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Publications de marcelle dumont (23)

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Moment de bonheur aux Féroé

Moment de bonheur aux Féroé

 

Nous voici donc sur le terrain, à Mikines, aux îles Féroé. Nous avons un temps de soleil et de nuages dont la lumière change à tout instant. Nous sommes très heureux de cet éclairage, dramatique ou tendre, selon l'horizon vers lequel on tourne les yeux. Il est dix heures trente et les hautes falaises à oiseaux achèvent d'essorer leurs brumes. Leurs parois abruptes plongent dans la mer. Des milliers de mouettes les tapissent et les font vibrer de leurs perçantes lamentations. Côté terre, ces falaises se muent en collines vertes et veloutées, tout en douceur, en duvet, en formes charnelles. C’est ici que Baudelaire aurait trouvé les genoux de sa jeune géante.

Nous avons escaladé ces aimables rondeurs, et nous nous sommes installés, Jean pour filmer, et moi pour observer, les légions de macareux qui nichent dans ce sol tendre. Leurs demeures sont autant de terriers qui étagent sur les pentes leur entrée apparemment sans mystère. Cependant leurs petits ne sont pas exposés au danger, comme l'ouverture franche le laisse supposer. Il y a entre cette ouverture et eux tout un dédale. Au retour de la mer, les parents pénètrent dans leur logis avec une précision qui nous ébahit, car on ne se guérit pas de sa naïveté humaine.

Les macareux sont les moins farouches de tous les oiseaux de ces îles. Ils se laissent parfois approcher à quelques mètres, faisant fuir, lorsqu'ils se lèvent, des pentes entières de congénères, mais ils reviennent vite se poser, dociles comme ces petits aéroplanes que l'on fait voler au bout d'un fil.

Aux abords de leur territoire, on en surprend des assemblées entières, méditant sur les immémoriaux murs de pierre, sur une saillie de la falaise ou au bord des nids. Assis sur leurs pattes palmées d'un beau vermillon, ils alignent des centaines de poitrines blanches et dodues. Les mouvements un peu empruntés de leur petite tête au bec courbe les font ressembler à des jouets mécaniques.

Quel enfant, quel adulte ne rêverait d'un macareux pour mascotte ? Même dans le vol il conserve une vivacité mêlée de gaucherie qui nous ravit. Les courtes ailes battent très vite, les pattes sont bien allongées le long du corps. Oui, vraiment, c'est un merveilleux petit aéroplane. Veut-il se poser ? Il tourne ses palmes vives vers l'intérieur et, dans un redoublement de battements d'ailes, il s'assied, plouf, sur son derrière.

Pour se mettre à l'affût, il faut descendre dans la terre molle toute perforée de nids et chercher une butte derrière laquelle se dissimuler. Des torrents de soleil et de vent nous baignent. Tout un peuple de nuages glisse dans l'étendue marine du ciel. Leurs ombres enjambent les sommets, galopent sur les collines, les balayant d'un pinceau de lumière. L'odeur de la mer se glisse jusqu'à nous, mais le soleil chauffe-t-il un peu plus fort, l'haleine de la terre, qui n'en finit pas de dégorger des oiseaux de sa multitude de bouches ouvertes, nous submerge. De puissants effluves nous bercent. Nous dérivons, entre ciel et terre, entre le tiède et le frais.

Des troupes entières de macareux frôlent notre abri et certains, surpris de découvrir nos formes immobiles, laissent choir les petits poissons d'argent qu'ils tiennent dans le bec. C'est une aubaine pour les hirondelles de mer dont toute une délégation rôde constamment par ici. Stylisées, fuselées, elles volent à la perfection, déchirant le ciel de leurs lignes pures. Elles sont une demi-douzaine à piquer vers les poissons avec des cris stridents, mais il faut une longue parade de clameurs et de bravades, avant que la plus hardie plonge et embroche le butin.

A trois cent mètres sous nos pieds, la mer écume sur les rochers de la côte, des cirques entiers s'ouvrent devant elle où retentit le chœur sauvage des mouettes. Le village est à notre gauche dans un creux. Ses couleurs vives brillent au soleil. Il y a beaucoup de toits verts, de tôle peinte ou d'herbe, dominés à peine par la petite église blanche. Les moutons vaquent en liberté sur les pentes et les gravissent jusqu'aux sommets les plus périlleux.

Les collines voisines flattent l'œil par leur pelage vert tendre, dans lequel s'inscrit l'écorchure sombre d'un tout petit champ de pommes de terre, la nudité d'un rectangle de terrain fraîchement fané ou le double sillon sinueux des voies de descente des troupeaux, fait de ces grosses pierres dont tout le pays est semé.

Tandis que Jean guette inlassablement les macareux, je rêvasse. Couchée sur le dos, j'écoute la mer et, si j'ouvre un œil, je vois l'écume se fracasser sur les rochers. Je pense à la création du monde, à ce dieu multiforme imaginé par l'homme pour expliquer toutes les merveilles. C'est par amour de l'ordre que nous avons inventé Dieu, mais en ce temps-là, l'ordre c'était la poésie et non les ordinateurs. Aussi parle-t-on dans la Bible d'un dieu qui entreprit des besognes ineffables, comme de séparer la terre des eaux, de faire jaillir la lumière, de nous pétrir dans la glaise.

Comment mieux exprimer notre sentiment profond d'être un animal de terre ferme que par le choix divin de nous tailler dans cette étoffe ? Oh oui ! Je suis de terre et je me sens si bien fermement amarrée à elle, des épaules aux talons, dans sa tiédeur, avec en gros plan des herbes folles et, s'élevant à l'infini sur ma tête renversée, les gouffres du ciel.

Nous pouvons aussi nous rêver apportés par le vent comme des semences et faits ce que nous sommes par les qualités du sol et du climat. Si les gens d'ici naissent marins, c'est qu'il y a une gorgée d'eau de mer dans leur pâte, et s'ils marchent la tête en avant sur des épaules rondes et remontées, c'est qu'ils ont à fendre la bourrasque, à porter sur eux un ciel lourd de tempêtes.

Si c'est de ce ciel que viennent le vent âpre, la pluie grise et usante, le brouillard, il console parfois l'œil de l'aridité de la terre quand, à perte de vue, s'étendent des plaines semées d'éboulis ou des collines masquées de brouillard. Dans le ciel, quels mouvements, quels paysages, quelle architecture glorieuse et surréaliste, soudain réduits en fumée comme s'ils sortaient du chaudron d'une sorcière !

De molles écharpes s'enroulent autour des montagnes, nappent les fjords et les vallées, escamotent tour à tour les sommets, révèlent tout à coup un monstre accroupi, île lointaine et noire où la vie pourtant s'obstine derrière la nudité du basalte. Une famille, deux familles ont vécu là pendant des siècles, prisonnières de ce morne paysage enchanté, à l'ombre même de la bosse du dragon.

Soudain une évanescente apparition du soleil évapore les nuées. Les rayons pâles et languissants suffisent à exorciser le drame. Le paysage de cauchemar s'évanouit. L'œil plonge jusqu'au fond du fjord, pour y pêcher des maisonnettes multicolores qui tiendraient toutes dans le creux de la main. Elles s'incrustent au bas d'une longue pente herbeuse que vient lécher, calme, un tortueux filet de mer, peint à l'aquarelle.

