Je pense à Yu
- "Le visage immense du pouvoir, on peut le regarder en face, on peut l'éclabousser" Dans l'appartement désordonné où elle vient d'emménager, Madeleine est attirée par un entrefilet dans le journal. Le journaliste chinois Yu Dongyue est libre. Après 17 ans passés derrière les barreaux. Son crime: avoir jeté de la peinture sur le portrait de Mao, place Tian'anmen en 1989. Délaissant son travail, ses obligations, Madeleine se lance dans la reconstitution de l'histoire de Yu. Dans sa quête, elle entraîne une étudiante chinoise à qui elle donne des cours de français et un voisin énigmatique et bienveillant. Arpenteur des écritures de la francophonie, depuis peu directeur du Théâtre du Peuple à Bussang, Vincent Goethals (Le cocu magnifique au Rideau en 2009) nous revient avec ce texte boulversant de la Québécoise Carole Fréchette. à 20h30, sauf les mercredis à 19h30
- Jusqu'au 9 février 2013 Le Rideau de Bruxelles @ l' XL Théâtre
Le décor est insolite : quelques caisses de déménagement, une minuscule table roulante rouillée sur laquelle trône un ordinateur portable. Un répondeur et un interphone. Une bibliothèque en morceaux. Madeleine s’éveille péniblement d’un cauchemar sur fond blanc.
Le personnage féminin qui la harcèle dans son cauchemar lui pose une question très embarrassante : Qu’êtes-vous venue faire ici ? C’est que Madeleine se mêle de la destinée de Yu, ce jeune chinois iconoclaste arrêté et emprisonné en 89 pour 17 ans. Puis fuse la question cruciale : Que faisiez-vous en mai-juin 1989 ? Que faisaient les individus de par le monde pendant ce moment historique ? On a envie de répondre. En ce qui me concerne, je montrais les reportages de la BBC sur les événements de la place Tienanmen à des rhétoriciens occidentaux sensés apprendre l’anglais. Que sert l’apprentissage d’une langue si ce n’est pas pour s’ouvrir au monde ? Et vous, que faisiez-vous ?
La pièce de Carole Fréchette est une lame de fond. L’auteur se prend passionnément au jeu de réveiller le passé historique et les consciences. Le drame psychologique va défier le drame historique. Madeleine, l’héroïne, lâche tout pour se jeter dans sa recherche à propos de Yu, un inconscient ? un dissident ? un fou ? Veut-elle à son tour créer une figure mythique ? Elle parcourt aussi les carnets intimes de ce que fut sa propre vie, pleine de participes passés nombrilistes, un procédé qui finirait par lasser sans l’arrivée de la vibrante jeune Yuangyuan Li et de Philippe Vauchel.
Pourquoi Yu a-t-il du passer 17 ans de sa jeune vie en prison ? La question qui émeut Carole Fréchette est limpide pour un occidental, sans objet pour l’Asiatique. Madeleine est tellement retournée par la question qu’elle ne supporte même plus de rencontrer Lin, son élève chinoise, et « son enthousiasme forcé, son sourire trop radieux, son regard trop confiant, tourné vers le futur, de l’indicatif. »
Avant de partir en Asie, on croit avoir tout lu sur l’inévitable « culture shock » qui attend l’expatrié, mais il n’en est rien. Avec le recul, on se rend compte que la révolution sanglante de Mao est considérée par les Chinois comme une simple goutte d’eau dans l’océan de l’histoire chinoise. Cyclique par ailleurs. Ainsi donc un jet de peinture rouge dans une coquille d’œuf sur une image vénérée parait encore plus dérisoire. A voir.
Nous sommes maintenant en 2012. Là-bas, on enterre aujourd’hui avec fastes le roi du Cambodge, pays dont le tiers de la population a été assassiné par les Khmers Rouges. La population à genoux suffoque de douleur, implore et prie son roi-Dieu, nouveau mythe dont la dépouille mortelle est exposée depuis des mois sous son dais funéraire. L’âme asiatique est ainsi faite que profaner une image sacrée est un meurtre. Personne n’oserait, sauf un fou.
Excitée par son violent désir d’apprendre le français et acculée par le questionnement de Madeleine, Lin lâche quelques commentaires en dépit de sa réserve obstinée: « Le parti ne tombe jamais, il ne faut pas se faire remarquer ». « Etre contre-révolutionnaire est le pire des crimes, on perd tout ! » me disait ma mère. « Tout le monde doit sauver sa vie. »
Mais Madeleine hurle sa vérité au conditionnel : « S’il n’y avait pas le courage, la folie, il n’y a rien qui changerait.» Philippe Vauchel le comédien irrésistible d’humour, d’humanité, de relativisme et de compassion apparaît dans le personnage de Jérémie, le mystérieux voisin. Cela permet au spectateur d’échapper un peu à la tension hitchcockienne. Son regard lucide finit par identifier avec finesse le plaisir cynique que procure la pulsion de mort à ceux qui ont le goût du pouvoir, comparant Mao avec… son prof de math. La révolte selon lui ne peut rien changer. Bribe par bribe il a livré les secrets de son drame personnel à Madeleine. Les docteurs sont impuissants et Dieu absent. « Il n’y avait rien à faire » devant le handicap de son fils et l’abandon de sa femme en 89. Il n’y a que la sagesse de l’acceptation et la résilience. Madeleine n’en a cure, dans sa quête insatiable de vérité elle le provoquera jusqu’à la limite du supportable et lui fera bien malgré lui jeter un coup de pied homérique dans le château de cartes. Est-ce le non-sens de la Dame de Cœur de Lewis Caroll qui parle lorsque la voix féminine invisible harcèle encore Madeleine dans son cauchemar et rit aux éclats en concluant « vous êtes inutiles et ridicules »?
