Au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le dimanche 6 octobre 2013 à 20 heures, on écoutait avec ravissement et sans pause l'ORFEO de Monteverdi. C’est sans doute l'œuvre la plus impressionnante et la plus révélatrice du génie du compositeur. Une œuvre unique, d'une ambition esthétique sans précédent alliant poésie, chant et musique. "Poète et musicien ont dépeint les sentiments du cœur avec un talent tel qu'il aurait été impossible de mieux faire. La poésie est belle de conception, splendide de forme et la plus magnifique qui soit dans sa diction. La musique sert la poésie avec une qualité telle que rien de plus beau n'a jamais été entendu" (Lettre de Cherubino Ferrari, août 1607).
Par ses proportions monumentales et sa construction rigoureuse, par sa justesse expressive, et surtout par sa beauté, L'Orfeo, favola in musica mérite d'être considéré comme le premier chef-d'œuvre de l'histoire du théâtre lyrique moderne. « Orphée, fable en musique », fut écrite à l'initiative du duc de Mantoue pour la saison de carnaval 1607 et représentée le 24 février devant l'aristocratie et les érudits de la ville. Monteverdi semble avoir mis près d'une année pour en achever la composition. On ignore où exactement se déroula la représentation (selon la tradition à la Galleria degli Specchi ou à la Galleria dei Fiumi du palais ducal), s’il y avait des costumes et des décors. La salle en tout cas n'autorisait pas l'emploi de machinerie scénique utilisée dans les théâtres. Le libretto, écrit par Alessandro Striggio, fut distribué au public et le succès fut si considérable que le Duc de Mantoue ordonna aussitôt une seconde représentation, le 1er mars 1607.
Le mythe d'Orphée chanté par Ovide, très populaire au début du XVIIe siècle, est la base du livret de Striggio où la figure d’Orphée prend des allures christiques. Les actes I, II et V évoquent la pastorale tandis que les actes III et IV sont situés aux Enfers. L'œuvre s'articule autour d'éléments purement orchestraux s'appuyant sur des rythmes de danses : la toccata initiale, les symphonies des débuts et fins d'actes, les ritournelles. Autour des parties chantées par le chœur, on retrouve des solistes ou des duos rappelant la canzonetta ainsi que des récitatifs et des arioso. La qualité expressive de la mélodie accompagnée d'instruments polyphoniques est exceptionnelle de profondeur et d’humanité. Les visages trahissent les moindres émotions et la voix s’échappe, juste et spontanée. La virtuosité met en lumière les passages dramatiques. La construction est très variée et équilibrée. Monteverdi parvient à mettre dans le drame de Striggio une charge émotionnelle très intense. En effet les dilemmes, les joies et les peines des personnages se retrouvent comme enluminés dans l’orchestration. Différents rappels thématiques et le choix de certaines sonorités soulignent des atmosphères et les émotions ou des changements de personnages. On entend une majorité d’instruments nés à Crémone mais aussi le clavecin, l’orgue régale, une harpe d’or, le luth et les violes de gambe qui contribuent à décrire intimement et de façon très vivante le destin de chacun des protagonistes.
Chef en résidence au Centre culturel de rencontre d'Ambronay depuis 2010, Leonardo García Alarcón est un spécialiste de la musique de Claudio Monteverdi dont il connaît les moindres secrets et admire profondément la beauté. Il partage ce soir la fraîcheur de son interprétation et la fougue de sa direction avec les jeunes instrumentistes et chanteurs de la 20e académie. Le rôle de l'Orfeo a été confié au chanteur professionnel, Fernando Guimarães, ténor. Les musiciens de l'Académie baroque européenne d'Ambronay jouent debout dans une lumière tamisée une brillante Toccata tandis que le prologue est personnalisé par l'arrivée de La Musica interprétée par Francesca Aspromonte, soprano. Elle porte une longue robe noire très élégante et une longue queue de cheval de cheveux châtains. Avec délicatesse extrême elle présente la fable d'Orphée qui par son chant apaise les bêtes sauvages et par ses prières soumet l'Enfer.
Il n’y a pas ce soir de mise en scène particulière comme dans d’autres représentations d’opéra : prima la musica ! Mais les spectateurs ont la surprise de découvrir les voix des solistes en de multiples endroits de la salle Henry Le Bœuf : dans une allée, aux balcons, dans les coulisses. Le chœur, peu nombreux mais d’une présence extraordinaire, tour à tour bergers, nymphes ou esprits se lève, bouge, sort de scène et réapparaît là où on ne l’attend pas … dans une chorégraphie sans cesse renouvelée. Jullian Millan nous offre sa très belle voix de baryton, en « pastore e spirito ». Hugo Bolivar et Alexis Knaus endossent les voix de contre-ténor. La mise en espace assurée par Fabien Albanese est donc très vivante. Les personnages jouent avec grande finesse un répertoire très varié d’émotions. C’est juste et émouvant tant cela a l’air naturel. La dynamique du jeu des lumières - rougeoyantes quand on est aux Enfers, dorée pour célébrer la victoire orphique - est tout aussi soigneusement élaborée et évocatrice.