 

MARCELLE DUMONT

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Monsieur Charles

MONSIEUR CHARLES

 

Ma mémoire est un kaléidoscope qui, en veille ou en sommeil, me livre des éclats colorés, souvenirs erratiques navigant sur les flux de mon cerveau. Les plus agréables se rattachent à mon enfance, période bénie où l’être vierge est ouvert sur le monde, prêt à capter des brimborions d’enchantement, sur lesquels broder de vrais contes de fées.

Parmi ces sacs à malices, il y a le Jeumont d’avant 1940. ville industrielle assez morne, qui faisait vivre pourtant de nombreux ouvriers frontaliers. Aujourd’hui que les usines ont fermé les unes après les autres, Jeumont est une ville très fleurie qui ne demande qu’à séduire. Le pont sur la Sambre regorge de corbeilles de fleurs, comme si on espérait mettre ainsi un baume sur les maux de la crise.

Il est très différent de celui de mon enfance. Du travail, de la prospérité, et pas de fleurs autour

En ce temps-là, se trouvait à droite, juste après le pont, un endroit qui m’enchantait : Une maison de poupée abritait au rez-de-chaussée le salon de Monsieur Charles, coiffeur pour hommes. Le Monsieur en question, amis de mes parents, était petit, rougeaud, toujours hilare, et il professait envers les dames cette galanterie bien française qui recèle un petit grain de mépris au milieu de beaucoup de gentillesse.

Sa femme, grande et hommasse, se coiffait à la garçonne, les cheveux bruns brillantinés plaqués en arrière, mais elle était toujours soigneusement maquillée, car la boutique de son mari recelait toutes les tentations dont pouvaient rêver les jeunes filles et les femmes et il lui fallait prêcher d’exemple. Le salon, exigu et encombré, était si parfumé qu’on aurait pu prendre Monsieur Charles et Madame, pour deux berlingots, bons à sucer, car ils devaient être imprégnés jusque à la moelle des effluves signés Houbigan, Coty, Bourjeois qui filtraient des innombrables flacons de parfum, boîtes de poudre de riz Œillet Fané et autres merveilles : pommades, rouges à lèvres, rose pour les joues qu’on n’appelait pas encore « blush », crayons à sourcils et rimmels. Ces parfums entêtants devaient parfumer les draps de leur lit et j’imagine que lorsqu’ils dégustaient leur pot au feu, il devait avoir un arrière-goût de savon à la violette.

On sortait de là imprégné de « sent bon », car Monsieur Charles avait la manie d’en asperger toutes les dames des pieds à la tête, au moyen d’un vaporisateur géant. Bref, le salon de Monsieur Charles ce n’était pas Paris, mais néanmoins la France, avec toutes ses séductions miniaturisées, condensées dans ce petit coin du Nord.

Monsieur Charles avait un neveu parisien, beau jeune-homme à peine éclos qui descendait non pas des cieux, mais de l’Express Paris-Cologne, lequel ne dédaignait pas alors de s’arrêter aux deux gares frontières : Jeumont et Erquelinnes. Ce qui n’a pas changé depuis cette lointaine époque, c’est la différence de climat et de tempérament que l’on sent, lorsqu’on quitte Erquelinnes pour Jeumont. Même l’odeur de l’air y est différente.

J’ai oublié le prénom du neveu. En revanche, je me souviens parfaitement du trouble dans lequel il me jetait quand il rendait visite à ma famille, à la boulangerie d’Erquelinnes. Je devais avoir huit, neuf ans, mais j’avais plusieurs grandes sœurs assez avenantes, et le neveu avait appris de l’oncle la manière de se conduire avec les dames.

Il promenait dans sa poche son arme de séduction imparable : un joli petit vaporisateur dont il se servait pour asperger le corsage des grandes, après en avoir entrebâillé l’encolure. Je me tenais cœur battant sur le dernier des trois escaliers de pierre bleue qui menaient à la cour vitrée dans laquelle le pain refroidissait. Le Parisien s’approchait de moi en souriant et il me faisait l’offrande de quelques gouttes de parfum répandues sur ma chemisette moulant un torse parfaitement plat. Je lui dois sans doute mes premiers rêves érotiques, raison pour laquelle je ne l’ai pas oublié.

Ce charmant visiteur devait disparaître de notre horizon quelques années plus tard, mis au ban de sa famille parce qu’il s’était toqué d’une « aventurière », d’une « grisette » qui n’était pas de son rang (sic). J’espère pour lui que le fait de ne pas hériter de la fabuleuse boutique de tonton et tantine ne lui a pas pourri la vie.

A l’époque de mes huit ans, ma sœur Louise travaillait à Bruxelles dans une compagnie d’assurances et lorsqu’elle revenait passer quelques jours à la maison, elle avait toujours dans son sac des bouts de papier sur lesquels ses collègues féminines avaient passé commande de poudre de riz, de parfums ou d’autres instruments de séduction venus de France, achetés sans taxe et bon marché,  vu un taux de change favorable. Cela nous permettait une incursion à Jeumont dont nous étions toutes friandes. La route à parcourir n’était pas pour effrayer de bonnes marcheuses qui avalaient allègrement les kilomètres. Franchir la douane était toujours une petite source d’émotion, même si nous ne fraudions que sur une échelle minuscule.

Donc, revenant un jour de chez Monsieur Charles, les sacs à main pleins d’Oeillets Fanés et de Soir de Paris, un quatuor de filles Dumont fut pris au dépourvu, lorsque les douaniers entreprirent de nous prouver que nous avions  « quelques choses » à déclarer. Ils ont bien ri en constatant que nos emplettes pouvaient passer difficilement pour un usage strictement personnel. Ces braves fonctionnaires avaient surtout envie de mettre en boîte, au sens figuré s’entend, quatre représentantes de la gent féminine, soit deux jeunes filles et deux gamines, manifestement bien élevées.

Mais ce contrôle pour du beurre nous avait émues et Yvonne, la plus jolie des quatre, avait appelé à l’aide tous ses trésors de diplomatie, en déclarant qu’elle adorait les douaniers et les gendarmes. La preuve ? Sylvain, l’époux de notre aînée était gendarme ! Avons-nous sauvé nos boîtes de poudre de riz ? Je ne m’en souviens pas, mais je me souviens que j’étais très vexée, car nous nous étions ridiculisées ! Or le ridicule était l’épouvantail redouté entre tous par une fratrie maniant pourtant l’ironie d’une manière redoutable.

Quelques années passèrent, mais Jeumont restait cher à mon cœur, avec son marché du jeudi, son lointain cinéma et surtout sa librairie Tapia où l’on trouvait toute la culture absente de la librairie d’Erquelinnes : de Gide à Claudel, de Malraux à Queneau et, comme chez Monsieur Charles, des parfums et des produits de beauté, vendus, ce qui ne gâtait rien, par une femme brune comme un pruneau et à l’accent provençal. Quand on poussait la porte, une grappe de clochettes cuivrées nous souhaitait la bienvenue. J’en ai encore le carillon dans l’oreille.

Quelques années plus tard, Lison et moi élurent comme quartier général, le café de Paris, à gauche après le pont de Sambre, où nous eûmes notre première cuite, suivie de quelques autres.

Le charme de la France, c’était aussi le vin blanc, l’amer Picon, le pastis et autres nectars que Mireille, la patronne, nous versait d’une main libérale. Il est vrai qu’en matière d’orgies de boisson, elle en avait vues d’autres, car les Belges de passage avaient tous, plus ou moins, le gosier en pente. Quant à ses clients français, ils étaient tous patriotes et donc alcooliques.

