de dire en français, s’il s’agit d’un français bien entendu: «  bonjour Monsieur ». Pour certains, entrer dans une gare, c’est le premier pas pour l’exil, pour d’autres c’est le sceau infamant de l’émigration. Ni les uns ni les autres n’en reviennent intacts.

Le grand polonais du comptoir lui avait d’abord demandé de quelle ville, il venait. Il le lui avait demandé en Yiddish après lui avoir demandé « comment se porte un juif », ce qui n’était pas une question, comme on pourrait le croire mais une sorte de mot de passe. Mot de passe oublié depuis que les juifs s’expriment exclusivement dans leur langue maternelle, et dès lors, comme leurs compatriotes non juifs, ils cessent souvent de se comprendre. Ou alors, parce que comme leurs compatriotes non juifs, lorsqu’ils entament une conversation, ils parlent mais ils n’écoutent pas. Dieu sait ce que serait devenue notre planète si, tous, ils s’étaient écoutés.

Oui, le polonais savait où il pouvait rencontrer un de ses concitoyens, un certain Louis qui était en Belgique depuis quelques mois ; décidément, ici ou en Pologne, le monde n’était qu’un village. Il logeait au dessus d’un café, dans une petite rue à proximité de la gare, et il était d’accord pour partager sa chambre avec Léon. Un matelas déroulé le soir ferait un lit convenable pour un jeune homme d’à peine trente et un ans. Et Paris ? Ce qui l’avait décidé à rester en Belgique, c’était le comportement des ivrognes. En Pologne, lorsqu’un juif empruntait en sens inverse le trottoir que suivait un ivrogne, par prudence il descendait du trottoir et traversait la rue. En Belgique, et il le répétait à qui n’était pas fatigué de l’entendre, c’est le contraire qui se produisait, l’ivrogne descendait dans le caniveau en s’excusant. Un pays avec de tels ivrognes méritait beaucoup de considération. Vive le roi ! Vive la Belgique !

Il s’était engagé dans la même entreprise que Louis, et comme lui et quelques autres, il coltinait des sacs de ciment. Lorsqu’ils rentraient, ils avaient pris l’habitude de s’installer à une table du café, à cette époque on disait un estaminet, et en prenant une bière, une seule, chaque centime comptait, il évoquait l’avenir. Un tout petit peu d’argent, un logement, et la venue de sa femme et de leur enfant. C’était en 1927.

Cet homme que je décris en disant « il », cet homme qui n’a pas encore de visage, c’était mon père. Il était né en 1896, il était donc âgé de 31 ans. A cet âge-là, beaucoup d’entre-nous, juifs ou non, sortent à peine de l’adolescence. Que Dieu le garde cet homme qui ne croyait pas en Dieu mais qu’est-ce que ça change ?

Il avait fini par trouver du travail dans une fabrique de chaussures. La chance ! Fabriquer des chaussures, c’était précisément son métier. Il gagnait mieux sa vie qu’en portant des sacs, et son dos s’en portait mieux. Et c’était mieux que le travail auquel se livraient un grand nombre de ses compatriotes dans les mines du côté de Charleroi ou dans les métiers du fer à Liège ou à Herstal.

Il avait été convoqué par la Sureté de l’Etat, et il avait promis en demandant le statut de prisonnier politique, de ne plus s’occuper de manière active de politique ni de perturber l’ordre public. Peu de temps plus tard, il avait fait venir sa femme et son fils, et c’est aussi à cette époque qu’il emménagea au 11 rue Van Helmont. Ils y vécurent de nombreuses années, heureux de vivre avec des voisins qui leur ressemblaient, et agacés par ces mêmes voisins qui leur ressemblaient trop.

Ils en avaient parlé durant de nombreuses soirées. Mon père ne voulait pas rester à Bruxelles. « C’est comme si nous étions toujours en Pologne », disait-il. « C’est en Belgique que Samuel fera ses études, et il sera un belge semblable aux autres belges. A Bruxelles, nous ne connaissons que des juifs, même l’épicerie est juive. Nous construisons nous même un mur que nous avons reproché aux non juifs de Pologne d’avoir érigé entre nous et eux, soyons ouverts aux autres ».

Je ne pas sûr évidemment que c’est en ces termes là que mon père s’est exprimé devant ma mère mais l’esprit de son discours devait être celui-là.

Par contre, j’ai un reproche à lui faire, il y a prescription c’est vrai : pourquoi, lorsqu’on est amené à prendre des décisions aussi difficiles, elles modifient la vie de tous les membres d’une famille, pourquoi n’interroge-t-on pas les enfants? Eux aussi, on leur arrache une partie de leur passé, aussi concret pour eux qu’un territoire. A peine ont-ils eu parfois le temps d’embrasser une petite fille blonde à qui ils tiraient les nattes, et qu’ils ne reverront plus jamais.

Pourquoi, ont-ils choisi la ville de Tournai ? Un jour, c’était un dimanche, nous étions endimanchés tous les trois comme il convenait un dimanche, nous avons pris le train jusqu’à Tournai. En sortant de la gare, j’étais entre mon père et ma mère, chacun d’eux a serré ma main plus fort, nous étions sur une place beaucoup plus petite que celle qui se trouve devant la gare du midi à Bruxelles mais plus grande que la place Rouppe que je connaissais bien.

-C’est ici que nous vivrons désormais. Et, peut-être comme la plupart des gens, jusqu’à la fin de nos jours.

J’ai toujours suspecté mon père d’avoir l’amour du théâtre.

-Ainsi soit-il, a dit ma mère en Yiddish.

C’était un jour de la mi-juillet. Un jour de soleil et de douceur de l’air. Les arbres de la place, les façades, les rails brillants, l’éclat qui les recouvrait était plus brillant qu’à Bruxelles, et mes parents, je l’ai vu sur une ancienne photographie, avaient l’air d’un couple de provinciaux béats devant un panorama repris sur la plupart des guides. Il me semble que c’est sur cette photographie que je les ai vraiment regardés. Ma mère avait trente six ans, elle portait un chapeau cloche muni d’une voilette, les cheveux noirs, bouclés à la permanente soulignaient le bord de son chapeau, le rouge à lèvres était rutilant comme c’était alors la mode, le rouge baiser qui ne laisse pas de trace. Ce n’était pas une très grande femme. A en juger par la photo, sa taille devait être de un mètre soixante-deux, soixante-trois. Bref, me semble-t-il, c’était une jolie femme, et séduisante aussi. Mais un fils peut-il juger de la beauté de sa mère ?. Mon père portait bien droit sur la tête un chapeau de feutre, plus tard il ne portera que des Borsalino qui venaient de chez Tilts, boulevard Anspach à Bruxelles, et un costume étroit de couleur marine. Son visage avait des pommettes saillantes, des yeux sombres, et  ses chaussures brillaient comme des chaussures neuves. Probablement qu’elles l’étaient. Ils m’avaient enfoncé mon béret jusqu’au milieu du front.

-Nous allons aller à pieds, ce n’est pas très loin. Tu veux bien marcher ? Tu es un grand garçon ?

La rue Royale va de la gare jusqu’ à l’Escaut. Un pont qu’un technicien  levait à chaque fois que se présentait un chaland permettait de rejoindre la rue Notre-Dame où se trouvait le cinéma Palace. Son propriétaire, Monsieur Leveau, le père d’un de mes futurs condisciples, consacrait le dimanche matin de dix heures à midi à des séances dites enfantines. C'est-à-dire, en général, à des films de cow-boys où Tom Tyler se mesurait à Géronimo, le chef vénéré des apaches. C’est un peu plus loin que mon père avait loué un magasin surmonté d’un étage et d’un grenier qui bientôt serait un magasin de chaussures à l’enseigne de « chez Sammy ».Un certain monsieur Marlier, grossiste en chaussures, qui faisait des affaires avec la fabrique dont mon père était devenu le contremaître, lui avait suggéré de le louer. Il s’était engagé à lui fournir des marchandises qu’il n’aurait à payer que trois mois plus tard. En quittant la rue Van Helmont, mon père devenait à la fois un provincial et quittait, peut-être pour toujours, la condition ouvrière. « C’est la lutte finale » n’évoquerait plus que des souvenirs de jeunesse. Certes, il ne savait pas à quel point mais j’imagine qu’à cette époque, la plupart des gens, belges ou non, étaient soucieux des évènements guerriers qui agitaient l’occident après qu’on se soit promis en 1918 de tout faire pour ne jamais plus recommencer d’enterrer, encore vivants, des armées entières de jeunes gens. Mais c’est vrai que les gens sont toujours soucieux de l’influence des événements sur leur vie. Généralement, ils ressentent que leur existence est vulnérable à des événements qui ne les concernent pas, et dont ils ne voient d’ailleurs pas en quoi ils devraient les concerner, que lorsqu’il se passe quelque chose.qui entaille leur sommeil. Ils en veulent alors à ceux qui troublent leur sommeil. Parfois, ils en veulent aux dominateurs et parfois à leurs victimes. Et parfois tout au fond de leur cœur, parce-que ce ne sont pas des choses qui se disent à haute voix, ça dépend de l’endroit et de l’entourage, ils en veulent davantage aux victimes, les dominateurs sont trop dangereux en effet. Jusqu’alors, dieu merci, on ne se battait qu’en Espagne paraît-il, mais sait-on où ces choses-là s’arrêtent ? Faut-il décider de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ? Quelqu’un peut-il garantir que les décisions prises sont judicieuses ? J’imagine que mes parents s’étaient posé de nombreuses questions. L’avenir leur démontrera qu’ils auraient tout aussi bien pu jouer leurs décisions aux dés. Mais ni mon père ni ma mère ne jouait aux dés.

La rue Van Helmont n’était pas le centre du monde, je m’en étais aperçu lors de mes explorations en compagnie de Nicolas Pelz, l’enfant qui aimait sa mère, lui. Mais les dimensions de Bruxelles m’étaient inconnues. Bruxelles était-elle une grande ville, une très grande ville ? Je n’en savais rien. Par contre, Tournai était une grande ville. Il m’avait fallu cinq heures pour en faire le tour par les grands boulevards qui séparaient la ville proprement dite de ses différents  faubourgs. C’était une ville en étoile. C’est drôle, vous vous éloigniez du centre, en haut, en bas, par la gauche ou par la droite, et vous aboutissiez à des routes qui portaient le nom de leur endroit de destination : chaussée de Valenciennes, chaussée de Bruxelles, chaussée de Lille, etc. Toutes les villes ont-elles des routes qui mènent à d’autres villes ? Mais peut-être toutes les villes sont elles de grandes villes pour un enfant de dix ans.

