Lewis Carroll, le romancier anglais qui a raconté l’histoire onirique d’ « Alice au Pays des Merveilles », n’avait pas imaginé le succès mondial et intemporel de son héroïne toute candide et romantique, curieuse à l’infini et si ...subversive. La nouvelle adaptation de ce mythe, présentée cette saison au Théâtre du Parc de Bruxelles, ne laissera pas indifférent. On est loin du prêt à consommer du film de Burton sorti en 2010. Loin du rêve cinématographique fabriqué dans un déluge de créatures numériques et de décors somptueux.
Passons la parole à Jasmina DOUIEB, metteur en scène et maitre d’œuvre avec Thierry Janssen de la réappropriation du matériau poétique d'Alice :
« Les mythes ont ceci de particulier qu’ils fascinent et marquent les sens. Ils outrepassent toutes les frontières : culturelles, générationnelles et temporelles. Ils échappent à toutes les réductions, simplifications ou tentatives d’en cerner les contours. Ils partent en fumée sitôt que vous tentez de les saisir. Et pourtant, les histoires qu’ils charrient demeurent fixées dans les esprits, comme des rêves ou des fantasmes. On n’est jamais sûrs de ce qu’ils signifient et pourtant on reste irrémédiablement hypnotisés. Les Aventures d’Alice c’est bien plus qu’un livre pour enfants, c’est un mille-feuilles qui touche au mythe. C’est une mer d’histoires aux multiples entrées. »
Ces quelques mots sont très révélateurs de la place laissée à l’Imaginaire dans ce magnifique spectacle esthétiquement et théâtralement parfait. La quête du bonheur et le plaisir vertigineux de la découverte d’Alice s’opposent à un monde absurde et chaotique où se côtoie une galerie de personnages burlesques et énigmatiques qui ont peuplé nos rêveries enfantines. Le lapin, Le chapelier fou, la chenille et son narguilé, le non-anniversaire, la partie de croquet, la reine de cœur "Qu'on lui coupe la tête!"... se retrouvent ressuscités!
Le texte est mis en abime par le biais du livre que relit Alice devenue grande et venue au chevet de son créateur qui est sur le point de passer de l’autre côté du miroir. Pour nous c’est l’occasion aussi de revisiter notre monde imaginaire d’enfant et d’y emmener même notre progéniture, à qui nous offrirons le miroir théâtral pour pénétrer le mystère hypnotique du conte fantastique. Le lendemain de la première, c’étaient de sages élèves, menés par de joyeux professeurs qui occupaient les derniers rangs de la salle ! Rires et réactions enthousiastes fusaient pour l’émotion créée par une mise en scène fourmillant d’astuces! C’ est un réel défi que de pouvoir jouer avec les perspectives spatiales et faire grandir et rapetisser Alice sur le plateau d’un théâtre, non ?
Rien n’est imposé, tout est suggéré. Tout est proposition et invitation au rêve et voyage. Le cadre magique, la beauté épurée des tableaux, des décors et des costumes soulignent la dimension poétique d’un conte qui passionne par ses innombrables interprétations possibles.