 

MARCELLE DUMONT

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Crépuscule

Après un long silence, voici ma dernière nouvelle que je vous propose de partager:

CREPUSCULE

 

J’étais veuve depuis six mois déjà quand il m’est arrivé une mésaventure qui n’a pas fini de me perturber. La disparition d’Alain était ce qu’on pouvait souhaiter de mieux pour lui, en regard des souffrances qu’il endurait depuis si longtemps et que j’étais tout à fait incapable de soulager. La descente par paliers dans la maladie est quelque chose d’affreux quand il s’agit d’un être tendrement aimé. Pourtant j’ai plus ou moins bien tenu le coup, du moins en apparence. Je me souvenais avec amertume de ce que mon éducation religieuse m’avait inculqué sur les fameuses « grâces d’état », sensées aider à affronter les épreuves les plus pénibles. Etait-ce cela qui me faisait me lever sur la pointe des pieds pendant la nuit quand je sentais la panique m’envahir ? Il me semblait alors qu’Alain aller percevoir les battements précipités de mon cœur et cela je voulais l’éviter à tout prix.  Je m’asseyais au bord de la baignoire ou sur le WC et je bandais toutes mes forces pour me calmer. Je me répétais que dans quelques heures il ferait jour et que la reprise de l’activité quotidienne me servirait de dérivatif.

Après coup, je me suis demandée si j’avais fait tout ce qu’il fallait pour mon compagnon, si je n’avais pas montré ici ou là quelques signes d’impatience. La vie le quittait, alors que j’étais moi-même encore pleine d’énergie. Il existe des moments de compassion extrême mais il y en a d’autres où, malgré soi, on prend une sorte de hauteur. La souffrance n’est pas partageable et je ressentais alors que nous étions chacun condamné à la solitude. L’être avec lequel j’avais tout partagé se refermait sur ses secrets et j’en faisais autant. S’était-on jamais connu à la fin, en partageant le même lit?

A présent que tout était fini, ma solitude se révélait pleine et entière. Ce vide vertigineux, ce sol qui se dérobait, cette maison vide qui ressemblait à un caveau, je devais les boire jusqu’à la lie. Et pourtant la vie continuait, c’est ce que mon entourage s’ingéniait  à me faire entendre, à l’approche de la réunion traditionnelle qui rassemble tous les étés les amis de toujours. Tout le monde souhaitait ma présence et si j’ai commencé par résister, j’ai finalement promis de me faire belle et de sourire. En aurais-je la force? Le soir, avant de me coucher, j’ai forcé un peu sur les calmants, pour être relativement en forme et reposée le lendemain.

La matinée a été mauvaise et plus l’heure de la réunion approchait, plus je me sentais mal. Comme si j’allais subir une épreuve où chacun serait là, à me guetter, dans l’attente de la moindre faute, pour me sanctionner par des encouragements ô combien cruels et inopportuns. Je craignais surtout que la nostalgie revienne en force à cette occasion. Retomber dans cette sorte de folie collective, comme si n’avait changé pour moi, ça me faisait très mal car je savais, au contraire, que l’insouciance et la légèreté appartenaient à une époque révolue, au cours de laquelle je n’avais jamais imaginé que notre couple pouvait se briser si tôt par une séparation sans retour.

Manger, boire, plaisanter, n’échanger que des propos sans queue ni tête, c’est la règle dans ce genre d’assemblée. La vie se dessine colorée en rose par l’alcool et l’amitié, dans l’oubli des soucis et de la réalité.  Ce mirage sans lendemain fait tant de bien sur le moment. Nous buvions tous un peu plus que de raison dans ces circonstances mais comme nous avions le vin gai,  Alain et moi, nous savourions quelques heures hors du temps. Nous nous sentions d’une bienveillance merveilleuse, persuadés que nous avions tout compris de la vie, imaginée comme une longue suite de jours ensoleillés, sans un accroc, par la force de notre amour mutuel. Et si par aventure l’un ou l’autre des convives devenait un peu grincheux, nous étions là pour le consoler et boire ses larmes.

Jusqu’à présent j’avais eu le courage de ne pas m’anesthésier dans l’alcool. Comme cette amie qui, quelques années après la disparition de son compagnon, s’écroule, un peu débraillée et somnolente sur sa chaise, à tel point qu’on se demande si elle ne va pas s’effondrer dans son assiette.

Pour le souvenir d’Alain, pour ma dignité, je ne voulais pas déchoir. Il faisait beau, j’avais mis ma plus jolie robe, je m’étais soigneusement maquillée.  Mon sourire était un peu crispé lorsque j’ai retrouvé mes amis mais enfin je souriais. A la dernière minute j’avais repris courage en me disant qu’il ne s’agissait que d’un entracte.

Bientôt la fête a battu son plein. Tout le monde s’est détendu, toute contrainte oubliée. Etre un élément parmi d’autres dans une assemblée décidée à s’amuser, me fondre dans la masse m’a permis de tenir le coup. J’ai bu quelques verres. Quel moyen de faire autrement? J’ai dansé une ou deux fois et je n’ai pas parlé d’Alain. Une légère ivresse m’a fait passer d’une sorte de sérénité à la conscience aiguë de ma perte. Il y a un an encore Alain était là, boute-en train comme d’habitude. C’est seulement en septembre qu’il avait commencé à ressentir une certaine fatigue. Pourtant, lors de cette fête, l’an dernier, il m’avait semblé que ses yeux, tout à coup, étaient comme absents.

Après la fatigue de septembre, tout s’est emballé. A quoi bon revivre ce long calvaire, entrecoupé d’espoirs, de rémissions, de rechutes, tout est fini. Je serre les dents pour ne pas évoquer une fois de plus le calvaire de la chimio et ses séquelles. Les nausées, les vomissements, ce mal de mer permanent qui  vous ferait souhaiter le naufrage si on était sur l’eau. Ne pas pleurer surtout, fermer les paupières pour retenir mes larmes, boire encore quelques gorgées de n’importe quoi, comme si je noyais d’eau un médicament fort amer. Ouf ! Personne n’a rien remarqué. Encore quelques heures et je me retrouverai chez moi, seule, j’arracherai ma robe, je me laisserai tomber sur le lit et avec un peu de chance je m’endormirai pour quelques heures au moins, en tâchant de ne pas rabâcher combien cette soirée-ci fut différente de l’autre, celle où Alain vivait encore.

Douce illusion ! Vers dix heures quelqu’un a proposé de finir la soirée dans un petit café populaire où l’on danse. Notre arrivée en bande a été remarquée et l’ambiance déjà chaude a pris une ardeur nouvelle.

Je suis assez jolie et ne parais pas mon âge. J’étais la seule femme encore jeune à n’être pas accompagnée. Ce qui n’est pas passé inaperçu. Comme d’habitude il y avait là quelques solitaires à l’affût d’une occasion. La danse leur permet de serrer leur partenaire de près, sans que cela n’engage l’un et l’autre à plus qu’une banale proximité. C’est aussi une opportunité pour les plus audacieux ou les plus sous pression de faire sentir à leur partenaire combien elle leur plaît. Ils n’ont qu’à laisser parler leur corps, langage muet qui émeut …ou effarouche les rigoristes. Celles qui disent  poliment, à voix basse et la bouche en cul de poule: «Monsieur, vous sortez de votre réserve et je ne puis le tolérer». Mais d’autres sont prêtes à aller plus loin, à la faveur d’un coin tranquille, sous les étoiles ou, s’il pleut, dans le confort relatif d’une voiture.