Mon père m’avait inscrit à l’Ecole de la Justice.  Curieux nom pour une école ! Monsieur Richard en était le directeur et cumulait cette fonction avec celle d’instituteur des classes de cinquième et de sixième. En outre, mais ce devait être à titre personnel, il était le patron  de la troupe scoute laïque qui faisait partie des Boys scouts de Belgique alors que les élèves de l’enseignement catholique adhéraient aux Boys scouts nommément désignés catholiques, et portaient à l’épaule des fourragères jaunes, les nôtres étant vertes. Quant aux jeunes garçons qui défilaient en chemise bleue, c’était des Faucons rouges. J’ai toujours été fasciné par la symbolique des couleurs. Une couleur, et à quoi bon parler ? Vous affirmez avec force vos convictions idéologiques ou à quel groupe d’hommes vous appartenez. Sans ironie stupide de ma part.

J’aimais beaucoup l’Ecole de la Justice. En fin d’année scolaire, jusqu’au jour officiel des vacances, les cours terminés, on pouvait apporter des livres ou Spirou et Mickey, ou dessiner comme le faisait Esteban Ontillera, un refugié espagnol que des Tournaisiens avaient recueillis. Moi, c’était des livres que je me procurais à la Bibliothèque catholique parce qu’elle était sur le chemin de l’école et qu’elle possédait tous les livres de Jules Vernes dans la collection Hatzfeld. Bien sûr, il y avait aussi les livres de la comtesse de Ségur née Rostopchine dont j’aimais le général Dourakine qui était plus gentil que ne le prétendait Sophie, et puis je devinais son accent et je m’efforçais de l’imiter. Da, camarade Tovaritch.  Et, à la fin de l’année, j’appris aussi auprès de Zola, à la stupéfaction de Monsieur Richard, les dures conditions de travail des cheminots français. La bête humaine, c’était fort, non ?

A l’époque, les enfants devaient suivre en supplément aux cours importants, les cours de religion dispensés par un curé ou ceux de morale dispensés par monsieur Boulle ou Bouilloire, c’était son surnom, ou alors, c’était tout simplement monsieur Houart,  Houart + Boulle =Bouilloire, qui affirmait que la liberté permettait à qui le voulait bien de se laver les pieds dans une bassine sur cette estrade de classe sans qu’on puisse le lui interdire. Ou alors, c’est que je n’ai pas bien compris. Au catéchisme en tout cas, j’étais le meilleur, j’adorais discuter du sexe des anges, et le bon dieu assis sur un nuage, c’était simple et ça me faisait rêver. Je ne suis pas resté longtemps au cours de religion malgré l’insistance de  monsieur le curé qui prétendait que c’était un juste retour des choses pour un enfant juif tandis que monsieur Richard disait :

-Justement, sa place n’est pas au catéchisme.

Et pour me consoler, il me fit enrôler chez les louveteaux où j’acquis rapidement le grade de sizainier et le totem d’ornithorynque exubérant ainsi qu’un anneau de cuir tressé pour y glisser mon foulard. J’avais une cape aussi dont je rejetais les pans derrière le dos. Je devais avoir fière allure, je le voyais dans le regard des jeunes filles qui fréquentaient l’école des filles. C’est fou ce qu’il m’arrivait en cette année 1937. A croire que le monde ne tournait que pour moi.

Cet été là, le camp scout se tenait dans un bois situé près de la côte. Nous avions monté les tentes dans la propriété d’un ami des jeunes qui mettait  un de ses prés à leur disposition, en particulier à celle des scouts parce- qu’ils avaient le sens du respect de la propriété et celui de la discipline. Plus jeune, cet ami de la jeunesse avait été militaire, et il regrettait ce temps où, à ses dires, les choses étaient différentes. Le matin, il assistait au salut au drapeau.

Durant le jour, nos activités  nous occupaient à des jeux de groupe, au crépuscule, elles nous menaient en file indienne à l’orée du bois. Certains d’entre nous n’étaient pas à l’aise, on le sentait au volume de la voix qui faiblissait, jusqu’à se transformer en gémissements larmoyants chez les plus jeunes des jeunes. Je ne sais pas pourquoi mais c’est vers moi qu’ils cherchaient refuge et je les encourageais en faisant des grimaces, en sautant comme devaient sauter les Indiens sur le sentier de la guerre, en entourant leurs épaules de mes bras tutélaires. Est-ce que j’avais peur, moi ? Je crois qu’ils ne s’inquiétaient pas de savoir si j’étais inquiet, moi aussi.

A l’école aussi je m’étais fait des amis. Trois. Trois seulement. Les autres ne savaient pas quelle attitude avoir envers un jeune garçon qui venait d’une autre ville, dont le nom était très différent du leur, et à qui monsieur Richard, c’était visible, portait de l’affection. Heureusement, un des trois garçons qui m’avait adopté, était un robuste gaillard qui s’était institué mon garde du corps personnel  et que j’appelais Jeff, à la flamande, plutôt que Joseph, patronyme dont il avait honte. Personne dès lors pour chercher la bagarre.

J’oubliais: le dimanche matin, revêtu de ma tenue de scout, je faisais parfois la tournée des terrasses de café de la Grand’ Place pour vendre des choses quelconques au profil d’une œuvre de bienfaisance. Parce-que j’étais poli, parce-que je n’avais aucun accent du terroir, et je l’ai entendu d’une dame auprès de laquelle je m’approchais, parce-que j’avais des yeux noirs et de longs cils, « oh, le joli petit scout », je faisais de bonnes recettes et j’en étais fier. C’était vraiment formidable. Cela aurait pu être une époque formidable. En 1939, les Français déclaraient la guerre aux Allemands. C’était la première année de mes études secondaires. Une première année très courte.

Un jour de mai 1940, le préfet réunit élèves et personnel dans le préau et annonça que le matin même, les Allemands avaient envahi la Belgique et que les cours étaient suspendus jusqu’à nouvel ordre. Il ajouta que nous pouvions rentrer chez nous.

Dommage ! Au magasin, les affaires étaient bonnes, et mes parents s’adaptaient sans trop de difficultés à leur nouvelle vie. Une seule fois, il y eut un problème, du moins je l’ai cru, ma mère avait invité une cousine qui avait émigré de Pologne peu de temps auparavant, le temps de lui permettre de s’installer. Je pense qu’elle envisageait d’épouser un villageois des environs pour acquérir la nationalité belge, et qu’elle était prête, je le lui ai entendu dire, s’il le fallait, à l’épouser pour de vrai. Mais un dimanche que le magasin était fermé, et que ma mère était allé rendre visite à une amie qu’elle s’était faite depuis peu, et que moi je cherchais mon père, j’ai poussé la porte de la chambre à coucher de mes parents. Mon père y était avec la cousine de ma mère: ils étaient au lit. Le lendemain, je n’en ai deviné la raison que bien plus tard, la cousine de ma mère renonçait à se marier à Tournai, et reprenait le train pour Bruxelles.

Mes parents n’avaient plus de nouvelles de mes grands parents ni du reste de la famille, ils paraissaient abattus et s’entretenaient en polonais lorsque j’étais présent. En fait, je me souviens très mal de cette période. Et je ne sais pas si mes souvenirs datent de cette année-là ou des actualités que regardais au cinéma, après la guerre, avant le grand film. Toutes les images se mêlent, c’est comme une vieille pellicule de film documentaire, au son aigu, où les villes ont des noms étranges, où les gens parlent avec de grands gestes, où des soldats traversent l’écran d’un pas d’automate, où des gens ont un ballot sur l’épaule et marchent sur les routes en ayant l’air de ne pas , savoir où ils vont, et moi je crois reconnaître parmi eux cette grand-mère qui portait un chignon à étage et qui s’était affolée parce que, les mains nues, j’avais retiré du four un gâteau brûlant lorsque, j’avais six ans, mes parents m’avaient envoyé en Pologne pour que mes grands parents puissent voir et embrasser leur petit fils.

C’est quoi la mémoire ? Une histoire qui commence par la fin et qui ne ressemble pas à celle qui commence par le début? C’était une année importante, je le sens bien, mais il faut que je creuse mon imagination plus que mes souvenirs pour la reconstituer.

Mais de quoi se souvient un enfant de douze ans ? J’avais un camarade, le fils d’un voisin, un nommé Serge, il est devenu architecte, prix Godecharle, il mangeait des vers de terre. Un autre, Lucien, était le fils d’un monsieur qui prêtait de modestes sommes d’argent à de petites gens. Son patronyme était Lion, on surnommait son fils « lionceau », et on riait  Nous nous sommes revus bien plus tard et nous ne souvenions pas de la même chose.

Quelques jours plus tard, les Allemands bombardaient Tournai dont il ne resta pas grand-chose du centre-ville, et le lendemain nous étions des milliers à rejoindre d’autres milliers de gens qui se dirigeaient à pied, ou en voiture pour ceux qui en disposaient, vers la France en nous écartant du milieu de la route pour laisser passer quelques minces charrois militaires. Je me souviens que c’était durant un été particulièrement chaud, le destin a parfois des attentions surprenantes qui sont censées adoucir, je suppose, les aléas du moment. C’est vrai, pour toute une génération de jeunes gens, les grandes vacances commençaient  plus tôt que d’habitude, et s’annonçaient pleines d’action. Vive les vacances !

Pour nous qui n’avions pas dépassé St-Omer dans le Pas-de-Calais, le retour a duré quatre ou cinq jours. Pas plus. Mais nous revenions sur une autre planète où les charrois militaires poursuivaient leur avance, mais plus vite, dont les militaires parlaient allemand et distribuaient en souriant des bâtons de chocolat et des cigarettes. Ils disaient : Deutschland gut, Deutschland gentil.

A l’Athénée, les rumeurs allaient vite. On disait qu’à la radio anglaise, un général français prétendait que la France n’avait pas perdu la guerre, seulement une bataille, et qu’il fallait résister jusqu’à la victoire. Soit! Je suis donc entré en guerre, clandestinement, mais en guerre tout de même, et j’avais dans la poche intérieure de mon veston, comme certains de mes condisciples, la photo de ce général. Sammy Braunberger contre Adolph Hitler. Taïaut !  