Esthétiquement, la mise en scène suscite l’admiration. L’incroyable galerie de personnages loufoques défile avec une logique millimétrée…On finirait par y croire et s’y croire! Non seulement l’espace est tordu grâce au champignon magique, mais le temps, notre pire ennemi, est explosé. Il est tour à tour figé, avancé, reculé, ridiculisé pour notre plus grand bonheur! Le temps perdrait il son sens ? « Le non-sens est plus qu’un jeu chez Carroll ; il détruit le bon sens « en tant que sens unique ». La petite Alice est en état de devenir permanent. Ses transformations de taille et donc d’âge - puisque, par ce biais, elle grandit -, brouillent son identité qui devient infinie. Elle est, dans son corps, à la fois hier et demain ; elle est toutes les possibilités d’elle-même réunies dans un même espace temps. Dans cette esthétique du renversement, les contours d’Alice s’effacent. Elle se cogne aux murs d’un monde désespérément trop grand ou trop petit pour elle. Un monde auquel elle ne parvient pas à appartenir. Jamais la bonne taille, jamais la bonne attitude. »
Les métamorphoses se suivent et s’enchaînent grâce au moteur principal : le rire omniprésent. Qu’il soit dérision, humour grinçant, ou haut comique de situation, chaque spectateur y trouve sa part de connivence avec les comédiens. Et les enfants apprennent, sur les pas de la jeune Alice au caractère bien trempé, à douter de toutes les apparences, à dégonfler les impostures et à détester la dictature! Avec six comédiens seulement, tous magiques, eux aussi! Michel CARCAN (Lewis Caroll), Lara HUBINONT(le Chat) , Thierry JANSSEN (la Reine) , Sophie LINSMAUX(dans le rôle d'Alice), Françoise ORIANE(Le Bombyx), Clément THIRION(le Roi). Jubilatoire!
Mise en scène : Jasmina DOUIEB - Assistanat : Alexandre DROUET.
Scénographie, costumes, masques, marionnettes : Anne GUILLERAY et Geneviève PERIAT.
Lumières : Philippe CATALANO - Musique : Daphné D’HEUR.
Maquillages et coiffures : Véronique Lacroix.
Photos: Isabelle DE BEIR
Commentaires
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Pain béni pour les psys
Audacieuse et sereine, l’héroïne de Lewis Carroll est une projection idéalisée de son auteur. De son vrai nom, Charles Dodgson était un homme gauche, mal à l’aise avec les adultes. Les cours que ce professeur guindé "débitait mécaniquement" sécrétaient l’ennui. En revanche, il enchantait Alice Liddell (10 ans) et ses soeurs, en leur racontant des histoires fantastiques, qui deviendront son best-seller. Au pays des merveilles, on est capable de se rappeler les événements, avant qu’ils n’arrivent. On vit à l’envers. Et une muse peut très bien poursuivre son auteur, pour qu’il l’inspire. C’est ce qu’imaginent Jasmina Douieb et Thierry Janssen : Alice, 30 ans, a besoin des conseils de Lewis Carroll.
Enceinte, elle ne se sent pas prête à affronter la vie et veut rencontrer, dès ce soir, son créateur. Impossible. De sinistres gardiens interdisent l’accès de sa chambre. Très maternelle, Abigaël, la vieille gouvernante, tente de rassurer Alice. Celle-ci se pelotonne dans son lit étroit et s’endort. Tout à coup, deux grandes oreilles frémissent et un lapin blanc saute du lit du romancier. Obsédé par le temps qui fuit, il entraîne Alice dans une course folle.
Ce voyage initiatique la rend consciente de son inadaptation au monde. Toujours trop grande ou trop petite, elle a besoin d’aide pour franchir les obstacles. Elle découvre aussi que les habitants du pays des merveilles sont égoïstes et narcissiques. Comme le Bombyx obnubilé par le vieillissement ou la duchesse au groin de cochon, qui lui confie un bébé, après l’avoir copieusement giflé, ou encore la reine de cœur, aussi tyrannique que le roi Ubu. Dans ce "Wonderland", espace et temps sont inversés. On saigne puis on se blesse, on doit s’éloigner du but pour l’atteindre. Parfois le temps se fige. Condamnés à un éternel tea-time, le Chapelier fou et le Lièvre de mars fêtent des "non-anniversaires". Plus gâtée, Alice profitera d’un court répit, dans cette course contre la montre, pour se nourrir des confidences de Lewis Carroll.
Dans leur vision théâtrale de ce "texte mystérieux et hypnotique", Thierry Janssen et Jasmina Douieb, la metteuse en scène, stimulent notre imagination. Avec la précieuse contribution d’Anne Guilleray et de Geneviève Périat, scénographes et costumières. Une marionnette nous fait vivre la très lente chute d’Alice dans le terrier, puis permet à l’héroïne de grandir et de rapetisser à vue d’oeil. On est surpris par l’accoutrement sophistiqué de la chenille, la coquille amusante de Gros coco, la robe évolutive de la Reine ou le miroir qui fige le sourire inquiétant du Chat du Cheshire. Encadrant Sophie Linsmaux, une Alice déterminée et perplexe, cinq comédiens se relaient efficacement pour imposer un rythme soutenu.
