Des goûts et des couleurs, …
Jean-Jacques est parti hier soir. Pas parti pour faire un tour, ni pour aller s’acheter un paquet de Gauloises. Non, parti, point final. Il a poussé sa brosse à dent, son tube de dentifrice, son rasoir et son peigne dans un petit sachet, ne l’a pas saluée et est sorti en claquant la porte du palier. Point final.
En temps normal, Anna n’est pas gourmande. Elle veille même à équilibrer ses menus, comptant les calories, dosant les vitamines, proportionnant les fibres, les sels minéraux, les sucres lents, les féculents, bref, tous les éléments si possible naturels qui procurent une alimentation saine.
Mais quand Anna se trouve confrontée à un chagrin d’amour, elle perd toute mesure. Cœur et estomac ne sont pas très éloignés dans l’anatomie humaine. Et chez elle, quand le cœur souffre, c’est l’estomac qui trinque. Il se contracte douloureusement, gémit, va même jusqu’à se tordre pour prouver son mécontentement. Il veut, il réclame, il exige ; il manifeste par de petits bruits incongrus et intempestifs ; il glougloute comme un dindon malpoli ; il enfle, il se rétracte ; il suce, il pompe, il aspire ; il veut manger. Et manger des sucreries. Pas n’importe lesquelles ! Des sucreries grasses, caloriques, dégoulinantes de miel ou de confiture, saturées de crème, nappées de chocolat, tapissées de fruits confits, additionnées de colorants, d’édulcorants, d’émulsifiants repérés E quelque chose sur les emballages. Le cœur souffre ? L’estomac en veut sa part ! Il réclame des nourritures bien indigestes, qui lui procureront des spasmes, des nausées, des haut-le-cœur et des aigreurs.
Alors, Anna court à la pâtisserie du quartier dévaliser les Saint Honoré, les mille-feuilles, les Paris-Brest, les religieuses au chocolat. Elle écume les rayons du supermarché voisin et en repart avec un caddie plein de paquets de gaufrettes, de galettes bretonnes, de petits beurres, de cookies, de madeleines. De retour chez elle, elle enfourne précipitamment ces aliments pour vite calmer son estomac qui manifeste sa rage. Anna mange, engloutit, dévore. Jusqu’à ce que l’organe se calme, qu’il se taise, qu’il crie grâce.
Et pendant tout ce temps, Anna pleure le départ de l’être aimé.
Dieu sait qu’elle en a connu, des chagrins d’amour ! Depuis qu’elle est en âge de connaître l’amour, précisément… Elle en a connu, des petits amis : Jacques, Christian, Bernard, Jean, Louis, Jean-Louis,… On ne va pas tous les citer, cela n’a pas d’importance puisque aucun d’entre eux n’est resté. Ils l’ont tous quittée un jour pour des raisons variées. Qui ne présentent pas d’intérêt. Seul le résultat compte : Anna pleure et engouffre des sucreries. Anna pèse quatre-vingt-huit kilos pour une taille d’un mètre cinquante-huit. Les hommes ne lui réussissent guère.
Jean-Jacques est parti hier. La soirée a été rude et longue, la nuit mauvaise, le réveil pénible, la mise en route laborieuse. Et c’est justement le samedi où Anna a promis à ses copines de les accompagner en « promenade découverte- initiation photo- thème : les couleurs de l’automne ». Dans son état, elle doute de voir autre chose que du noir et blanc, avec prédominance du noir, d’ailleurs. Qu’irait-elle faire dans un groupe de joyeuses luronnes sinon exhiber ses yeux gonflés, son ventre gargouillant et sa nausée de vivre ? Pas question, elle n’ira pas !
Elle se faisait une joie de cette sortie, elle avait même acheté un nouvel appareil photo ultra perfectionné, que Jean-Jacques l’avait aidée à choisir et lui avait appris à utiliser. Au souvenir de cette passionnante soirée où ils s’étaient mutuellement photographiés sous tous les angles, où ils avaient beaucoup ri de leurs grimaces délibérées et où ils avaient partagé le plaisir de découvrir un nouveau hobby, les larmes d’Anna se remirent à couler et elle enfourna successivement deux éclairs au chocolat, un chou à la crème et un paquet de biscuits à la cuillère.
Au fond, cette sortie tombait peut-être au bon moment. Si elle restait enfermée chez elle, elle allait tourner en rond, ruminer son chagrin toute la journée et engloutir des tonnes de sucreries. Il était préférable de partir retrouver les copines et d’essayer de profiter au mieux de cette journée de loisir qui s’annonçait d’ailleurs bien ensoleillée. Anna prépara un petit sac à dos avec une bouteille d’eau, quelques mouchoirs « au cas où », le fameux appareil photos et, héroïquement, refusa délibérément d’y ajouter le moindre élément sucré. Du saucisson, oui ; du fromage, oui ; du pain, oui. Des gâteaux, non.