Le magasin de mes parents avait été détruit par les bombardements. Pourtant, il fallait bien nous loger et gagner notre vie à tous les trois. Comme au bout de la rue Henri Paris, tout près de la gare, il y avait un café de disponible, mon père l’a loué. Guerre ou pas, les gens continuent de boire, disait-il. C’est la vie, les choses continuent. Idem pour la rentrée des classes, elle s’est faite dans l’ordre. Est-ce qu’il y a eu un discours du préfet ? Je ne m’en souviens pas mais tout le monde, je crois, était au courant de ce qui s’était passé. Les Allemands étaient les maîtres du pays. Et moi, mon père me l’a expliqué du mieux qu’il a pu, j’ai appris que j’étais juif, que je devais m’endurcir, et parler le moins possible. Sauf, bien sûr, quand le professeur m’interrogeait et que je connaissais la réponse  C’est curieux, il me semble que si j’avais eu un caractère vindicatif, j’aurais pu en vouloir à mon père d’être juif. Je n’avais rien demandé, et lui-même ne semblait pas y être tellement attaché. Alors? C’était quoi : être juif ? Je remis cette discussion à plus tard. Lorsqu’on se tait, on ne risque pas de dire des sottises, disait mon père, apprends à te taire. Et n’oublie pas, tu es juif mais il n’est pas nécessaire de le crier sur les toits. C’était peu de temps avant l’imposition de l’étoile jaune.

C’était un dimanche, Jeff me l’a rappelé longtemps après. C’était un jour très ensoleillé et les promeneurs avaient tendance à laisser ouverts leur col et leur veston, il y avait même de jeunes dandys qui portaient leur veste sur l’épaule et laissaient trainer jusqu’au sol les culottes de golf qui étaient à la mode cet été là. Moi, mon costume de dimanche sur le dos, malgré le ciel uniformément bleu, je portais mon imperméable replié dans sa longueur sur l’épaule comme, dans les histoires de capes et d’épées, les spadassins  portent  leur cape au dessus de leur baudrier.

-Tu as peur qu’il pleuve ?

C’est Jeff qui m’avait interpellé en riant.

Jeff qui, bien plus tard, m’a dit que je l’avais regardé avec arrogance, que je lui avais crié :

-Tu veux savoir :

D’un geste brusque, j’avais tiré mon imperméable jusqu’au sol et dévoilé  un bout de chiffon jaune cousu sur la poitrine avec dessus, écrit en lettres gothiques, le mot : Jude.

-Qu’est-ce que c’est ?

-Tu vois bien, Jude, juif, c’est ainsi qu’on marquait les juifs au Moyen Age.

Le lendemain, à l’Athénée, il y avait quatre élèves qui portaient sur la poitrine un chiffon jaune sur lequel, ils avaient écrit : moi pas Jude.

Le préfet leur a demandé de l’ôter, et moi j’ai dit que c’était chic mais que ce n’était pas nécessaire. Un seul Jude suffisait. Peut être est-ce de cette manière que j’ai continué d’apprendre que j’étais juif. Ou de la manière suivante. Un jour, en classe, le professeur de français, monsieur Granchamp, s’est assis face à l’estrade, à un pupitre du premier rang, et :

- Braunberger, au tableau.

Je suis allé jusqu’au tableau et je me suis retourné vers la classe.

Monsieur Grandchamp a repris :

- Comment ça se fait Braunberger ?  Braunberger, c’est bien un nom d’origine germanique, pourquoi ne le prononcez vous pas à l’allemande, avec un gue, Braunberguer. C’est pour vous cacher ?

- Je ne sais pas, monsieur.

C’est alors qu’un condisciple, Evrard, que je connaissais à peine, s’est levé et à posé une question.

-Grandchamp, monsieur, en allemand ça veut bien dire feld, comme feldgendarme ?

-Ca suffit. On reprend le cours.

J’avais en une seule matinée appris deux choses importantes. Monsieur Grandchamp n’aimait pas les juifs, semble t il, et George Evrard que je connaissais à peine n’aimait pas ceux qui montraient qu’ils n’aimaient pas les juifs. George avait plus de quatorze ans, il avait entamé ses études secondaires sur le tard, il avait doublé sa seconde année et il n’était pas intéressé par d’autre cours celui de français. Après la guerre, il est devenu un comédien réputé en France sous le nom de George Aurel. Je m’étais fait un ami, peut être en avais-je d’autres ? Mais je me souvenais des recommandations de mon père : Parle le moins possible, et quand je voulais exprimer mon amitié à Georges, je le disais en pensée.

Le nom, ce n’est rien. Il parait qu’ils te demandent d’ôter ton pantalon pour regarder ta quéquette. Et pour les filles, comment ils font ? Peut être que ça faisait partie des conversations de préau ou de conciliabules des membres clandestins de la Résistance à l’Athénée, je ne m’en souviens plus. C’est drôle, il me semble que j’aurais dû me souvenir de ces jours-là, je n’étais plus un enfant. Mon père par exemple, comment se passaient les jours pour lui ? Un jour, en rentrant des cours, je traversais le café pour aller à la cuisine, j’ai vu mon père attablé avec un cheminot allemand qui lui disait à voix basse, « tu comprends ich bin ein communist », et j’étais rouge de honte. Parler à un allemand !  Tout ce que je peux dire, c’est que c’est ainsi que se passèrent les jours pour Sammy Braunberger jusqu’à la mi-quarante-deux. Soit, d’accord : je suivais des cours d’art dramatique au Conservatoire et j’ai été obligé de les abandonner,  soit, d’accord : les autorités communales ont dû me faire une attestation selon laquelle j’étais d’un an plus jeune qu’à la vérité sinon j’aurais dû abandonner mes études secondaires, d’accord encore : le professeur Grandchamp ne m’interrogeait pas souvent. Mais je vais dire une chose absurde : s’il n’y avait pas eu la guerre, tout cela ne serait apparu que comme de simples contrariétés au garçon de quinze ans que j’étais, plus préoccupé par la mode zazou de l’époque, les chansons de Charles Trenet, y a de la joie…y a de la joie…partout y a de la joie, et par la petite Adam, la fille du tailleur, lorsqu’elle passait de l’autre côté de la rue, la tête droite et le regard fixe. Je l’avoue, c’était la première jeune fille dont j’ai été amoureux. A l’exception de la fille de l’épicière de la rue Van Helmont. Mais, c’est à Nicolas Pelz qu’elle faisait des grimaces. Non pour se moquer de lui, il était malin Nicolas, mais parce qu’il faisait semblant de ne pas la remarquer Les filles sont comme ça. Elles aiment qui ne les aime pas. Ce n’est pas juste.

En 1942, soudain tout a changé. Les juifs étaient appelés à se rendre à la ville de Malines, munis de quelques vêtements, pour y prendre le train vers l’Allemagne. Je ne sais plus comment mes parents avaient été avertis officiellement, ni par quelles autorités, du jour où ils devaient le faire mais dès le lendemain, ils disposèrent de faux papiers selon lesquels ils étaient belges, moi aussi du même coup, et se nommaient Léon Berger pour mon père, Cécile Vander pour ma mère tandis que moi, j’abandonnais le prénom de Sammy au profit de celui de Pierre. C’était le père de Serge qui nous les avait fournis. Membre de l’Armée Secrète, c’était à lui que mon père transmettait les renseignements que lui donnaient des cheminots allemands. Nous n’étions plus juifs et nous avons ôté de nos vêtements cette étoile jaune que tout naturellement nous portions jusque-là parce que les autorités allemandes l’avaient décidé sans nous demander notre avis. Et parce que pour les êtres humains, leur première inclination est d’obéir aux ordres que leur donne l’autorité. C’est à ça, j’imagine, que servent d’abord les cours de civisme.

 Quelques jours plus tard, nous avions franchi la frontière française, et quelques jours plus tard encore, nous sommes entrés dans ce qu’on nommait la France Libre ou la France nono, soit pour ceux qui l’ont oublié : la France non occupée. Pour certains encore, c’était la France de Vichy. Celle du Maréchal Pétain qui s’était donné à la France et devant lequel les écoliers chantaient virilement « Maréchal, nous voilà », cet homme devait aimer les petits enfants. Celle de Laval qui représentait, disait-on, le vrai Français, l’homme de la terre paysanne, fruste d’aspect, habillé sans recherche, une grosse mèche sur l’œil droit et la moustache drue, mais un patriote qui haïssait les Anglais parce qu’il se souvenait de Trafalgar. C’est à Châteauroux, .devant un fonctionnaire de la préfecture, que mes parents et moi, avons confirmé notre choix : Nous étions Belges, nous n’aimions pas l’occupant, mais surtout nous n’étions pas juifs. Ce que ce fonctionnaire admit sans discuter. Mon père l’avait ressenti, une certaine complicité s’était établie entre lui et nous.

A Châteauneuf les Bains, les Autorités Françaises avaient institué un camp de rassemblement pour les personnes originaires de Belgique, juives ou non. C’était un ancien hôtel qui servait de camp. Le mot camp était très à la mode à l’époque, il avait une connotation inspirée par la nature, le scoutisme, le travail en commun et la solidarité, toutes ces vertus que prônaient le Maréchal. Dirigé par un ancien officier de l’armée, le colonel Lisbonne, juif lui aussi, il s’y trouvait des couples jeunes ou moins jeunes, avec ou sans enfants, qui n’avaient d’autre désir que de fuir les allemands en France ou ailleurs, des jeunes hommes qui voulaient rejoindre l’Angleterre, la ville de Miranda en Espagne était, paraît-il, l’endroit à rejoindre, et des hommes seuls constamment prostrés après un voyage  qui leur avait demandé plus d’énergie qu’ ils n’en disposaient, dont on devinait qu’ils voulaient dormir et pour certains, peut être, s’arrêter définitivement.

Mes parents ne faisaient pas partie du camp. Le fonctionnaire de la préfecture les avait envoyés à Châteauneuf afin de les joindre plus facilement lorsque les papiers d’identités qu’il faisait établir à leurs noms et au mien, des documents authentiques ceux là, seraient prêts.

Ils y avaient loué une petite maison aux Garachon, des paysans natifs du village qui se faisaient ainsi quelques sous. La maison avait été baptisée «Au petit bonheur », je crois que c’était le titre d’une pièce à succès, et bien des jeunes gens, avant de se diriger vers l’Espagne, venaient s’y faire tirer les cartes par ma mère ; elle s’était découvert une vocation qui les ravissait parce que les cartes, ô miracle, leurs étaient toujours favorables. Vers l’Espagne ou vers un autre camp, s’ils étaient pris à la frontière. C’était la vie !