Moi je suis tombée dans le piège, en acceptant de danser avec un trentenaire assez séduisant. Nous avons échangé quelques mots. Il s’étonnait qu’une «si jolie femme» ne soit accompagnée que d’une bande de copains dont aucun ne semblait avoir avec elle d’autre lien que des rapports d’amitié. La flatterie était un peu grosse mais je ne peux prétendre que j'y ai été insensible. J’ai répondu qu’en effet j’étais seule depuis quelques mois sans mentionner mon veuvage.

Nous avons dansé quelques slows et, tout à coup, il a remarqué mon annulaire gauche, auquel je porte les deux alliances. Il a eu alors quelques mots de compassion. Il m’a embrassé la main qu’il serrait fermement et je n’ai pas eu le courage de la lui arracher. Et, subitement, contre ce corps d’homme, entre ces bras caressants, face à ces yeux qui cherchaient les miens, je me suis amollie et je me suis mise à pleurer à gros bouillons et je lui ai balbutié à l’oreille: «j’ai perdu mon soleil».

Il a eu un sourire étonné qui n’était pas loin de la dérision. Toutefois il m’a bécoté la joue en me serrant d’un peu plus près et il a fini par chercher mes lèvres. J’ai détourné la tête, tout à coup dégrisée, honteuse pour lui et pour moi-même. Je ne voulais pas de cette langue inconnue dans ma bouche, ni de ce souffle précipité, ni d’une étreinte à la va-vite, comme si j’étais une proie offerte que cet homme se sentait en droit d’emporter. Mais il  insistait, en chuchotant qu’il saurait bien me consoler, tout en plaquant contre moi un sexe avide et agressif. Ce n’était pas le genre d’argument qui pouvait me convaincre. Je ne ressentais plus que du dégoût.

 Je me suis dégagée, non sans mal car il ne lâchait pas prise. J’ai dit que je n’étais pas prête, que c’était trop tôt encore.  Aussitôt il a changé de visage. J’ai lu la déception, la colère, le mépris, oui, même le mépris, dans les yeux soudain exorbités, dans la rougeur des joues et du front de mon partenaire. J’en suis restée pantoise. Pendant ce temps je m’entendais traiter d’allumeuse et d’hypocrite.

Les mots qui sortaient de ce masque convulsé m’ont fait peur et révoltée.  Il n'y avait donc là qu'un mâle en chasse. Donner mon chagrin en pâture à l'ennemi – c'est bien ainsi que j'appréhende ce genre de mec – il n'y avait pas de quoi pavoiser. J'étais tellement en colère contre lui et contre moi-même que je lui ai allongé un soufflet. Il allait répliquer sans vergogne quand Kevin, l’ami intime d’Alain, s’est jeté entre nous. Cela tournait à la bagarre car Kevin aime se servir de ses poings et il n’était pas le seul parmi ces hommes allumés par la boisson.

 Nous les femmes, nous avons prêché la retraite et nous sommes sorties toutes ensemble. J’ai senti les bras compatissants de deux copines qui m’entouraient les épaules tandis que je tâchais de contenir les larmes qui avaient recommencé de couler, comme si j’avais ouvert les vannes de la détresse. Tout ce que j’avais tâché jusque là de juguler remontait à la surface.

Nos compagnons ont fini par nous suivre, après avoir échangé quelques horions avec l’emmerdeur et ses copains. Comme convenu, Kevin m'a reconduite à la maison, en remâchant sa fureur. Je l’entendais vitupérer, sans être vraiment attentive à sa façon de conduire assez brutale. J’étais toujours sous le coup de l’humiliation et je me disais que j'aurais mieux fait de me lâcher dans les bras d'une copine. J'aurais alors suscité de vrais mots de compassion et non la réaction bestiale que je venais d'essuyer.

J'espérais que j'en avais fini avec ce  malotru dont j'ignorais jusqu'au nom. J’essayais de me calmer en me disant que dans quelques jours cet épisode m’apparaîtrait sans doute comme un mauvais rêve. Quelle naïveté ! L’expérience dégradante du harcèlement était encore à venir. J’avais affaire à un fou, à un malade. Il nous avait suivis en voiture et il a lu mon nom à côté du bouton de sonnette. Après ça, il ne fallait pas être bien malin pour découvrir mon numéro de téléphone.

Alors les appels en pleine nuit ont commencé. Soit j'entendais la respiration d'un correspondant parfaitement silencieux, soit il m'injuriait en disant qu'il était occupé à se masturber en pensant à moi et il m'infligeait le détail de toutes les choses qu'il aurait aimé me faire subir s'il m'avait tenue à sa merci. Les deux situations étaient pénibles et je ne puis dire celle qui me perturbait le plus. Avoir affaire à un obsédé est effrayant car on devine à quelles extrémités il pourrait recourir. La violence et la haine des femmes s'expriment alors sans fard et la peur vous paralyse. Ces appels nocturnes à un moment où je me sentais psychologiquement sans défense, livrée à mon chagrin, à mes interrogations, à mes insomnies, tenaient du cauchemar. Ils ressemblaient tellement à un viol fantasmé que j'ai fini par craindre de sortir seule.

Je me suis organisée pour être toujours accompagnée. Le même chauffeur de taxi venait me prendre chaque matin quand je me rendais à mon travail, pour me déposer à la gare. Je n'allais pas restée cloîtrée, alors que j'avais repris le collier avec tant d'ardeur, après les mois d'interruption consécutifs à la maladie d'Alain. Le week-end je sollicitais l'un ou l'autre de mes proches, pour faire les courses. avec lui, éventuellement pour partager une sortie au cinéma ou au théâtre.

Bien sûr j'avais pris un numéro de téléphone privé, pour le fixe comme pour le portable. Cela ne m’a pas évité une succession de lettres, bien rédigées à ma surprise mais toujours venimeuses. .

Au bout d’un moment le ton des missives a changé. C'étaient des protestations de regrets et des excuses, pour une conduite que mon persécuteur qualifiait lui-même d'aberrante. Naturellement, tout ça était de ma faute. Je l'avais repoussé, après l'avoir encouragé et mis le feu à ses sens. On n'a pas idée d'être si accueillante et puis, soudain, de glace. Toutes les femmes sont un peu garces, c’est bien connu. Ce n'était pas la première fois qu'il subissait de telles avanies. Mais c'était la première fois qu'il éprouvait une telle déception car il ne cessait de rêver de moi. Il sentait que nous étions faits pour nous entendre merveilleusement au lit. Il me suppliait d'accepter de souper un soir au restaurant avec lui, afin que nous puissions enfin nous parler et nous comprendre. Il signait: «votre admirateur éperdu» ou  «celui qui est tout à vous». Et il attendrait ma réponse poste restante.  