Mais la jeune Lin, née après 89 ne retournera pas en Chine. Elle apprend maintenant le conditionnel présent en français et s’adresse à la figure mythique de Yu: « Et si vous n’aviez pas lancé le peinture sur l’image de Mao… » Je ne serais pas la même, murmurent les deux femmes presque ensemble.
Et tout le monde de savourer assis en tailleur une soupe chinoise qui a cuit pendant douze heures, pour vivre la vie au futur antérieur. Le temps des rêves ? On n’a pas fini de penser à Yu.
Avec Anne-Claire, Yuanyuan Li, Philippe Vauchel.
Commentaires
Yuanyuan Li,Philippe Vauchel et Anne Clair dans je pense à Yu - Eric Legrand
Avant propos: Le Rideau de Bruxelles accumule les bonnes nouvelles: ce théâtre nomade, après avoir quitté le PBA et erré dans plusieurs lieux, se fixe dans les locaux de l'XL Théâtre, dont le directeur, Bernard Damien se retire dans ses quartiers avignonnais.Une conférence de presse officialisait aujourd'hui le passage de témoins. En outre Michael Delaunoy, directeur du Rideau est invité à l'opéra de Caen pour y mettre en scène un opéra contemporain et à Bussang, lieu historique français, "le théâtre du Peuple". Il y met en scène "La jeune fille folle de son âme" de Crommelynck, invité par le nouveau directeur de Bussang...Vincent Goethals. Un Français du Nord bien connu en Belgique...et qui présente, dans le "nouveau lieu" du Rideau une pièce de la Canadienne Carole Fréchette...
Je pense à Yu
Critique:***
Yu, c'est un des participants à un acte historiquement connu et symbolique, la fameuse révolte de Tien An Men, à Pékin, en 1989, où des étudiants tentèrent en vain d'apporter un peu de démocratie dans un régime post-maoïste figé. Le résultat final: la répression et cette photo iconique d'un étudiant seul face à un char.Mais un fait tout aussi symbolique et moins violent, avait précédé la répression: la souillure du visage de Mao par le jet de quelques coquilles d'oeuf remplies de peinture rouge. Les trois étudiants responsables, arrêtés furent libérés...après 17 ans et l'un d'eux, Yu était devenu fou.
Dans la pièce de C. Fréchette, Madeleine (douloureuse et sensible Anne-Claire), découvre dans un entrefilet de la presse cette libération...et cette folie. Elle s'acharne à remonter dans le temps, ordinateur d'un côté, cahier de souvenirs personnels éparpillés de l'autre ce "fait divers politique" qui amplifie son propre malaise existentiel. Un "seule en scène" documenté mais un peu long qui s' éclaire soudain par l'arrivée d'un voisin d'apparence anodine, Jérémie (Philippe Vauchel, délicieux faux naïf).Très habile à monter une bibliothèque, comme une nouvelle structure contre le désordre intime, il est lui-même, "mine de rien", rongé par un drame angoissant:abandonné par sa femme, il élève seul un enfant handicapé. Quant à Lin, jeune étudiante chinoise,venue trouver à Paris une autre vie (et dont Madeleine est la prof de français assez fuyante), elle finit par remonter les fils de ses propres troubles familiaux...antérieurs à Tien an Men. La confrontation de ces trois destins fera éclater une histoire parfois drôle, parfois pathétique, de plus en plus complexe et rythmée, où les "bombes" cachées sous les destins les plus lisses ("en apparence") rejoignent le geste des trois "souilleurs" de portrait de Tien an Men. Faut-il s'engager politiquement et jusqu'où ? Comment concilier notre présent et notre passé pour nous construire un "futur antérieur" ni malheureux, ni honteux? L"écriture de Carole Fréchette, la mise en scène au cordeau de Vincent Goethals et la complicité des trois acteurs rendent digeste cette réflexion politique bienvenue. Le succès de cette pièce est un signe des temps: jouée, cette année, à la fois à Bruxelles puis à Paris, (la Belge Marianne Basler en Madeleine, mise en scène par JC Berutti au printemps), en Allemagne et au Canada, elle fait vibrer l'intime, tout en interrogeant l'Histoire. Belle gageure!
Je pense à Yu, de Carole Fréchette , m.e.s V. Goethals au Rideau de Bruxelles, dans son nouveau lieu permanent de l'XL Théâtre, rue Goffart, 7A jusqu'au 9 février.
Christian Jade (RTBF.be)