Châteauneuf les Bains en 1942 était un village de moins de mille habitants, encaissé dans une vallée, à proximité de la Sioule qui s’élargissait à cet endroit, de sorte que depuis une sorte de plage herbeuse, on pouvait y plonger ou se dorer au soleil. Sur les hauteurs, il y avait quelques résidences occupées par des gens de la ville, et même quelques Parisiens, qui y passaient l’été. Je suppose qu’il s’agissait d’auvergnats que leur vie professionnelle retenait en ville, mais dont les sentiments restaient attachés à ce village où les bruits de la guerre ne s’entendaient pas. Sans ce camp rempli d’étrangers, la plupart des villageois n’auraient été troublés ni par les bruits ni par les images de la guerre.

Andrée Bragard, je l’appelais la grande Dée, était la fille d’un haut fonctionnaire parisien, auvergnat de naissance, qui revenait chaque été à Châteauneuf où il laissait sa femme et sa fille .durant les beaux jours. C’est au bord de la Sioule que j’ai fait la connaissance d’Andrée, elle devait avoir mon âge, et que nous sommes devenus amoureux l’un de l’autre, l’été en tout cas. L’été nous nous le disions d’ailleurs de vive voix et l’automne, lorsqu’elle rentrait à Paris,  nous nous le disions par correspondance. Les échanges par correspondance étaient les plus passionnés et les plus chauds.

Comme tous les jeunes gens, je présume, j’étais amoureux de quelqu’un et de l’amour que ce quelqu’un m’inspirait. Mais pour moi, je dois bien avouer que lorsqu’Andrée était à Paris, elle ne comblait pas mon amour et j’étais prêt à aimer une jeune Espagnole que je rencontrais sur la place du village en face de la boulangerie. Si ce n’est que j’avais des espagnoles l’opinion d’un garçon pusillanime. Le sens de l’honneur de la famille  « si tu n’épouses pas ma fille je te tue », me retenait, je n’avais pas envie de me marier ni de mourir si bien que j’étais amoureux en silence. Il  y avait aussi parmi les réfugiés un couple de Hollandais qui avait deux filles, Bella et Bianca, et je ne savais pas si j’étais amoureux de l’une d’entre elles ou des deux à la fois. Je ne l’ai jamais su parce qu’un peu plus tard nous quittions Châteauneuf pour Clermont Ferrand, et peu après lorsque les allemands avaient occupé le reste de la France, le camp avait disparu après qu’ils soient venus un soir avec plusieurs camions pour emmener tous ceux qui n’avaient pu s’enfuir, le colonel Lisbonne en tête et en uniforme. Son képi étoilé qu’un soldat avait arraché, a été retrouvé le lendemain sur les marches du camp. Son képi de colonel français.

A Clermont, mon père avait trouvé du travail dans une petite cordonnerie et moi une situation de vendeur dans une librairie de la rue du 25 Novembre. J’étais toujours amoureux mais cette fois des deux vendeuses du magasin de chaussures qui se trouvait à côté de la librairie. Et d’Andrée parce que retournée à Paris, elle laissait courir mon imagination au travers de notre correspondance.

J’ai revu Andrée à Paris après la libération. Nous sommes allés applaudir Yves Montand qui chantait des airs de cow-boys américain, puis nous nous sommes dit au-revoir et nous ne nous sommes jamais revus. Trois ou quatre ans plus tard, j’ai vu sa photo dans un magasine à l’occasion de son mariage avec un pilote de compagnie aérienne. C’était une fille de bonne famille, elle demeurait dans le seizième arrondissement, avenue de Ségur pour être précis.

Nous sommes restés à Clermont jusqu’à la libération. Quelques jours auparavant, mon collègue, un jeune français, m’avait dit qu’il partait rejoindre le maquis, et le lendemain de la libération, sans en parler à mes parents qui s’y seraient opposés, avec des milliers de gens, ceux qu’on a surnommés les résistants de la dernière heure, je faisais la file pour m’engager dans les Forces Françaises Libres. Je m’étais déjà choisi un nom de guerre : judex pour sa connotation particulière. Le recruteur m’a regardé : Judex hein, a-t-il dit, il a demandé mon âge, il a dit que j’étais trop jeune et je suis rentré chez nous. Quelques jours plus tard nous sommes partis pour Paris ; le train était bondé. Il me semble que durant les guerres les trains sont toujours bondés. Nous voulions rejoindre la Belgique. Et moi, j’avais pris conscience pour de vrai que le monde ne se limitait pas aux frontières de la rue Van Helmont, je le savais déjà, que les routes qui s’écartent des villes traversent d’autres villes et se perdent loin, très loin, sans qu’on puisse en voir le bout, et par une étrange métamorphose où se mêlent le temps, l’histoire et la géographie, font qu’un jeune garçon sort définitivement de l’enfance.

 

Accueil

La saison des amours

 

La rue Van Helmont se trouve à proximité de la place Rouppe mais quelle expédition pour y parvenir! Ce n’est pas tant la distance ou les difficultés ou les mystères de la rue qui font obstacles mais l’appréhension qui vous saisit avant de déboucher sur la place. Vous parcourez une rue étroite et, soudain, en pleine lumière vous débouchez sur une immense surface couverte de deux terre-pleins de verdure. Derrière la place, une avenue large comme plusieurs fois la rue Van Helmont conduit vers une autre place qui, elle, se trouve devant la gare. Une place immense cette fois, entourée de cafés aux noms bizarres, Le Laboureur, la Ville de Rome, Les Amis Comiques, dans lesquels un grand nombre d’hommes jouent aux cartes.

Place Rouppe, il n’a que deux cafés. On n’y joue pas aux cartes, on y joue au jacquet. A droite, s’élève un grand bâtiment, une sorte de cube, aux fenêtres régulièrement alignées mais des rideaux empêchent de voir à l’intérieur.  Sur le fronton, il est écrit: Maison des Huit Heures. En réalité, j’hésite. Et si ce n’était pas sur cette place là que se trouvait la Maison des Huit Heures?

Le 11 de la rue Van Helmont se trouve au début de la rue. C’est important de le dire parce qu’en face, à dix mètres peut-être, pas beaucoup plus en tout cas, se trouvait un magasin de bonbons qu’on pouvait acheter à la pièce. Les rouleaux de diables y étaient particulièrement demandés sauf par certains qui trouvaient que ce n’était pas beau de tirer dessus, les dents serrées, déjà noires, les lèvres ouvertes par l’effort. Mais ce sont les mêmes qui sur leur tablier nouaient leur écharpe sur le devant pour paraître plus âgés alors que la plupart d’entre nous la nouaient dans le dos.

Des camarades plus délurés ou plus aventureux nous racontaient qu’au delà de ce que nous pouvions voir, il y avait de nombreuses rues qui ne se nommaient pas Van Helmont. Ce devait être vrai. Déjà l’école où je me rendais tous les jours se trouvait rue des Six-Jetons. Néanmoins, c’est la rue Van Helmont, on le sentait bien, qui était le centre de la ville. Nicolas Pelz qui était mon ami, il était aussi un bon élève, et un fils aimant, lui, disait ma mère, m’avait dit un jour où je me demandais pourquoi il y avait tant d’animation dès qu’on s’éloignait de la rue. « Plus tard, tu verras ».

Notre immeuble, une grande et large bâtisse avait une entrée qui donnait sur une cour où s’élevaient trois autres bâtiments. Au milieu de la cour se trouvait une auge de pierre, une pompe à main et une tôle ondulée pour frotter le linge. Je n’ai jamais pénétré dans aucun de ces trois immeubles. Notre logement se trouvait dans l’immeuble en façade, et je pense que chacun des immeubles constituait pour chacun de ses occupants un quartier distinct au caractère singulier, peut-être même une autre ville. D’ailleurs les gens ne se connaissaient pas tous, ils étaient trop nombreux, ils n’avaient pas les mêmes horaires de travail, ils venaient de régions différentes, et leurs accents parfois les rendaient difficiles à comprendre pour des enfants.

Ce dimanche-là, Nicolas me dit que c’était le bon jour pour voir.

-Tu comprends, c’est dimanche.

Pour lui montrer que j’avais parfaitement compris, j’ai répété :

-Oui, c’est dimanche.

Et nous nous sommes mis en route, tandis que nos copains continuaient de discuter.

Finalement, il ne fallait pas aller trop loin pour déboucher dans un autre monde. Simplement prendre à gauche la rue de Bogards et, plutôt que de traverser le boulevard comme je le faisais chaque jour pour aller à l’école, s’arrêter à la station de tram. Ca m’était formellement interdit quand je n’étais pas accompagné de ma mère ou de mon père. Mais Nicolas Pelz qui était un bon élève, mes parents avaient probablement omis par négligence de le citer parmi les personnes fiables, d’autant qu’il avait deux ans de plus que moi.et que Nina, la fille de l’épicière, je l’avais déjà remarqué, lui faisait des grimaces amoureuses.

- Nous allons au théâtre, dit-il, ça te va ? Mais tu fais comme moi. .

Nous sommes montés sur le premier tram qui s’est présenté, et nous avons parcouru la distance entre deux arrêts avant que le contrôleur ne nous demande où nous souhaitions aller.

-A la gare du Midi, à répondu Nicolas.

-Pauvres gamins, vous allez exactement dans le sens contraire. Mais ne vous affolez pas, vous descendrez au prochain arrêt et vous prendrez le tram dans l’autre sens. Vous avez compris ? Et en secouant la tête, il nous a fait un sourire.

Nous sommes descendus mais nous n’avons pas traversé pour reprendre un autre tram ? Nous étions pratiquement arrivés à destination. En fait, le théâtre où nous menait Nicolas n’était pas un véritable théâtre mais un cabaret. Les gens y venaient pour boire un verre tout en regardant sur la scène qui se trouvait au fond, d’autres gens qui chantaient ou qui racontaient des histoires gaies ou tristes. Nicolas qui était un habitué, me dit qu’il ne savait pas pourquoi les applaudissements, c’était la coutume d’applaudir après chaque prestation, étaient plus nourris quand c’était des histoires ou des chansons tristes. Il avait même vu, je te jure croix de bois croix de fer, une femme pleurer si bruyamment que le monsieur qui l’accompagnait n’arrêtait pas de lui taper sur le dos en disant : «  voyons, voyons, c’est pour rire ».