J'étais persuadée d'avoir affaire à un dingue et n'allais certainement pas répondre à son insistance. Alors les vexations se sont intensifiées. J'ai eu droit aux insultes peintes sur la façade de la maison, à la glu dans ma boîte aux lettres et dans la serrure de la porte d'entrée. Ces derniers incidents demandaient une réparation immédiate. J’ai dû appeler un serrurier. Cela m’a valu d'arriver très énervée et en retard au boulot. J'ai craqué et je me suis payée une dépression. J'ai été renvoyée «dans mes foyers», jusqu'à ce que j'aille mieux. Cela m'a achevée. Ce n'étaient pas la solitude et l'inaction qui pouvaient me secourir

J'ai dû supporter bien des fois à cette époque la présence inopportune de Kevin qui n'allait pas bien, lui non plus. Il arrivait sous couleur de me réconforter. Il était souvent déjà un peu éméché et je n'avais pas besoin de lui dire de se servir, pour qu'il prenne le chemin du frigo et s'envoie bière sur bière. Les choses s'étaient toujours passées ainsi entre nous, du temps d'Alain et je ne pouvais lui faire grise mine, alors qu'il m'avait prise spontanément sous sa protection, lors de l'incident du bistrot.

Il me racontait que sa femme le repoussait.  Il la soupçonnait depuis un moment d'avoir un amant. Je prenais la défense de Monique car elle lui reprochait peut-être de

lever le coude si facilement. Il rétorquait que s'il buvait, c'était parce qu'il était très malheureux. J'essayais de compatir et de le réconforter mais je n'avais ni l'envie ni la complaisance de le consoler en tombant dans ses bras. Tous les hommes à ce stade m'étaient devenus odieux.

L'obsédé – je ne pouvais le désigner autrement – continuait à faire des siennes. Plus d'une fois j'ai eu l'impression la nuit qu'une voiture stationnait, tous feux éteints, non loin de chez moi. J'observais cette masse sombre d'une minuscule imposte dans la salle de bains car tout le reste de la maison était retranché derrière des volets et des portes verrouillées que je doublais d'obstacles tous les soirs.

Je me disais qu'en cas de tentative d'intrusion toutes ces choses entassées auraient en dégringolant sonné l'alarme. Je me sentais assiégée, toujours sur le qui-vive, mon portable à portée de la main et le cœur battant la chamade au moindre craquement de meuble. Qu'aurais-je fait si je m'étais soudain trouvée  face à cet homme? Je me souvenais à peine de ses traits mais pour moi il portait le masque de la folie et je me sentais défaillir de terreur.

Je m'étais rendue à la police et l'accueil reçu m'avait découragée. Je n'étais pas prise au sérieux. L'inspecteur qui m'avait entendue réprimait par moments un sourire, oui, exactement comme l'autre devant mon cri du cœur: «j'ai perdu mon soleil». Je me sentais à la fois ridicule et vulnérable car il avait une façon de me scruter qui me déstabilisait. Finalement il m'a fait comprendre que tant que mes accusations resteraient aussi vagues sur un personnage au demeurant anonyme, la police ne pouvait ni entamer une enquête, ni surveiller les abords de la maison. La colle dans la serrure, ça ne suffisait donc pas? Ni les lettres d'injures? Ni les appels téléphoniques que j'avais finis par enregistrer?

J'étouffais dans la maison et j'avais absolument besoin d'une évasion. Kevin me pressait de sortir avec lui et l'un de ses copains car il me trouvait avec raison une mine épouvantable. Ce copain était, paraît-il, dans leur enfance, le souffre-douleur de quelques gros bras à la cour de récréation. Il était dans la classe des petits et Kevin déjà en troisième. Alors il l’avait pris sous sa protection. Il l’avait ensuite perdu de vue, à la fin de l’école primaire. Et le voilà qu’il ressurgissait, adulte, aguerri et tout ruisselant de reconnaissance.

Qu'il y ait une troisième personne avec nous m'a rassurée car les têtes à têtes  devenaient plutôt pénibles. Kevin a un cœur d’or, c’est vrai mais il ressemblait de plus en plus à un gros chien qui réclame sa promenade ou son jouet favori. Ses mains potelées et pataudes erraient maladroitement à proximité de mon corps quand il s’asseyait à côté de moi sur le canapé. Et il se vexait quand je m’éloignais et me carrait dans un fauteuil, comme s’il y voyait une preuve de méfiance.

Les deux compères sont venus me chercher à l’heure dite. L’enfant timide et chétif était devenu une vraie balèze. Freddy était aussi grand et large que Kevin, l’air un peu plus juvénile. Comme s’il avait conservé un peu du duvet de l’enfance. Il avait revêtu son uniforme de marin pour fêter ses premiers galons. Il ne devait pas être à ses premières libations car il avait les yeux rouges et l'air bravache en diable. Le goulot d'une bouteille d'alcool sortait de sa poche revolver. J'ai jeté à Kevin un regard de reproche qu'il n'a pas semblé comprendre.

Nous voilà donc partis à l'aventure. Nous avons mangé dans un boui-boui. Nous avons ensuite navigué de bar en bar. Après le Chianti – pas très fameux – qui avait accompagné le repas, je me contentais d’eau ou de soda, malgré les moqueries de mes compagnons car je m’étais résignée à jouer le « bob ». J’étais désespérée mais pas au point de souhaiter me retrouver morte ou plus ou moins mal en point dans un fossé. De dernier verre en dernier verre la soirée s’éternisait. J’ai songé à dire aux deux poivrots de commander un taxi.

Je pouvais pour ma part ramener la voiture de Kevin chez lui. Mais, auparavant, j’aurais dû téléphoner à Monique et la mettre au courant de la situation. Tout ça était bien compliqué. Commander un taxi pour moi-même, afin qu’il me suive jusqu’à la maison de Kevin et me ramène ensuite chez moi, paraissait incongru. De plus je devrais expliquer la situation à un inconnu qui me prendrait peut-être pour une piquée. Et pourtant je n’avais pas la force de me retrouver sans protection sur la route. J’étais devenue une vraie poule mouillée. La confrontation avec Monique ne me tentait pas non plus. Elle commençait à m’en vouloir d’une situation que je n’avais pas voulue mais que je n’avais pas eu le courage d’éviter.

Que faire ? Les évènements ont décidé pour moi. J’en étais à mon troisième verre de Perrier quand mon persécuteur est entré, comme un vrai deus ex machina. Pourtant on n’était pas à l’opéra mais plutôt dans un vaudeville ! C’était cet homme-là qui m’avait tenue dans ses bras et tenté de m’embrasser. Il me paraissait plus petit et tellement quelconque, avec ses yeux trop rapprochés, son front qui se dégarnissait déjà, sa bouche molle et vorace. Aussitôt ma digestion s’est bloquée. Comme je pouvais le craindre et le haïr !

Les regards échangés étaient éloquents. Kevin s’était aussitôt à demi levé de sa chaise tandis que son copain le dévisageait, un peu interdit.

- C’est le mec dont je t’ai parlé qui harcèle ma sœur, oui, ma petite sœur et il va lui en cuire.

Je n’ai pas eu le temps de m’étonner du rang que Kevin venait de m’attribuer dans sa famille. Son ami, par mimétisme, avait pris lui aussi une attitude menaçante. Mes deux gardes du corps étaient là à se balancer sur place comme des orangs-outans. Il est vrai qu’ils ne tenaient déjà plus guère sur leurs jambes.

En même temps le troisième larron cédait à l’ivresse de m’insulter en public. Je me faisais traiter de putain qui avait besoin de deux mecs pour la satisfaire, alors qu’elle avait honteusement repoussé un garçon bien, assez bête pour imaginer qu’une telle salope allait lui ouvrir sa porte. Et ils étaient beaux les deux terreurs, avec leur gueule de travers, l’un en blouson crasseux, l’autre déguisé en marin d’eau douce.