-Anna, ma poule ! Que je suis contente de te voir !
-Tu es venue ! C’est merveilleux ! Déjà que Lucie et Bernadette ont
décommandé la sortie!
-Si tu nous avais lâchées, nous t’en aurions voulu.
-Et Jean-Jacques, il n’a rien dit ?
-Il est chouette de te laisser partir sans lui. Il est moins jaloux que mon Robert qui m’a fait une scène hier soir !
-Attends, on va te présenter Monsieur Sébastien qui a gentiment accepté de nous prodiguer quelques rudiments de l’art photographique.
-Monsieur Sébastien, tu connais ? Nous étions allées au vernissage de sa dernière exposition.
Excitées comme de fougueuses adolescentes, les copines chahutaient et pépiaient joyeusement sans voir le regard éteint d’Anna. Ou en feignant de ne pas le remarquer, par charité ou par lassitude. Cela lui arrivait tellement souvent…
Le soleil éblouissant de l’été indien illuminait les couleurs de la campagne quercynoise de ses rayons encore obliques lorsque la compagnie débuta sa promenade. Chacune armée de son appareil, les filles étaient prêtes à traquer le moindre lieu où prendre sa première photo. L’occasion leur en fut bientôt fournie lorsque Monsieur Sébastien s’arrêta devant un champ d’où l’on découvrait une vue magnifique sur le village qu’elles venaient de quitter. Et de mitrailler sous tous les angles, à qui mieux mieux, dans toutes les positions, pour capter l’image qui allait sûrement leur valoir le prix de la meilleure photo de l’année. Monsieur Sébastien refroidit assez vite leur ardeur.
-Vous voyez, le soleil éclaire le paysage de face. Vos yeux captent une vue superbe, mais si vous photographiez d’ici, vous n’obtiendrez qu’une image plate, sans relief. Vous n’avez aucune ombre qui vienne rehausser votre photo. Ce que vos yeux perçoivent n’apparaîtra pas nécessairement sur la pellicule. Il y a quelques règles de base que je vais essayer de vous transmettre aujourd’hui.
Un peu déçues et surtout bien vexées, elles écoutèrent religieusement les conseils du maître.
S’avançant d’un pas flâneur à travers les splendeurs d’un automne flamboyant, elles buvaient les instructions distillées par l’initiateur.
-Tournez autour de l’objet que vous voulez photographier. Observez sous quel angle il ressortira le mieux. Vous serez surprises des différences que vous pourrez constater suivant que la lumière sera de face, de dos ou de profil. Choisir le bon angle, c’est ça l’art de la photographie.
Et toutes de se mettre à tourner autour de la moindre brindille, des cailloux du chemin, des arbres aux frondaisons empourprées, des branches précocement dénudées.
-Prenons cette gariote comme exemple. Le mieux est d’en faire d’abord une vue de loin. Regardez : si vous vous placez ici, vous aurez des branches en avant-plan. Si vous allez là-bas, vous aurez des hautes herbes qui donneront un bel effet à la photo. Puis, rapprochez-vous. Cherchez l’angle sous lequel le bâtiment ressortira le mieux. Rapprochez-vous encore et guettez le détail, une fissure, une pierre, un végétal, qui méritera d’être photographié.
Les copines se mirent à l’œuvre avec tellement d’ardeur qu’une dispute faillit éclater entre celles qui cherchaient le bon angle et celles qui, scrutant le détail, se retrouvaient dans le champ de vision des premières.
-Hé, vous là-bas, poussez-vous un peu ! On ne voit que vous ! Ou alors, cachez-vous à l’intérieur : il doit y avoir de belles photos à prendre, à l’intérieur !
Anna suivait machinalement le mouvement. Elle faisait les mises au point automatiques, appuyait sur le déclencheur, déplaçait les objets dans le viseur, tournait autour de ses cibles comme ses amies. Mais son esprit n’était pas à la création de chefs d’œuvre artistiques. Son esprit était entièrement axé sur son estomac.
Seigneur ! Que les cailloux moussant sur le bord du chemin suggéraient une crème chantilly dressée fièrement sur une salade de fruits ! Que cette branche morte ressemblait à un bâton de réglisse ! Et la tige bien verte d’une plante vivace à un morceau d’angélique confite ! Et la fleur d’un trèfle tardif à un bonbon délicatement parfumé à la violette ! Et tous ces érables, roussissant outrageusement dans un ciel parfaitement bleu, tous ces érables arrogants dans leur flambeur automnales, tous ces érables qui la narguaient en lui titillant les papilles de la saveur si connue de leur sirop étalé sur une galette chaude ! Et l’odeur de sucre d’orge évoquée par le jaune
orangé d’un tournesol oublié en bordure de champ ! Et l’arôme du cuberdon* paraissant jaillir d’une baie écarlate isolée sur un rameau dénudé ! L’estomac d’Anna se tournait, se retournait, tentait de se détourner de ces évocations sucrières. Mais en vain. Chaque fois qu’Anna cadrait un sujet possible de photo, son estomac privé de ses douceurs consolatrices interprétait les odeurs, les couleurs et les formes en fonction de son appétit féroce.