Et pour rentrer, c’est simple : les enfants qui accompagnent leurs parents ne payent pas, tu fais comme moi, tu te mets auprès d’un couple, et si le monsieur ou la dame te regarde, tu leur fais ton plus beau sourire.

Ce fût un après-midi éblouissant.

Ce jour-là, j’ai appris aussi que la ville était immense. En rentrant à pied, je me suis rendu compte qu’il y avait, à côté des boulevards animés que parcouraient des trams et des voitures, de nombreuses rues Van Helmont où des enfants assis sur le trottoir, les pieds dans le caniveau, discutaient ou s’ils avaient envie de crier, jouaient au ballon. Décidément, la rue Van Helmont, N°11 ou pas, n’était pas le centre du monde. Depuis, l’enfant que j’étais et celui que je suis devenu ont perdu beaucoup de leurs illusions. J’étais âgé de dix ans, nous étions en 1936, un autre siècle commençait.

-Sale juif, avait crié un condisciple de l’école des Six-Jetons, deux ans auparavant. Je ne savais pas ce que c’était un juif. J’ai demandé à mon père qui m’a expliqué tant bien que mal ce que c’était mais je n’ai pas très bien compris, et j’ai fini par oublier ses explications et le cri de mon condisciple.

Tout avait commencé en Pologne, à Czestochowa pour être précis; en 1926. J’insiste sur 1900. Parce- que ces événements sont déjà si lointains que cela n’eût étonné personne, s’ils s’étaient produits en 1826. 1800, vous voyez ?

Un soir, Janus, un ami d’enfance de mon père qui était membre de la police était venu le prévenir.

- Demain, on va venir te cueillir, il vaut mieux qu’on ne te trouve pas. Un mort, Léon, un mort au coin d’une rue! On sait bien que tu n’y es pour rien  Mais tu es gênant. Désormais, la Pologne est trop petite pour toi.

Le lendemain, il était en Allemagne sans avoir embrassé ni son père ni sa mère ni ses sœurs. Il ne les reverrait jamais. Il voulait rejoindre la France qui, chacun le sait, est la seconde patrie de ceux qui sont épris de liberté. Il faut ajouter qu’un cousin éloigné mais un cousin tout de même, il se nommait Fréderic, s’y était installé quelques années auparavant et pourrait vraisemblablement l’accueillir le temps de se retourner.

C’est à Bruxelles qu’il devait prendre le train pour Paris. Mais il avait quelques heures à perdre et autour de la gare, il y avait de nombreux cafés. Il s’attabla et commanda du doigt une bière pour faire comme la plupart des consommateurs. C’est drôle, pensait-il, en les écoutant parler, leurs langages ont des consonances étranges. Certaines évoquaient l’allemand, d’autres le roumain, quel était celui dont on pouvait affirmer qu’il s’agissait du français la langue du pays ? Il y avait même au comptoir un homme, il faisait de grands gestes en parlant à un ami, qui tout d’abord n’avait éveillé aucun intérêt tant son langage lui était familier. Il s’exprimait en polonais. A Bruxelles !

Les gares comme les ports sont, pour chacun de ceux qui y débarquent, encore un petit morceau de leur pays. Juste le temps de ressentir avec une sensation de déchirure que tout leur est étranger parce que, sorti du brouhaha de la gare, ils savent à peine dire bonjour ou : «  pouvez vous m’indiquer un hôtel pas trop cher? » Ou mieux encore : « connaissez-vous quelqu’un qui parle le polonais ? »

Rien ne vaut les gares pour changer de continent quand on n’est qu’un pauvre diable qui ne peut s’offrir de voyage pour le plaisir, et condamné à rester sur place. Ceux qui voyagent pour leurs affaires ne voyagent pas, ils se déplacent par nécessité mais ne changent pas réellement de pays ou de région ou même de continent. Il leur suffit de connaitre la langue ou de se faire accompagner, ou de manger dans des restaurants où le maitre d’hôtel est capable de dire en français, s’il s’agit d’un français bien entendu: «  bonjour Monsieur ». Pour certains, entrer dans une gare, c’est le premier pas pour l’exil, pour d’autres c’est le sceau infamant de l’émigration. Ni les uns ni les autres n’en reviennent intacts.

Le grand polonais du comptoir lui avait d’abord demandé de quelle ville, il venait. Il le lui avait demandé en Yiddish après lui avoir demandé « comment se porte un juif », ce qui n’était pas une question, comme on pourrait le croire mais une sorte de mot de passe. Mot de passe oublié depuis que les juifs s’expriment exclusivement dans leur langue maternelle, et dès lors, comme leurs compatriotes non juifs, ils cessent souvent de se comprendre. Ou alors, parce que comme leurs compatriotes non juifs, lorsqu’ils entament une conversation, ils parlent mais ils n’écoutent pas. Dieu sait ce que serait devenue notre planète si, tous, ils s’étaient écoutés.

Oui, le polonais savait où il pouvait rencontrer un de ses concitoyens, un certain Louis qui était en Belgique depuis quelques mois ; décidément, ici ou en Pologne, le monde n’était qu’un village. Il logeait au dessus d’un café, dans une petite rue à proximité de la gare, et il était d’accord pour partager sa chambre avec Léon. Un matelas déroulé le soir ferait un lit convenable pour un jeune homme d’à peine trente et un ans. Et Paris ? Ce qui l’avait décidé à rester en Belgique, c’était le comportement des ivrognes. En Pologne, lorsqu’un juif empruntait en sens inverse le trottoir que suivait un ivrogne, par prudence il descendait du trottoir et traversait la rue. En Belgique, et il le répétait à qui n’était pas fatigué de l’entendre, c’est le contraire qui se produisait, l’ivrogne descendait dans le caniveau en s’excusant. Un pays avec de tels ivrognes méritait beaucoup de considération. Vive le roi ! Vive la Belgique !

Il s’était engagé dans la même entreprise que Louis, et comme lui et quelques autres, il coltinait des sacs de ciment. Lorsqu’ils rentraient, ils avaient pris l’habitude de s’installer à une table du café, à cette époque on disait un estaminet, et en prenant une bière, une seule, chaque centime comptait, il évoquait l’avenir. Un tout petit peu d’argent, un logement, et la venue de sa femme et de leur enfant. C’était en 1927.

Cet homme que je décris en disant « il », cet homme qui n’a pas encore de visage, c’était mon père. Il était né en 1896, il était donc âgé de 31 ans. A cet âge-là, beaucoup d’entre-nous, juifs ou non, sortent à peine de l’adolescence. Que Dieu le garde cet homme qui ne croyait pas en Dieu mais qu’est-ce que ça change ?

Il avait fini par trouver du travail dans une fabrique de chaussures. La chance ! Fabriquer des chaussures, c’était précisément son métier. Il gagnait mieux sa vie qu’en portant des sacs, et son dos s’en portait mieux. Et c’était mieux que le travail auquel se livraient un grand nombre de ses compatriotes dans les mines du côté de Charleroi ou dans les métiers du fer à Liège ou à Herstal.

Il avait été convoqué par la Sureté de l’Etat, et il avait promis en demandant le statut de prisonnier politique, de ne plus s’occuper de manière active de politique ni de perturber l’ordre public. Peu de temps plus tard, il avait fait venir sa femme et son fils, et c’est aussi à cette époque qu’il emménagea au 11 rue Van Helmont. Ils y vécurent de nombreuses années, heureux de vivre avec des voisins qui leur ressemblaient, et agacés par ces mêmes voisins qui leur ressemblaient trop.

Ils en avaient parlé durant de nombreuses soirées. Mon père ne voulait pas rester à Bruxelles. « C’est comme si nous étions toujours en Pologne », disait-il. « C’est en Belgique que Samuel fera ses études, et il sera un belge semblable aux autres belges. A Bruxelles, nous ne connaissons que des juifs, même l’épicerie est juive. Nous construisons nous même un mur que nous avons reproché aux non juifs de Pologne d’avoir érigé entre nous et eux, soyons ouverts aux autres ».

Je ne pas sûr évidemment que c’est en ces termes là que mon père s’est exprimé devant ma mère mais l’esprit de son discours devait être celui-là.

Par contre, j’ai un reproche à lui faire, il y a prescription c’est vrai : pourquoi, lorsqu’on est amené à prendre des décisions aussi difficiles, elles modifient la vie de tous les membres d’une famille, pourquoi n’interroge-t-on pas les enfants? Eux aussi, on leur arrache une partie de leur passé, aussi concret pour eux qu’un territoire. A peine ont-ils eu parfois le temps d’embrasser une petite fille blonde à qui ils tiraient les nattes, et qu’ils ne reverront plus jamais.

Pourquoi, ont-ils choisi la ville de Tournai ? Un jour, c’était un dimanche, nous étions endimanchés tous les trois comme il convenait un dimanche, nous avons pris le train jusqu’à Tournai. En sortant de la gare, j’étais entre mon père et ma mère, chacun d’eux a serré ma main plus fort, nous étions sur une place beaucoup plus petite que celle qui se trouve devant la gare du midi à Bruxelles mais plus grande que la place Rouppe que je connaissais bien.

-C’est ici que nous vivrons désormais. Et, peut-être comme la plupart des gens, jusqu’à la fin de nos jours.

J’ai toujours suspecté mon père d’avoir l’amour du théâtre.

-Ainsi soit-il, a dit ma mère en Yiddish.

C’était un jour de la mi-juillet. Un jour de soleil et de douceur de l’air. Les arbres de la place, les façades, les rails brillants, l’éclat qui les recouvrait était plus brillant qu’à Bruxelles, et mes parents, je l’ai vu sur une ancienne photographie, avaient l’air d’un couple de provinciaux béats devant un panorama repris sur la plupart des guides. Il me semble que c’est sur cette photographie que je les ai vraiment regardés. Ma mère avait trente six ans, elle portait un chapeau cloche muni d’une voilette, les cheveux noirs, bouclés à la permanente soulignaient le bord de son chapeau, le rouge à lèvres était rutilant comme c’était alors la mode, le rouge baiser qui ne laisse pas de trace. Ce n’était pas une très grande femme. A en juger par la photo, sa taille devait être de un mètre soixante-deux, soixante-trois. Bref, me semble-t-il, c’était une jolie femme, et séduisante aussi. Mais un fils peut-il juger de la beauté de sa mère ?. Mon père portait bien droit sur la tête un chapeau de feutre, plus tard il ne portera que des Borsalino qui venaient de chez Tilts, boulevard Anspach à Bruxelles, et un costume étroit de couleur marine. Son visage avait des pommettes saillantes, des yeux sombres, et  ses chaussures brillaient comme des chaussures neuves. Probablement qu’elles l’étaient. Ils m’avaient enfoncé mon béret jusqu’au milieu du front.