Bon dieu ! Cette dernière injure était plus que n’en pouvait supporter un quartier-maître tout neuf. Les coups ont commencé à pleuvoir. Le patron a appelé la police, sans pouvoir protéger son verrier, ses bouteilles, ses tables et ses chaises. Toute tremblante je me suis réfugiée dans les toilettes d’où me parvenait le bruit de la bagarre.

A l’arrivée de la police le harceleur s’était déjà éclipsé, le nez en bouillie. Mes deux défenseurs, pas très frais non plus, ont tenté de s’expliquer, tandis que le patron demandait à grands cris qui allait payer les dégâts. Finalement nous avons été embarqués tous les trois au commissariat.

Je n’étais pas ivre. Mes explications étaient claires mais, semblait-il, pas convaincantes. L’inspecteur qui nous interrogeait est resté poli mais j’avais l’impression que pour lui j’étais une sorte de « veuve joyeuse », tout juste bonne à foutre la merde entre ses divers prétendants.

Je suis sortie de là brisée. La voiture de Kevin est restée garée à proximité du bar et j’ai pu enfin appeler un taxi sur mon portable pour rentrer chez moi. J’ai pleuré tout mon soûl et j’ai fini par m’endormir quelques heures sur le divan, avant de vomir cet infect repas, cette infecte soirée, cet infect individu qui demeurait impuni et insaisissable.

Depuis lors je suis en froid avec Kevin et sa femme. Monique s’est naturellement affolée en ne voyant pas rentrer son mari. Et j’étais tellement secouée que j’ai pensé à lui téléphoner seulement tard dans la matinée. Après quelques jours de silence, j’ai appris par Monique que le patron demandait le remboursement des dégâts. La note était plutôt salée mais j’ai préféré un arrangement à l’amiable et j’ai payé rubis sur l’ongle.

A présent je tâche de me ressaisir. J’ai  contacté plusieurs organisations féministes. Je me suis proposée comme bénévole, pour aider les femmes en détresse. J’aurais aimé  assumer une permanence dans un refuge pour femmes battues et, chacun le sait, il n’y a jamais assez de bonnes volontés pour remplir ces tâches ingrates. Malheureusement mes motivations ont paru suspectes aux deux responsables qui m’ont reçue. Elles ont estimé que j’y mettais beaucoup trop de passion. Du coup elles doutaient que je puisse garder mon sang-froid dans des occurrences difficiles. Elles m’ont rappelé qu’un forcené tente parfois de passer la porte et qu’il s’agit alors de ne pas perdre les pédales. A la vérité, à l’évocation d’un tel scénario, mes battements de cœur se sont accélérés et je me suis sentie tout à fait misérable, faible et démunie.

Mes  interlocutrices se sont aperçues de mon trouble. Elles m’ont chapitrée, en me conseillant de ne pas présumer de mes forces. C’était une fin de non recevoir et je n’ai pas insisté. Je me suis retrouvée écolière en faute devant Madame la Directrice. J’avais espéré un accueil plus chaleureux et je me retrouvais scrutée par deux techniciennes implacables.

Ce qui a plaidé aussi contre moi, c’est que je suis en congé de maladie. Attendre que j’aille mieux et que je retravaille pour être prise au sérieux ? Me revoilà rejetée, une fois de plus, à une  solitude non consentie. Prisonnière chez moi. Oh ! Bien sûr ma maison est une prison douillette mais je l’ai prise en grippe et j’y dépéris. Pour moi, l’enfer, ce n’est pas les autres mais leur absence.

Il existe des associations de veuves mais je ne me vois m’insérer dans une catégorie de femmes qui portent leur solitude comme une décoration au revers de leur tailleur. Je ne veux pas de papotages autour d’une tasse de thé, où l’on enfile comme des perles les bons et les mauvais souvenirs du temps ou « il » était là. Je ne désire pas partager inlassablement les reliquats de mes années de bonheur. Aussi je passe mon temps à consulter les petites annonces et les réseaux sociaux, à la recherche d’un secteur d’activités humanitaires qui demande des bonnes volontés, pour la préparation de repas, la distribution de vivres ou de vêtements, n’importe quoi d’utile que l’on confiait, il n’y a pas si longtemps, aux petites sœurs des pauvres. Je plongerais même les mains dans l’eau de vaisselle avec plaisir. Sans attendre d’autre merci que le sourire d’une personne qui s’attaquerait, à côté de moi, à la plonge. Agir, pour ne pas sombrer, sentir s’activer autour de moi les infatigables abeilles du partage. Je sens que l’issue est là. J’espère de toutes mes forces qu’elle ne tardera pas trop.

 

MARCELLE DUMONT

 

 

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En route pour 2013

En route pour 2013

 

Meilleurs vœux à tous les membres d’Art et Lettres, particulièrement à Robert Paul, son initiateur et à mes amis. Que 2013 vous apporte à tous joie, bonheur, santé et une foule de plaisirs humains, artistiques, culturels, sensuels et humoristiques.

Et pour commencer le premier billet de l’année sur une note plaisante, je vous propose une petite leçon de vocabulaire gourmand.

Etes-vous comme moi ? Je ferais volontiers quelques kilomètres pour retrouver les pistolets dorés et croustillants qui ont fait une de mes joies d’enfant. Il paraît que leur nom vient d’une pistole, monnaie espagnole et française. Ce terme de pistolet n’est pas familier aux Français. D’où cette anecdote, contée par une amie. Une Provençale s’était régalée chez nous de ces petits pains dorés. De retour chez elle la dame proclamait partout : « A Bruxelles, j’ai mangé de ces revolvers ! ».  Ce qui prouve que le parler de Belgique n’est pas identique au parler de France.

Une de mes filles a demandé un jour dans une boulangerie à Paris un pain français, pour s’entendre répondre par une serveuse éberluée que tous ses pains étaient français. Elle a retenu la leçon et commande désormais une baguette…que mon boulanger de père appelait une flûte. Il s’était fait une spécialité de mini-flûtes, baptisées tirebouchons.

J’espère ne pas vous avoir coupé l’appétit si vous vous disposez à engouffrer une « mitraillette », achetée au prochain snack ou frites-kot.

 

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On peut toujours rêver.


CHANGER L’HOMME, POUR CHANGER LE MONDE

Si j’étais magicienne… Supposition merveilleuse qui permet tous les espoirs. Du moins à première vue car les souhaits les plus humanistes sont des arbres qui cachent une forêt d’exigences. Les meilleures intentions du monde se bornent trop souvent à des vœux pieux.

Je saisis ma baguette magique et je clame « Que chaque être humain mange désormais à sa faim ». Plus facile à dire qu’à faire, ricane aussitôt un diable  réaliste et philosophe. Vaincre la faim dans le monde suppose que les intérêts économiques des plus forts cessent de faire la loi. Les cultures intensives qui rapportent à quelques-uns devraient céder le pas aux cultures propres à nourrir les populations locales. Les champs d’arachides, de soja ou les légumes exportés du Sénégal, du Maroc, du Kenya et d’autres pays africains, cultivés au profit des nantis de l’Occident, devraient disparaître pour que renaissent les produits qui formaient la base de l’alimentation traditionnelle de ces contrées. 

