La maîtresse du monde
Antonia Iliescu
- Semeur, mets la semence dans la terre et n’aie pas honte de t’agenouiller devant elle. La semence est la maîtresse du monde et tu es son serviteur. La semence porte en elle les parents et les enfants, elle est à la fois part et entier et le mirage de la Création descend et sort perpétuellement de ses entrailles. Semeur, on t’a donné en garde la semence pour que tu la sèmes, pour que tu la cueilles, pour qu’ensuite tu la sèmes à nouveau, encore et encore. C’est grâce à ton labeur que l’Univers ne meurt pas. La semence est la résurrection gardée pour ces temps propices où le soleil va s’adoucir et la terre sera prête à se renouveler pour pouvoir l’accueillir. Chaque semence pour chaque goutte de pluie. Et que toutes donnent des fruits.
- Semeur, ne te fais pas de soucis après avoir semé. La graine sait comment briser son écorce. Mais dis au petit de la semence de voir la lumière, de pousser pour devenir Semeur. Et s’il t’a entendu, né dans l’amour du soleil, le petit de la semence essayera de s’élever jusqu’à lui. En la tenant dans le creux de ta paume, avant de l’envoyer vers le ciel de la terre, toi, semeur, parles-lui ainsi : maîtresse, tu ne répéteras point l’erreur d’Icare. C’est pour cette raison que tu te cultiveras toi-même, en essayant de te connaître le plus tôt possible, le mieux possible, pour que tes ailes ne fondent pas avant d’avoir appris à voler par la pensée. Pour arriver à dépasser tes limites il faut d’abord que tu les connaisses.
- Semeur, dis à la semence, par la chanson ou par l’incantation, d’ignorer le gerzeau et de suivre son chemin. Quand elle sera là-bas, petite et seule dans la terre, sous une lumière péniblement filtrée à travers la fourrure de l’humus, dis lui de ne pas perdre l’espoir en regardant les chênes alentour. Dis lui que malgré sa taille si petite, telle que le vent l’emporte, elle est tellement grande, telle que le chêne y trouvera sa place. Dis lui ton histoire, car toi aussi tu fus un jour une petite semence chétive et effrayée. Mais tu as grandi, car tu ne t’es pas apitoyé sur ta peau vitrée de serpent que tu as dû lâcher sur le chemin, alors qu’elle ne pouvait plus te contenir.
- Semeur, sois bon et compréhensible et patient. Nulle semence ne ressemble à une autre et chacune est responsable de son propre fruit. La conscience ne s’élève pas sous le fouet. N’oublies pas que le fruit tant attendu mûrit en son rythme. Inutile de le presser, car tu n’aimeras pas le raisin aigre. Mais en même temps, n’oublies pas que lorsque la grappe n’est qu’à moitié mûrie, le grain le plus petit est le plus doux.
- Semeur, c’est le temps de la récolte. « C’est ce que tu as semé que tu cueilleras » dit le sage. Et pourtant… Tu n’as pas semé « du vent » mais tu as quelquefois recueilli « la tempête » et ce n’est pas de ta faute. Ca arrive parfois, car tu es toujours mis à l’épreuve. Plus les choses sont bien faites, d’une façon solide et durable, plus on te confiera des tâches de plus en plus lourdes, toujours plus lourdes. C’est ton échelle de valeurs que tu dois monter, une échelle au nombre infini de marches. Ne sois pas naïf et ne crois pas que si tu t’arrêtes pour te reposer, les marches ont fini d’être là. Elles ne finissent jamais, ni même après ta mort. Seuls ceux qui regardent au plus haut du ciel sont condamnés à une montée éternelle. Ils savent que c’est de là que vient tout le mystère que la semence porte en elle. Et la semence est une file infinie de portes ouvertes toujours vers la même chose, qui revient toujours en elle-même.
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(fragment du volume « Stropi de gând si muguri de constiintã »* - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)
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« Gouttes de pensée et bourgeons de conscience »
Commentaires
Merci, Elaldja, pour ton commentaire. En effet, tu as mis le point sur le «i »!