-Nous allons aller à pieds, ce n’est pas très loin. Tu veux bien marcher ? Tu es un grand garçon ?

La rue Royale va de la gare jusqu’ à l’Escaut. Un pont qu’un technicien  levait à chaque fois que se présentait un chaland permettait de rejoindre la rue Notre-Dame où se trouvait le cinéma Palace. Son propriétaire, Monsieur Leveau, le père d’un de mes futurs condisciples, consacrait le dimanche matin de dix heures à midi à des séances dites enfantines. C'est-à-dire, en général, à des films de cow-boys où Tom Tyler se mesurait à Géronimo, le chef vénéré des apaches. C’est un peu plus loin que mon père avait loué un magasin surmonté d’un étage et d’un grenier qui bientôt serait un magasin de chaussures à l’enseigne de « chez Sammy ».Un certain monsieur Marlier, grossiste en chaussures, qui faisait des affaires avec la fabrique dont mon père était devenu le contremaître, lui avait suggéré de le louer. Il s’était engagé à lui fournir des marchandises qu’il n’aurait à payer que trois mois plus tard. En quittant la rue Van Helmont, mon père devenait à la fois un provincial et quittait, peut-être pour toujours, la condition ouvrière. « C’est la lutte finale » n’évoquerait plus que des souvenirs de jeunesse. Certes, il ne savait pas à quel point mais j’imagine qu’à cette époque, la plupart des gens, belges ou non, étaient soucieux des évènements guerriers qui agitaient l’occident après qu’on se soit promis en 1918 de tout faire pour ne jamais plus recommencer d’enterrer, encore vivants, des armées entières de jeunes gens. Mais c’est vrai que les gens sont toujours soucieux de l’influence des événements sur leur vie. Généralement, ils ressentent que leur existence est vulnérable à des événements qui ne les concernent pas, et dont ils ne voient d’ailleurs pas en quoi ils devraient les concerner, que lorsqu’il se passe quelque chose.qui entaille leur sommeil. Ils en veulent alors à ceux qui troublent leur sommeil. Parfois, ils en veulent aux dominateurs et parfois à leurs victimes. Et parfois tout au fond de leur cœur, parce-que ce ne sont pas des choses qui se disent à haute voix, ça dépend de l’endroit et de l’entourage, ils en veulent davantage aux victimes, les dominateurs sont trop dangereux en effet. Jusqu’alors, dieu merci, on ne se battait qu’en Espagne paraît-il, mais sait-on où ces choses-là s’arrêtent ? Faut-il décider de ce qu’il faut faire ou ne pas faire ? Quelqu’un peut-il garantir que les décisions prises sont judicieuses ? J’imagine que mes parents s’étaient posé de nombreuses questions. L’avenir leur démontrera qu’ils auraient tout aussi bien pu jouer leurs décisions aux dés. Mais ni mon père ni ma mère ne jouait aux dés.

La rue Van Helmont n’était pas le centre du monde, je m’en étais aperçu lors de mes explorations en compagnie de Nicolas Pelz, l’enfant qui aimait sa mère, lui. Mais les dimensions de Bruxelles m’étaient inconnues. Bruxelles était-elle une grande ville, une très grande ville ? Je n’en savais rien. Par contre, Tournai était une grande ville. Il m’avait fallu cinq heures pour en faire le tour par les grands boulevards qui séparaient la ville proprement dite de ses différents  faubourgs. C’était une ville en étoile. C’est drôle, vous vous éloigniez du centre, en haut, en bas, par la gauche ou par la droite, et vous aboutissiez à des routes qui portaient le nom de leur endroit de destination : chaussée de Valenciennes, chaussée de Bruxelles, chaussée de Lille, etc. Toutes les villes ont-elles des routes qui mènent à d’autres villes ? Mais peut-être toutes les villes sont elles de grandes villes pour un enfant de dix ans.

Mon père m’avait inscrit à l’Ecole de la Justice.  Curieux nom pour une école ! Monsieur Richard en était le directeur et cumulait cette fonction avec celle d’instituteur des classes de cinquième et de sixième. En outre, mais ce devait être à titre personnel, il était le patron  de la troupe scoute laïque qui faisait partie des Boys scouts de Belgique alors que les élèves de l’enseignement catholique adhéraient aux Boys scouts nommément désignés catholiques, et portaient à l’épaule des fourragères jaunes, les nôtres étant vertes. Quant aux jeunes garçons qui défilaient en chemise bleue, c’était des Faucons rouges. J’ai toujours été fasciné par la symbolique des couleurs. Une couleur, et à quoi bon parler ? Vous affirmez avec force vos convictions idéologiques ou à quel groupe d’hommes vous appartenez. Sans ironie stupide de ma part.

J’aimais beaucoup l’Ecole de la Justice. En fin d’année scolaire, jusqu’au jour officiel des vacances, les cours terminés, on pouvait apporter des livres ou Spirou et Mickey, ou dessiner comme le faisait Esteban Ontillera, un refugié espagnol que des Tournaisiens avaient recueillis. Moi, c’était des livres que je me procurais à la Bibliothèque catholique parce qu’elle était sur le chemin de l’école et qu’elle possédait tous les livres de Jules Vernes dans la collection Hatzfeld. Bien sûr, il y avait aussi les livres de la comtesse de Ségur née Rostopchine dont j’aimais le général Dourakine qui était plus gentil que ne le prétendait Sophie, et puis je devinais son accent et je m’efforçais de l’imiter. Da, camarade Tovaritch.  Et, à la fin de l’année, j’appris aussi auprès de Zola, à la stupéfaction de Monsieur Richard, les dures conditions de travail des cheminots français. La bête humaine, c’était fort, non ?

A l’époque, les enfants devaient suivre en supplément aux cours importants, les cours de religion dispensés par un curé ou ceux de morale dispensés par monsieur Boulle ou Bouilloire, c’était son surnom, ou alors, c’était tout simplement monsieur Houart,  Houart + Boulle =Bouilloire, qui affirmait que la liberté permettait à qui le voulait bien de se laver les pieds dans une bassine sur cette estrade de classe sans qu’on puisse le lui interdire. Ou alors, c’est que je n’ai pas bien compris. Au catéchisme en tout cas, j’étais le meilleur, j’adorais discuter du sexe des anges, et le bon dieu assis sur un nuage, c’était simple et ça me faisait rêver. Je ne suis pas resté longtemps au cours de religion malgré l’insistance de  monsieur le curé qui prétendait que c’était un juste retour des choses pour un enfant juif tandis que monsieur Richard disait :

-Justement, sa place n’est pas au catéchisme.

Et pour me consoler, il me fit enrôler chez les louveteaux où j’acquis rapidement le grade de sizainier et le totem d’ornithorynque exubérant ainsi qu’un anneau de cuir tressé pour y glisser mon foulard. J’avais une cape aussi dont je rejetais les pans derrière le dos. Je devais avoir fière allure, je le voyais dans le regard des jeunes filles qui fréquentaient l’école des filles. C’est fou ce qu’il m’arrivait en cette année 1937. A croire que le monde ne tournait que pour moi.

Cet été là, le camp scout se tenait dans un bois situé près de la côte. Nous avions monté les tentes dans la propriété d’un ami des jeunes qui mettait  un de ses prés à leur disposition, en particulier à celle des scouts parce- qu’ils avaient le sens du respect de la propriété et celui de la discipline. Plus jeune, cet ami de la jeunesse avait été militaire, et il regrettait ce temps où, à ses dires, les choses étaient différentes. Le matin, il assistait au salut au drapeau.

Durant le jour, nos activités  nous occupaient à des jeux de groupe, au crépuscule, elles nous menaient en file indienne à l’orée du bois. Certains d’entre nous n’étaient pas à l’aise, on le sentait au volume de la voix qui faiblissait, jusqu’à se transformer en gémissements larmoyants chez les plus jeunes des jeunes. Je ne sais pas pourquoi mais c’est vers moi qu’ils cherchaient refuge et je les encourageais en faisant des grimaces, en sautant comme devaient sauter les Indiens sur le sentier de la guerre, en entourant leurs épaules de mes bras tutélaires. Est-ce que j’avais peur, moi ? Je crois qu’ils ne s’inquiétaient pas de savoir si j’étais inquiet, moi aussi.

A l’école aussi je m’étais fait des amis. Trois. Trois seulement. Les autres ne savaient pas quelle attitude avoir envers un jeune garçon qui venait d’une autre ville, dont le nom était très différent du leur, et à qui monsieur Richard, c’était visible, portait de l’affection. Heureusement, un des trois garçons qui m’avait adopté, était un robuste gaillard qui s’était institué mon garde du corps personnel  et que j’appelais Jeff, à la flamande, plutôt que Joseph, patronyme dont il avait honte. Personne dès lors pour chercher la bagarre.

J’oubliais: le dimanche matin, revêtu de ma tenue de scout, je faisais parfois la tournée des terrasses de café de la Grand’ Place pour vendre des choses quelconques au profil d’une œuvre de bienfaisance. Parce-que j’étais poli, parce-que je n’avais aucun accent du terroir, et je l’ai entendu d’une dame auprès de laquelle je m’approchais, parce-que j’avais des yeux noirs et de longs cils, « oh, le joli petit scout », je faisais de bonnes recettes et j’en étais fier. C’était vraiment formidable. Cela aurait pu être une époque formidable. En 1939, les Français déclaraient la guerre aux Allemands. C’était la première année de mes études secondaires. Une première année très courte.

Un jour de mai 1940, le préfet réunit élèves et personnel dans le préau et annonça que le matin même, les Allemands avaient envahi la Belgique et que les cours étaient suspendus jusqu’à nouvel ordre. Il ajouta que nous pouvions rentrer chez nous.