Malheureusement cette succession de scènes, souvent courtes, crée un sentiment de frustration. Trop de personnages n’ont pas le temps de prendre corps à nos yeux. On passe d’un paradoxe à un jeu de langage, d’une situation loufoque à une réflexion profonde. Sans entrer dans une histoire attachante. Si les spectateurs jubilent pendant la partie de croquet, c’est parce que l’affrontement entre Alice et la reine est développé. Thierry Janssen peut imposer un personnage monstrueux, qui nous fait rire, en martelant ses "Qu’on lui coupe la tête !". Les clins d’oeil à Freud ou à Lacan montrent que les adaptateurs visent un public adulte. Contrairement à Walt Disney, ils ont respecté l’oeuvre de Carroll, en refusant de l’édulcorer. Ce "pays des merveilles" est plutôt celui de l’étonnement. Alice y fait des rencontres étranges, parfois cauchemardesques. Sans trembler. Peu d’enfants s’identifieront à ce personnage épris de découvertes, mais d’une totale insouciance.
Le Théâtre du Parc sonde le récit de Lewis Carroll dont l’univers fantastique et lunatique semble plus propice aux effets spéciaux du cinéma qu’aux ficelles plus terre-à-terre du théâtre. Mais pourquoi pas ? Après tout, l’époustouflant Tour du monde en 80 jours de Thierry Debroux (repris en mai au même Théâtre du Parc - notre critique ***) n’a-t-il pas démontré que la scène avait des arguments autrement plus costauds que la 3D pour porter des épopées aux confins de l’imagination ?
Comme Pinocchio, Alice fait partie de ces mythiques personnages de l’enfance qui, personnellement, nous ont toujours foutu un peu le bourdon : le lapin qui court comme un dératé après le temps, le chat du Cheshire et son sourire carnassier, la tortionnaire Reine de Cœur : toutes les créatures du « wonderland » sont narcissiques et égoïstes dans un pays qui sans cesse se dérobe à la logique.
Si l’enfant que nous étions redoutait les sables mouvants de cette Alice, l’adulte que nous sommes trouve une certaine fascination dans le foisonnement métaphorique de l’imagination de Lewis Carroll. En adaptant son œuvre, Jasmina Douieb et Thierry Janssen n’ont pas tenté d’en gommer la noirceur ni l’épais mystère. Il plane sur cette version théâtrale une étrangeté digne de l’original. La mise en scène ne cherche pas à édulcorer le récit comme a pu le faire Disney (avec le dessin animé puis le film).
Elle ne fait pas non plus dans le spectaculaire mais avance par petites touches créatives. Le travail de marionnettes évoque la célèbre et interminable chute d’Alice dans le terrier ou permet de la faire rapetisser à hauteur de champignon. Un miroir déformant suffit à convoquer la grimace du chat. L’extravagante robe de la Reine se transforme en pupitre de tribunal.
Les costumes d’Anne Guilleray et Geneviève Périat font des merveilles pour rehausser de fantaisie les bizarreries que sont Humpty Dumpty, la chenille, ou le lapin obnubilé par sa montre à gousset. Les comédiens se partagent les rôles avec gourmandise autour d’une Sophie Linsmaux plutôt sobre en Alice plus abrupte qu’espiègle.
La folie y est mais la pièce manque encore de rythme et de fluidité, peu aidée par une intrigue qui mélange les récits de Lewis Carroll (Alice sous terre, Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir) et la propre vie de l’écrivain, jusqu’à embrouiller parfois la narration. Peu importe : avoir une telle foi en l’onirisme au théâtre compense n’importe quelle maladresse !
CATHERINE MAKEREEL