Pendant qu’Orphée au son de sa lyre d’or conte son histoire d’amour (depuis le temps où Eurydice se refusait à lui et jusqu’à maintenant où il exulte de bonheur), apparaît la Messagiera, funeste oiseau de nuit (une émouvante Angelica Monje Torrez ,mezzo-soprano). Elle interrompt brutalement les festivités des bergers et des nymphes. « La tua diletta sposa è morta » annonce la messagère avec des accents dramatiques, soutenue par de sombres accords de l’orgue. La belle Eurydice dont on n’entend que deux brèves apparitions (Reut Ventorero, soprano) est morte, mordue par un serpent, dans un pré où elle cueillait des fleurs pour sa guirlande nuptiale. Rien n'a pu la sauver. Orphée, pétrifié de douleur se révolte et décide de descendre aux Enfers pour l’arracher à Pluton grâce à la beauté de son art. S’il n’arrive pas à la ramener sur Terre, il demeurera avec elle dans le Royaume des ombres. « Rimarro teco in copagia di morte, Adio terra, adio cielo, e sole , adio » Une plainte merveilleuse qui s’achève sur un magnifique duo des nymphes et les lamentations funèbres, à la fois fortes et tendres du chœur. Dramma per musica.
La Speranza (Cecilia Mazzufero , soprano) conduit Orphée armé de sa seule lyre, jusqu’aux rives du Styx, les portes de l’enfer où règne Pluton (l’impressionnant Yannis François, basse). Elle le conjure de lire la terrible inscription « Lassciate ogni speranza , voi ch’entrate » "O vous qui entrez, abandonnez toute espérance". Charon (Yosu Yeregui, basse), le terrifiant nocher, refuse de lui faire traverser les eaux noires. Orphée parvient à le faire fléchir grâce à ses chants et l’endort. Harpe puis clavecin et violon seul soutiennent sa prière. Deux simfonia aèrent la tension dramatique intense de ce chant poignant, les cors ont joint leurs appels désespérés à la voix d’Orphée. Le chœur a chaussé les masques des esprits infernaux et commente l’action avec solennité comme dans une tragédie grecque. mais la sinfonia renoue vivement avec la joie.
Proserpine ( Claire Bournez, mezzo-soprano) est tellement émue qu'elle supplie Pluton de rendre Eurydice à Orphée. Pluton, lui prenant la main, y consent par amour pour sa femme « tuo suavi parole d’amor… » Le chœur acquiesce : « Pietade, oggi, e Amore trionfan ne l’Inferno » Mais à la condition que jamais Orphée ne pose ses yeux sur sa femme, sinon elle disparaîtra à jamais. Et voici le doute qui assaille soudain Orphée alors qu’il la conduit vers les cieux. Eurydice le suit-elle vraiment? Un bruit d’orage lui semble être les Furies s'apprêtant à lui ravir son bien. Il se retourne. Eurydice est au balcon, perdue à tout jamais, tandis qu'il est entraîné vers la lumière « dove ten vai, mia vita ? Ma moi grado me tragge e mi conduce a l’odiosa luce ! » Sinfonia et chœurs des esprits accompagnés des vents intenses achèvent l'acte.
L’Acte V voit Apollon (Riccardo Pisani, ténor) descendre du ciel (balcon gauche), faire une entrée triomphale du fond de la scène. Il vient offrir à Orphée qui se tient devant lui les yeux baissés, secours et immortalité, car aucune joie ne dure longtemps sur terre. « Dunque se goder brami immortal vita , vientene meco al ciel, ch’a se t’invita » Un dénouement édifiant dans l’air du temps en ce début de 17e siècle. « Qu’aucun mortel ne s’abandonne à un bonheur éphémère et fragile, car bientôt il s’enfuit, et même, bien souvent, bien souvent, plus haut est le sommet, plus le ravin est proche. » avait prévenu le chœur ! Dans les cieux, Orphée pourra contempler indéfiniment l'image céleste d'Eurydice. Apollon remonte la scène par la gauche, Orphée par la droite de part et d’autre du chœur. Nymphes et bergers célèbrent en chantant et dansant cet amour transcendé et impérissable. Et le premier opéra de l’histoire de la musique, commencé par une Toccata se referme sur une Moresca. Leonardo García Alarcón rend compte de l’équilibre et l’esthétique parfaite de l’œuvre. Splendeur et raffinement, les tableaux musicaux sont tous bien contrastés, l’interprétation chantée est cohérente, fluide, généreuse et idéalement nuancée. Cherubino Ferrari, dans sa lettre du mois d' août 1607 avait bien raison.
http://www.bozar.be/activity.php?id=13235&selectiondate=2013-10-06
Commentaires
http://blog.lesoir.be/xavierflament/2013/10/07/497/#more-497
NDLR : à Bruxelles, il s'agissait de la version concertante.
Apollon (Riccardo Pisani) possède une étendue vocale impressionnante et une maitrise du timbre exceptionnelle. Son dialogue avec Orphée est un moment touchant où ce dernier peut enfin retrouver le bonheur."
Ayrton Desimpelaere, Crescendo
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, le 6 octobre 2013
http://www.crescendo-magazine.be/2013/10/5222/
Théâtre de Bourg-en-Bresse, le 3 et 4 octobre.
BOZAR de Bruxelles, le 6 octobre.
Opéra-Théâtre de Saint-Etienne, le 8 octobre.
Opéra de Vichy, le 11 octobre....
Le Grand R de La Roche-sur-Yon, le 13 octobre.
TAP de Poitiers, le 15 et 16 octobre.
Opéra de Reims, le 19 et 20 octobre