Dommage ! Au magasin, les affaires étaient bonnes, et mes parents s’adaptaient sans trop de difficultés à leur nouvelle vie. Une seule fois, il y eut un problème, du moins je l’ai cru, ma mère avait invité une cousine qui avait émigré de Pologne peu de temps auparavant, le temps de lui permettre de s’installer. Je pense qu’elle envisageait d’épouser un villageois des environs pour acquérir la nationalité belge, et qu’elle était prête, je le lui ai entendu dire, s’il le fallait, à l’épouser pour de vrai. Mais un dimanche que le magasin était fermé, et que ma mère était allé rendre visite à une amie qu’elle s’était faite depuis peu, et que moi je cherchais mon père, j’ai poussé la porte de la chambre à coucher de mes parents. Mon père y était avec la cousine de ma mère: ils étaient au lit. Le lendemain, je n’en ai deviné la raison que bien plus tard, la cousine de ma mère renonçait à se marier à Tournai, et reprenait le train pour Bruxelles.

Mes parents n’avaient plus de nouvelles de mes grands parents ni du reste de la famille, ils paraissaient abattus et s’entretenaient en polonais lorsque j’étais présent. En fait, je me souviens très mal de cette période. Et je ne sais pas si mes souvenirs datent de cette année-là ou des actualités que regardais au cinéma, après la guerre, avant le grand film. Toutes les images se mêlent, c’est comme une vieille pellicule de film documentaire, au son aigu, où les villes ont des noms étranges, où les gens parlent avec de grands gestes, où des soldats traversent l’écran d’un pas d’automate, où des gens ont un ballot sur l’épaule et marchent sur les routes en ayant l’air de ne pas , savoir où ils vont, et moi je crois reconnaître parmi eux cette grand-mère qui portait un chignon à étage et qui s’était affolée parce que, les mains nues, j’avais retiré du four un gâteau brûlant lorsque, j’avais six ans, mes parents m’avaient envoyé en Pologne pour que mes grands parents puissent voir et embrasser leur petit fils.

C’est quoi la mémoire ? Une histoire qui commence par la fin et qui ne ressemble pas à celle qui commence par le début? C’était une année importante, je le sens bien, mais il faut que je creuse mon imagination plus que mes souvenirs pour la reconstituer.

Mais de quoi se souvient un enfant de douze ans ? J’avais un camarade, le fils d’un voisin, un nommé Serge, il est devenu architecte, prix Godecharle, il mangeait des vers de terre. Un autre, Lucien, était le fils d’un monsieur qui prêtait de modestes sommes d’argent à de petites gens. Son patronyme était Lion, on surnommait son fils « lionceau », et on riait  Nous nous sommes revus bien plus tard et nous ne souvenions pas de la même chose.

Quelques jours plus tard, les Allemands bombardaient Tournai dont il ne resta pas grand-chose du centre-ville, et le lendemain nous étions des milliers à rejoindre d’autres milliers de gens qui se dirigeaient à pied, ou en voiture pour ceux qui en disposaient, vers la France en nous écartant du milieu de la route pour laisser passer quelques minces charrois militaires. Je me souviens que c’était durant un été particulièrement chaud, le destin a parfois des attentions surprenantes qui sont censées adoucir, je suppose, les aléas du moment. C’est vrai, pour toute une génération de jeunes gens, les grandes vacances commençaient  plus tôt que d’habitude, et s’annonçaient pleines d’action. Vive les vacances !

Pour nous qui n’avions pas dépassé St-Omer dans le Pas-de-Calais, le retour a duré quatre ou cinq jours. Pas plus. Mais nous revenions sur une autre planète où les charrois militaires poursuivaient leur avance, mais plus vite, dont les militaires parlaient allemand et distribuaient en souriant des bâtons de chocolat et des cigarettes. Ils disaient : Deutschland gut, Deutschland gentil.

A l’Athénée, les rumeurs allaient vite. On disait qu’à la radio anglaise, un général français prétendait que la France n’avait pas perdu la guerre, seulement une bataille, et qu’il fallait résister jusqu’à la victoire. Soit! Je suis donc entré en guerre, clandestinement, mais en guerre tout de même, et j’avais dans la poche intérieure de mon veston, comme certains de mes condisciples, la photo de ce général. Sammy Braunberger contre Adolph Hitler. Taïaut !  

Le magasin de mes parents avait été détruit par les bombardements. Pourtant, il fallait bien nous loger et gagner notre vie à tous les trois. Comme au bout de la rue Henri Paris, tout près de la gare, il y avait un café de disponible, mon père l’a loué. Guerre ou pas, les gens continuent de boire, disait-il. C’est la vie, les choses continuent. Idem pour la rentrée des classes, elle s’est faite dans l’ordre. Est-ce qu’il y a eu un discours du préfet ? Je ne m’en souviens pas mais tout le monde, je crois, était au courant de ce qui s’était passé. Les Allemands étaient les maîtres du pays. Et moi, mon père me l’a expliqué du mieux qu’il a pu, j’ai appris que j’étais juif, que je devais m’endurcir, et parler le moins possible. Sauf, bien sûr, quand le professeur m’interrogeait et que je connaissais la réponse  C’est curieux, il me semble que si j’avais eu un caractère vindicatif, j’aurais pu en vouloir à mon père d’être juif. Je n’avais rien demandé, et lui-même ne semblait pas y être tellement attaché. Alors? C’était quoi : être juif ? Je remis cette discussion à plus tard. Lorsqu’on se tait, on ne risque pas de dire des sottises, disait mon père, apprends à te taire. Et n’oublie pas, tu es juif mais il n’est pas nécessaire de le crier sur les toits. C’était peu de temps avant l’imposition de l’étoile jaune.

C’était un dimanche, Jeff me l’a rappelé longtemps après. C’était un jour très ensoleillé et les promeneurs avaient tendance à laisser ouverts leur col et leur veston, il y avait même de jeunes dandys qui portaient leur veste sur l’épaule et laissaient trainer jusqu’au sol les culottes de golf qui étaient à la mode cet été là. Moi, mon costume de dimanche sur le dos, malgré le ciel uniformément bleu, je portais mon imperméable replié dans sa longueur sur l’épaule comme, dans les histoires de capes et d’épées, les spadassins  portent  leur cape au dessus de leur baudrier.

-Tu as peur qu’il pleuve ?

C’est Jeff qui m’avait interpellé en riant.

Jeff qui, bien plus tard, m’a dit que je l’avais regardé avec arrogance, que je lui avais crié :

-Tu veux savoir :

D’un geste brusque, j’avais tiré mon imperméable jusqu’au sol et dévoilé  un bout de chiffon jaune cousu sur la poitrine avec dessus, écrit en lettres gothiques, le mot : Jude.

-Qu’est-ce que c’est ?

-Tu vois bien, Jude, juif, c’est ainsi qu’on marquait les juifs au Moyen Age.

Le lendemain, à l’Athénée, il y avait quatre élèves qui portaient sur la poitrine un chiffon jaune sur lequel, ils avaient écrit : moi pas Jude.

Le préfet leur a demandé de l’ôter, et moi j’ai dit que c’était chic mais que ce n’était pas nécessaire. Un seul Jude suffisait. Peut être est-ce de cette manière que j’ai continué d’apprendre que j’étais juif. Ou de la manière suivante. Un jour, en classe, le professeur de français, monsieur Granchamp, s’est assis face à l’estrade, à un pupitre du premier rang, et :

- Braunberger, au tableau.

Je suis allé jusqu’au tableau et je me suis retourné vers la classe.

Monsieur Grandchamp a repris :

- Comment ça se fait Braunberger ?  Braunberger, c’est bien un nom d’origine germanique, pourquoi ne le prononcez vous pas à l’allemande, avec un gue, Braunberguer. C’est pour vous cacher ?

- Je ne sais pas, monsieur.

C’est alors qu’un condisciple, Evrard, que je connaissais à peine, s’est levé et à posé une question.

-Grandchamp, monsieur, en allemand ça veut bien dire feld, comme feldgendarme ?

-Ca suffit. On reprend le cours.

J’avais en une seule matinée appris deux choses importantes. Monsieur Grandchamp n’aimait pas les juifs, semble t il, et George Evrard que je connaissais à peine n’aimait pas ceux qui montraient qu’ils n’aimaient pas les juifs. George avait plus de quatorze ans, il avait entamé ses études secondaires sur le tard, il avait doublé sa seconde année et il n’était pas intéressé par d’autre cours celui de français. Après la guerre, il est devenu un comédien réputé en France sous le nom de George Aurel. Je m’étais fait un ami, peut être en avais-je d’autres ? Mais je me souvenais des recommandations de mon père : Parle le moins possible, et quand je voulais exprimer mon amitié à Georges, je le disais en pensée.

Le nom, ce n’est rien. Il parait qu’ils te demandent d’ôter ton pantalon pour regarder ta quéquette. Et pour les filles, comment ils font ? Peut être que ça faisait partie des conversations de préau ou de conciliabules des membres clandestins de la Résistance à l’Athénée, je ne m’en souviens plus. C’est drôle, il me semble que j’aurais dû me souvenir de ces jours-là, je n’étais plus un enfant. Mon père par exemple, comment se passaient les jours pour lui ? Un jour, en rentrant des cours, je traversais le café pour aller à la cuisine, j’ai vu mon père attablé avec un cheminot allemand qui lui disait à voix basse, « tu comprends ich bin ein communist », et j’étais rouge de honte. Parler à un allemand !  Tout ce que je peux dire, c’est que c’est ainsi que se passèrent les jours pour Sammy Braunberger jusqu’à la mi-quarante-deux. Soit, d’accord : je suivais des cours d’art dramatique au Conservatoire et j’ai été obligé de les abandonner,  soit, d’accord : les autorités communales ont dû me faire une attestation selon laquelle j’étais d’un an plus jeune qu’à la vérité sinon j’aurais dû abandonner mes études secondaires, d’accord encore : le professeur Grandchamp ne m’interrogeait pas souvent. Mais je vais dire une chose absurde : s’il n’y avait pas eu la guerre, tout cela ne serait apparu que comme de simples contrariétés au garçon de quinze ans que j’étais, plus préoccupé par la mode zazou de l’époque, les chansons de Charles Trenet, y a de la joie…y a de la joie…partout y a de la joie, et par la petite Adam, la fille du tailleur, lorsqu’elle passait de l’autre côté de la rue, la tête droite et le regard fixe. Je l’avoue, c’était la première jeune fille dont j’ai été amoureux. A l’exception de la fille de l’épicière de la rue Van Helmont. Mais, c’est à Nicolas Pelz qu’elle faisait des grimaces. Non pour se moquer de lui, il était malin Nicolas, mais parce qu’il faisait semblant de ne pas la remarquer Les filles sont comme ça. Elles aiment qui ne les aime pas. Ce n’est pas juste.