Il faudrait aussi que les conflits entre les pays, avec leur cortège de factions et
l’antagonisme des intérêts économiques des uns et des autres, soient bannis à jamais. Que le pétrole cesse de faire flamber les convoitises. Que l’or, le diamant, le platine, l’uranium et n’importe quel minerai mirobolant encore à découvrir ne se conquièrent plus au prix du sang et de la souffrance humaine. Que la guerre soit donc mise hors la loi car si elle tue, torture et nous détruit, elle ravage tout autant nos maisons et nos champs, les  pâturages et les troupeaux. Elle induit le déracinement des peuples, les contraint à l’exil, en fait des réfugiés économiques qui ont perdu leur force de travail. Trop souvent ces malheureux sont contraints de survivre grâce à une aide humanitaire. Cette aide, indispensable pour parer au plus pressé dans l’urgence,  ne résout pas les  problèmes de fond qui sont l’exploitation de l’homme par l’homme et l’accaparement des richesses par les plus forts La condition d’assisté fait mauvais ménage avec la dignité humaine.
Les maux surgis de la boîte de Pandore ne sont rien en regard des monstres vomis par la guerre, au nombre duquel il faut encore compter la délation, le marché noir, le viol, le déchaînement des pulsions les plus sombres, la porte ouverte à tous les sadismes et à toutes les exploitations.

Les seuls à profiter vraiment des conflits, ce sont les marchands d’armes qui rivalisent d’ingéniosité pour détruire, mutiler, anéantir, empoisonner leurs prochains, avec un maximum d’efficacité. Il n’y a pas de guerre propre, comme on voudrait nous le faire croire, en parlant de frappes « chirurgicales ». La guerre est sale, inhumaine, abjecte. Ce qui est interdit en temps de paix : tuer ou nuire à son voisin, est hautement recommandé et même obligatoire pour les combattants censés défendre leur pays. Tout cela est bien noir en regard de la magie blanche de tous les Merlins du monde. La lampe enchantée d’Aladin en perd toute sa clarté.

Aurais-je plus de chance avec mon deuxième vœu ?
En Belgique, comme dans la majorité des pays développés, nous sommes tous un peu thaumaturges. Même si nous n’en sommes pas conscients. Nous jouissons, en effet, riche ou pauvre, d’un privilège exorbitant, celui de disposer d’eau potable, sur un simple geste, celui  d’ouvrir un robinet.
Réconfortée, je reprends ma baguette magique et souhaite qu’il en soit ainsi partout dans le monde. Hélas ! Les forces maléfiques sont tellement fortes que ma baguette magique baisse le nez, rouge de honte et de colère. Plouf ! La voilà qui se noie dans un océan d’écueils. Les pauvres gens de partout, avec les femmes en première ligne, continueront  à faire des kilomètres à pied chaque jour, avec une bassine sur la tête, pour aller recueillir une eau saumâtre ou polluée, avec laquelle étancher leur soif, se laver et faire la cuisine. Même si cette eau les rend malades et tue les plus faibles d’entre eux. Cet or bleu, indispensable à la vie, est accaparé par les plus forts, à leur seul profit, gaspillé sans vergogne, quand il n’est pas vendu par ceux qui disposent d’un puits dans les lieux où l’eau manque cruellement.

De braves gens se dévouent pour creuser de nouveaux puits, installer des canalisations, réparer les installations usées. On dessale de l’eau de mer à grands frais, on creuse des canaux, on puise dans les fleuves mais des millions d’hommes ont toujours soif car le bétail et les cultures doivent boire également.  Un nouveau « couac » pour ma baguette magique, impuissante devant le réchauffement climatique, la désertification et l’égoïsme.

C’est le moment de tirer ma troisième et dernière cartouche. Je pourrais peindre le ciel d’un bleu inaltérable, faire luire le soleil en pleine nuit et exiger des quatre saisons qu’elles se muent en printemps éternel.
Foin de ces fantasmes enfantins ! Attaquons-nous enfin au problème de fond.

Que les hommes changent ! Que l’argent et la réussite matérielle ne soient plus l’objet de leur désir le plus ardent ! Devenons plus solidaires, plus fraternels et prêts à contribuer à l’établissement d’un monde plus juste. Alors et alors seulement tout deviendra possible. Chacun mangera à sa faim, étanchera sa soif, gagnera sa vie, vivra paisiblement et en bonne santé. Le chômage et l’angoisse de l’avenir disparaîtront. On retrouvera les vertus du rire et de la bonne-humeur.
Chacun aura alors le loisir d’être amoureux, du cultiver des roses, de chercher le bonheur, de créer, de construire, de jouir de sa courte vie terrestre, au mieux de ses convictions philosophiques ou religieuses. Sans compter sur un paradis hypothétique, après la mort.
Quadrature du cercle ou  miracle remis aux calendes ? Vaincre la violence en douceur ? Quel beau paradoxe !


MARCELLE DUMONT

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Albert et Marguerite

En souvenir de la Grande Guerre, voici l'histoire d'amour de deux modestes héros.

Le petit soldat de la Grande Guerre s’appelait Albert et sa dulcinée se nommait Marguerite. Comment s’étaient-ils rencontrés ? A l’occasion d’un bal, d’une réunion de bienfaisance au bénéfice des Poilus ou tout simplement dans un lieu quelconque où Cupidon avait décidé de lancer ses flèches. Peu importe car ils étaient tombés en amour. De cet amour il reste une trace matérielle : une flopée de cartes postales envoyées à Marguerite, depuis les tranchées ou pendant les périodes de repos.

Ces messagères ont dormi longtemps dans un grenier et, par un hasard heureux, elles sont tombées entre mes mains. Leurs images aux couleurs passées, rehaussées de sentences douceâtres, tentent  d’enjoliver la dure réalité.

Un couple y figure généralement. Une jeune femme, en blanc et rose, y accueille les effusions d’un poilu bien rasé – il n’a gardé qu’une petite moustache de bon ton – son uniforme sort du pressing et son casque qui n’est jamais loin ne comporte pas une tache de boue. Le décor est aimable et paisible. Il y figure souvent des roses, tantôt dans un vase, tantôt dans les bras de la belle. Et lorsque le soldat songe à la femme sur laquelle il veille, si d’aventure il se la représente au lit, elle y est blottie sous une courtepointe violine, bordée d’un drap ajouré, brodé et orné de dentelle, écho des fanfreluches et affutiaux que les dames s’appliquaient à produire à cette époque, pour agrémenter leurs dessous.

La première carte postale d’Albert, envoyée de Montauban et datée du 12 mars 1915, est cérémonieuse car le scripteur dit vous à la destinataire qu’il appelle « Ma Chère Amie ». Mais elle est en même temps brûlante quand Albert assure Marguerite qu’elle pourra compter sur lui dimanche car il me tue de vous revoir, quand l’on aime un petit ange comme vous, que ne ferait-on pour lui ? Tue, lapsus révélateur ? En effet il lui tarde de la revoir, à la condition qu’il ne soit pas tué entre-temps, pauvre pioupiou soumis à la mitraille.  Il est heureux de pouvoir l’aimer cette jeune fille car c’est un rêve pour la vie. Vient ensuite le côté prosaïque : il ira à sa rencontre si elle n’est pas arrivée à l’heure qu’ils ont fixée. Puis, à nouveau, une grande flamme jaillit de l’âme du petit ami qui embrasse sa mie de tout son cœur, lui envoie ses meilleures amitiés et mille baisers.

