Je voulais changer la moquette de la chambre à coucher. Bogdan à qui je faisais appel à chaque fois qu’il y avait une réparation à effectuer avait commencé à soulever la partie la plus usée.
- Vous devriez quitter l’appartement pour quelques jours. Je vais soulever des tonnes de poussière.
Bogdan exagère toujours. J’ai haussé les épaules :
- Tu exagères toujours. Je n’ai pas l’intention de partir.
Il voyait que mon attention était fixée sur un morceau de papier qui émergeait du tapis. Il a soulevé délicatement le tapis qui l’enserrait, il a retiré le morceau de papier et me l’a tendu après l’avoir frotté contre son bras. Ce n’était pas du simple papier, c’était du papier bristol imprimé. Mon nom figurait en première ligne, tracé à la main, et à l’encre, à peine défraichi.
Le texte parfaitement lisible était le suivant.
Cher condisciple Marcel nous sommes tous sortis la même année. Vingt cinq ans ont passé. Nous éprouvons le besoin de nous retrouver le vingt-cinq du mois prochain. Réunion au bar 25 pour l’apéro. Hop-la, disions-nous le dernier jour des cours. Hop-la, disons nous aujourd’hui.
Nous étions le 24 du mois. J’ai dit à Bogdan qu’il avait raison. Je lui laissais l’appartement durant deux jours.
Après m’être renseigné quant à l’horaire des trains, j’ai appelé mon taxi habituel pour me conduire à la gare et j’ai préparé une petite valise. Je logerais, ais-je pensé, à l’hôtel de la Cathédrale. Pour le repas de ce soir je déciderais du restaurant sur place.
Il y a très longtemps que je n’avais été animé d’une telle vigueur. Ma femme, elle est morte depuis plus de vingt ans, se serait moquée de ma fébrilité.
- Un gamin, tu es resté un gamin. Ah, revoir ses petits copains.
La ville avait bien changé. Je n’imaginais pas qu’elle ait pu se transformer aussi rapidement, c’est ma mémoire sans doute qui me jouait des tours. En outre, il pleuvait. Le col relevé, les bords de mon chapeau rabattus, je n’y voyais rien. Et moins encore parce que les verres de mes lunettes retenaient la pluie qui tombait à verse. A chaque fois que je voulais les essuyer, je devais m’arrêter. Sans l’aide de mes verres, j’étais plongé dans le brouillard.
Il y avait un café un peu plus loin. J’y suis entré.
Le hasard , ou la chance, avait bien fait les choses. Le café se trouvait sur le coin de la place Saint-Pierre : chez Nelly. C’est là que pour la première fois de ma vie, je m’étais enivré au point qu’il avait fallu qu’on vienne m’y chercher.
En face devait se trouver le café de la grosse Nini, celui sur les marches duquel j’avais embrassé Thérèse pour la première fois.
Lorsque la pluie a cessé, je suis monté jusqu’au bar 25 qui se situait derrière la Grand Place à cent mètres des boulevards qui ceinturaient la ville. C’est là que, il y avait quelques temps sans doute, j’avais bu un verre d’Orval ambré dans lequel on avait déposé une tranche de citron.
- Il n’existe plus depuis vingt ans.
Le propriétaire de la boutique qui avait remplacé le 25, une épicerie, se trouvait devant son étal.
Il me regardait avec curiosité.
- Vous n’êtes pas de la région ? Auparavant, peut être ?
- Oui, auparavant. Enfin, je pense.
Durant un moment, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de ville. Mais je me suis éloigné sans me tromper pour revenir à la place Saint-Pierre. C’était bien la preuve que cette ville dans laquelle je me trouvais était bien la mienne.
Il avait cessé de pleuvoir. Le pavé était mouillé mais le soleil faisait briller le tout. Je suis entré chez Nelly et j’ai commandé une Orval à la couleur ambrée. La décoration avait changé. Le patron aussi.
- Nelly ?
Il souriait en déposant mon verre.
- Je l’avais dit à ma femme. Nous aurions du changer l’enseigne. Mais les clients y sont habitués. Vous savez, ce nom existe depuis toujours.
- En face c’est bien la grosse Nini ?
- La patronne est un peu forte c’est vrai mais son prénom c’est Georgette, je crois. Je vais demander à ma femme. Ce sont des amies.
J’ai levé la main.
- N’en faites rien. Je crois que je me suis trompé d’endroit.
Je fis semblant de plaisanter.
- A mon âge, cela arrive souvent. J’ai nonante ans…enfin presque.
Je voyais bien que ça lui était indifférent. Il souriait tout en faisant un salut à l’intention d’un client qui lui faisait signe.
Je commençais à m’inquiéter. J’ai déposé un billet de cent euros sur table. Je n’étais plus sûr du montant que j’avais à lui payer. Si je disais : combien vous dois-je ? De quoi aurais-je l’air ?
J’ai repris l’argent qu’il m’a remis et je suis sorti.
Il valait mieux que je rentre. J’ai repris le train.
J’ai vaguement reconnu mon immeuble. C’était la fatigue sans doute. Pour quelle autre raison, aurais-je hésité ? J’ai sonné. Un homme jeune m’a ouvert la porte. Son visage m’était familier mais je ne l’ai pas reconnu. Je devais probablement lui ressembler il y a longtemps, il y a très longtemps. Souvent, les jeunes gens se ressemblent. Je me suis excusé et je suis reparti.
J’ai lu un jour que le temps est étale. Il ne retient rien de ceux qui ne font que passer. Ont-ils seulement existés ?
Commentaires
C'est vrai ....Le temps ne retient rien et avons-nous seulement existés ??? Nous sommes si vite oubliés!!
Très beau et si vrai.