En 1942, soudain tout a changé. Les juifs étaient appelés à se rendre à la ville de Malines, munis de quelques vêtements, pour y prendre le train vers l’Allemagne. Je ne sais plus comment mes parents avaient été avertis officiellement, ni par quelles autorités, du jour où ils devaient le faire mais dès le lendemain, ils disposèrent de faux papiers selon lesquels ils étaient belges, moi aussi du même coup, et se nommaient Léon Berger pour mon père, Cécile Vander pour ma mère tandis que moi, j’abandonnais le prénom de Sammy au profit de celui de Pierre. C’était le père de Serge qui nous les avait fournis. Membre de l’Armée Secrète, c’était à lui que mon père transmettait les renseignements que lui donnaient des cheminots allemands. Nous n’étions plus juifs et nous avons ôté de nos vêtements cette étoile jaune que tout naturellement nous portions jusque-là parce que les autorités allemandes l’avaient décidé sans nous demander notre avis. Et parce que pour les êtres humains, leur première inclination est d’obéir aux ordres que leur donne l’autorité. C’est à ça, j’imagine, que servent d’abord les cours de civisme.

 Quelques jours plus tard, nous avions franchi la frontière française, et quelques jours plus tard encore, nous sommes entrés dans ce qu’on nommait la France Libre ou la France nono, soit pour ceux qui l’ont oublié : la France non occupée. Pour certains encore, c’était la France de Vichy. Celle du Maréchal Pétain qui s’était donné à la France et devant lequel les écoliers chantaient virilement « Maréchal, nous voilà », cet homme devait aimer les petits enfants. Celle de Laval qui représentait, disait-on, le vrai Français, l’homme de la terre paysanne, fruste d’aspect, habillé sans recherche, une grosse mèche sur l’œil droit et la moustache drue, mais un patriote qui haïssait les Anglais parce qu’il se souvenait de Trafalgar. C’est à Châteauroux, .devant un fonctionnaire de la préfecture, que mes parents et moi, avons confirmé notre choix : Nous étions Belges, nous n’aimions pas l’occupant, mais surtout nous n’étions pas juifs. Ce que ce fonctionnaire admit sans discuter. Mon père l’avait ressenti, une certaine complicité s’était établie entre lui et nous.

A Châteauneuf les Bains, les Autorités Françaises avaient institué un camp de rassemblement pour les personnes originaires de Belgique, juives ou non. C’était un ancien hôtel qui servait de camp. Le mot camp était très à la mode à l’époque, il avait une connotation inspirée par la nature, le scoutisme, le travail en commun et la solidarité, toutes ces vertus que prônaient le Maréchal. Dirigé par un ancien officier de l’armée, le colonel Lisbonne, juif lui aussi, il s’y trouvait des couples jeunes ou moins jeunes, avec ou sans enfants, qui n’avaient d’autre désir que de fuir les allemands en France ou ailleurs, des jeunes hommes qui voulaient rejoindre l’Angleterre, la ville de Miranda en Espagne était, paraît-il, l’endroit à rejoindre, et des hommes seuls constamment prostrés après un voyage  qui leur avait demandé plus d’énergie qu’ ils n’en disposaient, dont on devinait qu’ils voulaient dormir et pour certains, peut être, s’arrêter définitivement.

Mes parents ne faisaient pas partie du camp. Le fonctionnaire de la préfecture les avait envoyés à Châteauneuf afin de les joindre plus facilement lorsque les papiers d’identités qu’il faisait établir à leurs noms et au mien, des documents authentiques ceux là, seraient prêts.

Ils y avaient loué une petite maison aux Garachon, des paysans natifs du village qui se faisaient ainsi quelques sous. La maison avait été baptisée «Au petit bonheur », je crois que c’était le titre d’une pièce à succès, et bien des jeunes gens, avant de se diriger vers l’Espagne, venaient s’y faire tirer les cartes par ma mère ; elle s’était découvert une vocation qui les ravissait parce que les cartes, ô miracle, leurs étaient toujours favorables. Vers l’Espagne ou vers un autre camp, s’ils étaient pris à la frontière. C’était la vie !

Châteauneuf les Bains en 1942 était un village de moins de mille habitants, encaissé dans une vallée, à proximité de la Sioule qui s’élargissait à cet endroit, de sorte que depuis une sorte de plage herbeuse, on pouvait y plonger ou se dorer au soleil. Sur les hauteurs, il y avait quelques résidences occupées par des gens de la ville, et même quelques Parisiens, qui y passaient l’été. Je suppose qu’il s’agissait d’auvergnats que leur vie professionnelle retenait en ville, mais dont les sentiments restaient attachés à ce village où les bruits de la guerre ne s’entendaient pas. Sans ce camp rempli d’étrangers, la plupart des villageois n’auraient été troublés ni par les bruits ni par les images de la guerre.

Andrée Bragard, je l’appelais la grande Dée, était la fille d’un haut fonctionnaire parisien, auvergnat de naissance, qui revenait chaque été à Châteauneuf où il laissait sa femme et sa fille .durant les beaux jours. C’est au bord de la Sioule que j’ai fait la connaissance d’Andrée, elle devait avoir mon âge, et que nous sommes devenus amoureux l’un de l’autre, l’été en tout cas. L’été nous nous le disions d’ailleurs de vive voix et l’automne, lorsqu’elle rentrait à Paris,  nous nous le disions par correspondance. Les échanges par correspondance étaient les plus passionnés et les plus chauds.

Comme tous les jeunes gens, je présume, j’étais amoureux de quelqu’un et de l’amour que ce quelqu’un m’inspirait. Mais pour moi, je dois bien avouer que lorsqu’Andrée était à Paris, elle ne comblait pas mon amour et j’étais prêt à aimer une jeune Espagnole que je rencontrais sur la place du village en face de la boulangerie. Si ce n’est que j’avais des espagnoles l’opinion d’un garçon pusillanime. Le sens de l’honneur de la famille  « si tu n’épouses pas ma fille je te tue », me retenait, je n’avais pas envie de me marier ni de mourir si bien que j’étais amoureux en silence. Il  y avait aussi parmi les réfugiés un couple de Hollandais qui avait deux filles, Bella et Bianca, et je ne savais pas si j’étais amoureux de l’une d’entre elles ou des deux à la fois. Je ne l’ai jamais su parce qu’un peu plus tard nous quittions Châteauneuf pour Clermont Ferrand, et peu après lorsque les allemands avaient occupé le reste de la France, le camp avait disparu après qu’ils soient venus un soir avec plusieurs camions pour emmener tous ceux qui n’avaient pu s’enfuir, le colonel Lisbonne en tête et en uniforme. Son képi étoilé qu’un soldat avait arraché, a été retrouvé le lendemain sur les marches du camp. Son képi de colonel français.

A Clermont, mon père avait trouvé du travail dans une petite cordonnerie et moi une situation de vendeur dans une librairie de la rue du 25 Novembre. J’étais toujours amoureux mais cette fois des deux vendeuses du magasin de chaussures qui se trouvait à côté de la librairie. Et d’Andrée parce que retournée à Paris, elle laissait courir mon imagination au travers de notre correspondance.

J’ai revu Andrée à Paris après la libération. Nous sommes allés applaudir Yves Montand qui chantait des airs de cow-boys américain, puis nous nous sommes dit au-revoir et nous ne nous sommes jamais revus. Trois ou quatre ans plus tard, j’ai vu sa photo dans un magasine à l’occasion de son mariage avec un pilote de compagnie aérienne. C’était une fille de bonne famille, elle demeurait dans le seizième arrondissement, avenue de Ségur pour être précis.

Nous sommes restés à Clermont jusqu’à la libération. Quelques jours auparavant, mon collègue, un jeune français, m’avait dit qu’il partait rejoindre le maquis, et le lendemain de la libération, sans en parler à mes parents qui s’y seraient opposés, avec des milliers de gens, ceux qu’on a surnommés les résistants de la dernière heure, je faisais la file pour m’engager dans les Forces Françaises Libres. Je m’étais déjà choisi un nom de guerre : judex pour sa connotation particulière. Le recruteur m’a regardé : Judex hein, a-t-il dit, il a demandé mon âge, il a dit que j’étais trop jeune et je suis rentré chez nous. Quelques jours plus tard nous sommes partis pour Paris ; le train était bondé. Il me semble que durant les guerres les trains sont toujours bondés. Nous voulions rejoindre la Belgique. Et moi, j’avais pris conscience pour de vrai que le monde ne se limitait pas aux frontières de la rue Van Helmont, je le savais déjà, que les routes qui s’écartent des villes traversent d’autres villes et se perdent loin, très loin, sans qu’on puisse en voir le bout, et par une étrange métamorphose où se mêlent le temps, l’histoire et la géographie, font qu’un jeune garçon sort définitivement de l’enfance.

 

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Commentaires

  • Après avoir lu une partie de cette nouvelle, la voici qui réapparait, mais solidement construite, étoffée de mille détails que je ne connaissais pas et qui, étrangement, résonnent en échos dans ma mémoire :

    La petite fille juive qui fréquentait notre classe, l'étoile jaune, sa disparition un jour  pour où ??? mytère.

    Elle était jolie, de beaux chevaux noirs, le teint bistre. Je connais encore son nom : Adrienne, Adrienne Juhazz ...

    L'évacuation ! La longue file des réfugiés qui s'en allaient vers la France. Ils passaient dans notre rue, quémandaient de l'eau, un peu de pain ....

    Je suis admirative de ce long texte et, surtout de la faculté d'adaptation révélée par ce récit. Je me souviens que notre prof de français nous avait dit que "s'adapter était une preuve d'intelligence" . Ici, c'en est une,   incontournable. 

     La Résistance, l'armée secrète ont nourri notre imaginaire. ...Nous en avons cotoyés qui en faisaient partie. Nous avions appris à nous taire.

    Merci de nous avoir fait connaître avec autant de talent, ces histoires de jadis que les jeunes devraient lire.

    Ce matin, une réflexion d'un jeune justement : "Pour bien comprendre, il faut avoir vécu cette période".

    Adolescent, il avait voulu visiter le camp de Dachau .... Il en est ressorti, fortement impressionné en se demandant comment l'être humain pouvait en arriver à de telles ignominies, entraîné par un "pantin" dont le physique était quelconque ???

    Toutes les explications du monde n'y arriveront jamais.

    Bonne soirée. Rolande, la petite.  

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