Pour détourner autant que possible ses idées de l’organe récriminateur, elle repensait aux doux moments passés avec Jean-Jacques. Tout semblait pourtant différent avec lui. Leur entente, leur complicité, lui avaient laissé entrevoir une possibilité de durée dans leur relation. Grande naïve, elle s’était même permis de rêver. Peut-être était-ce le bon, cette fois-ci ? Peut-être pourraient-ils penser à se marier ? Avoir des enfants, qui sait ? Peut-être finiraient-ils leur vie ensemble ? Des idées de midinette, soit. Mais qu’il était bon de les ressasser avec délice quand elle le contemplait endormi sur le coussin jumeau du sien!
Et pour une bête histoire de chaussettes égarées dans la machine à laver, le ton était monté, ils s’étaient disputés, puis engueulés, puis déchirés, et Jean-Jacques était parti, comme les autres, comme tous les hommes de sa vie. Et cette fois-ci, ça faisait plus mal, bien plus mal que les autres fois. Parce que Jean-Jacques, il fallait qu’elle finisse par se l’avouer. Autant que ce soit au milieu des bois, parmi la splendeur éclatante qu’ils semblaient entasser autour d’elle, sous ses pas, sur sa tête et partout où son regard pouvait porter, qu’Anna confesse enfin que son Jean-Jacques, cela ressemblait furieusement à de l’Amour avec un grand A, le sentiment qu’elle lui portait !
Elle s’assit quelque temps sur une souche, un peu à l’écart des copines, pour encaisser le choc reçu avec la révélation. Son estomac lança alors un rugissement indécent qui lui laissa présager des lendemains pénibles en tête à tête avec un organe qui réagissait aussi péremptoirement à l’annonce d’un grand amour. Il est vrai que le grand amour s’était déjà envolé hier soir et, quand elle réalisa l’étendue du désastre, ce furent toutes les tripes d’Anna qui se mirent à tirebouchonner dans son ventre. Avec l’estomac qui donnait la cadence à grand renfort d’appels de détresse !
Faisant preuve d’un courage héroïque comme le poilu qui se force à repartir pour un nouvel assaut sous le feu de la mitraille ennemie, Anna se redressa et retourna vers ses compagnes de toujours.
-Je ne me sens pas bien, les filles. Je crois que je couve un mauvais rhume. Je vais rentrer chez moi et me mettre au lit avec deux aspirines.
-Hou ! La lâcheuse !
-C’est pourtant vrai que tu es toute pâlotte.
-Tu ne nous cacherais pas quelque chose, dis donc ?
-Veux-tu que je te raccompagne ?
-Non, merci, ça va aller ! J’ai juste besoin de mon lit.
S’extirpant admirablement du piège de la sollicitude encombrante de ses amies de toujours, elle put enfin regagner sa voiture et rentra chez elle aussi vite que possible.
Tiens, elle avait oublié de fermer sa porte à clé ? Cela ne lui ressemblait pourtant pas, elle qui était obsédée par la peur des cambrioleurs ! Il lui sembla entendre du bruit venant de l’appartement.
Soudain, la rage s’empara d’elle. Ce n’était vraiment pas le moment ! Sur le même week-end, connaître un grand chagrin d’amour et, en plus, se faire cambrioler, c’était vraiment trop pour une pauvre fille comme elle ! Pénétrant à pas de loup dans l’entrée, elle s’empara doucement d’un gros marteau qu’elle avait laissé traîner sur la commode et s’avança lentement dans le couloir. « On » voulait la cambrioler ? Et bien, « on » allait voir de quoi était capable une faible femme en état de légitime défense !
Un nouveau bruit provint du fond du corridor. « On » se trouvait dans la salle de bains. Dans la salle de bains ? Qu’est-ce qu’ « on » pouvait espérer voler dans une salle de bains ? « On » était tordu, peut-être même fétichiste voire sadique ? Et bien, raison de plus pour passer un mauvais moment face à une femme armée et déchaînée. « On » n’avait qu’à bien se tenir.
Anna entrouvrit silencieusement la porte de la salle d’eau.
-Ben,… Qu’est-ce que tu fais là ?
Jean-Jacques déposa le rasoir sur la tablette de verre au dessus du lavabo.
-Tu vois, j’ai été trop malheureux, hier soir. Tu ne peux pas savoir combien tu m’as manqué !
-C’est vrai ?
-J’ai réalisé que ma place était ici, près de toi. Alors, si tu veux encore de moi, je reviens vivre avec toi. Pour de bon. Pour ne plus jamais te quitter. Dis, je peux rester ?
-Toute la vie, si tu veux !
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