L’image au revers du message fanfaronne en coup de clairon. Albert a choisi une carte postale sur laquelle un alter ego moustachu occupe l’avant-scène, sabre au clair, tandis qu’au fond du paysage champêtre sont massés une foule confuse d’hommes et quelques chevaux, sommés du drapeau tricolore.

Au fil du temps l’écriture se fait plus passionnée. Dans sa tranchée ou sa casemate le jeune-homme rêve à celle qui est maintenant sa petite fiancée. C’est bien rarement qu’il peut la tenir dans ses bras.  La guerre a mis entre eux une distance sidérale qu’ils peuvent franchir le temps d’un soupir, lors d’une permission. Pour employer le style de l’époque, la Patrie est une maîtresse exigeante, à qui le soldat doit chaque atome de son corps, son sang, ses yeux, sa chair, ne laissant à la bien-aimée qu’un être fourbu, angoissé et en sursis. Et s’il tremble, ce n’est pas de désir, c’est qu’il espère sauver sa peau, cette peau si tendre qu’il voudrait criblée de baisers et non d’éclats d’obus.

Mais l’amoureux  commence malgré tout à se dessaler. Sur la carte postale « Heure Exquise », Marguerite - car pour lui c’est Marguerite bien sûr – porte un déshabillé  qui dénude ses épaules et ses bras. Elle penche vers le canapé où reposent d’autres froufrous. Si Albert a cette fois oublié son casque, il a gardé sa vareuse. Enfin espérons qu’ils se débrouilleront puisqu’ils en sont aux préliminaires.

Dans une carte datée du 24 octobre 1916,  Albert s’exprime en termes pressants :

Mon cher ange d’amour, Je suis heureux, ma chère Marguerite, d’avoir toujours de tes nouvelles. Tu me dis que tu ne voudrais pas que je fasse comme la dernière fois. Eh bien je t’assure qu’il me tarde d’aller te donner une petite bise sur la bouche. Je te le dirai de plus près quand cela sera le moment. Reçois ma chère bien-aimée, mes plus doux baisers,

Albert, celui qui t’écriras toujours.

Le 2 janvier 1917 Albert franchit un nouveau pas dans les épanchements érotiques. Cette fois il va fort avec une carte friponne : Vite au dodo, mignonne, c’est l’heure du berger qui sonne.  Le couple est au lit. Elle, toujours en déshabillé, lui, en chemise. L’oreiller et le drap sont parsemés de fleurs bleues. La vareuse repose sur la couverture, surmontée du casque réapparu bien mal à propos.

Sans doute effrayé par l’audace de l’image, Albert se fait laconique :

Ma chère Marguerite,

Reçois de ton cher bien-aimé ces tendres et doux baisers.

Celui qui t’embrasse bien fort.

Mille baisers,

Albert

Mais trêve d’ironie ! A travers cette correspondance transparaissent les espoirs et les craintes d’un couple dont l’avenir est suspendu au fil de l’épée. Albert est pudique. Il se plaint rarement car il ne veut pas alimenter les frayeurs de Marguerite. Il lui assure que sa santé est excellente, que tout va bien, qu’ils se retrouveront bientôt dans la paix, cette paix qu’il appelle de ses vœux. Il écrit beaucoup à Marguerite aux alentours du Nouvel An 1917. Il lui envoie coup sur coup les fameuses cartes  postales qu’il trouve si jolies et si roboratives, comme s’il voulait conjurer le sort.

Mais il arrive que l’angoisse affleure entre les lignes.

Le 12 octobre 1916 Albert soupirait :

Nous sommes en ce moment entassés dans des abris comme des renards, où il me faut la bougie en plein midi pour écrire. Alors, vois-tu la vie que l’on mène. Enfin j’espère venir bientôt auprès de toi passer quelques heures où je serai très heureux.

Sur une carte datée du 23 novembre 1916 on lit : Oh, ma Chère Marguerite, quand j’y pense quelle vie que c’est et que cela dure ! Je pourrais être si bien auprès de toi. Enfin, espérons qu’un jour…

Quelques jours plus tard, le 28, Albert creuse son chagrin : Je pense toujours à toi, nuit et jour. Toujours mon cœur est près du tien, si éloignés que nous soyons lorsque je suis là à veiller l’ennemi. Je pense souvent à ces belles journées de la semaine passée, à ces belles heures d’amour, qu’on était si bien tous les deux. Je suis heureux quand j’y pense.

Marguerite souffre elle aussi. Albert y fait écho dans sa correspondance du 19 décembre 1916.

 

 Ma Chère bien Aimée, Tu me dis que tu es restée sans recevoir de mes nouvelles. Ce doit être dans le temps que j’étais à faire un stage. Ne te tourmente pas. Tu en auras presque chaque jour car je t’écris si souvent. Je suis très content de toi, ma petite Marguerite, car tu ne donnes plus de paroles de désespoir.

A l’approche du Nouvel An, les images et devises des cartes postales se font plus lyriques. Année nouvelle, année d’amour, douce ivresse, heure exquise, permission enchanteresse, foule de baisers et tonnes de caresses. Que de fleurs autour des fusils et des baïonnettes. ! Le summum de l’ineptie est atteint par ce quatrain :

 Si l’amour ainsi que la guerre

 A ses douleurs et ses combats,

Les baisers qui ne blessent pas,

Sont les obus que je préfère !

Mais comme il faut rester guerrier, coûte que coûte, un artiste un peu plaisantin  adosse chacune des lettres de « bonne année » à un obus fièrement dressé dans une guirlande de gui. Quoi qu’on fasse ils existent ces obus, on ne peut pas les gommer. Après la fin du conflit ils dresseront dans les chaumières, sur le marbre des cheminées, de chaque côté de la pendule, leur cuivre martelé, repoussé, travaillé avec amour,  et leur gueule débordante de fleurs en papier.

Albert n’échappe à cette fièvre d’optimisme. Entre Noël et Nouvel an il bombarde Marguerite de ces cartes idylliques, pour lui parler d’espoir, de bonheur et de paix, et l’assurer encore une fois de son amour. Il veut y croire : Année nouvelle, année d’amour, Sur le nouveau chemin défriché par la guerre, mon amour vous fera la marche plus légère.

Comme tant d’autres, les deux amoureux souhaitent la fin prochaine du cauchemar… qui mettra encore presque deux ans à s’accomplir. Hélas ! Comme on le sait, la ‘Der des Der » a engendré vingt ans plus tard un démenti sanglant à la naïve espérance d’une paix durable.

Pour Albert et Marguerite la correspondance s’interrompt brusquement, après les premiers jours de 1917. Que s’est-il passé ? J’aimerais imaginer que dans un coin perdu du grenier gisent oubliées des tonnes de « doux baisers ».  

Et que des baisers ils ont pu en échanger vraiment, à se meurtrir les lèvres, qu’ils ont fait l’amour et, s’ils le souhaitaient, engendré beaucoup d’enfants. Qu’ils se sont aimés fort, au moins pendant quelques années.

Le petit soldat est plus vraisemblablement mort, à Craonne, sur le plateau où il aura chanté avec ses compagnons « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes ». Il s’est peut-être mis en grève, avec d’autres troufions. A-t-il fait partie des révoltés, fusillés « pour l’exemple » ? A moins que tout simplement il n’ait sombré dans les boues de l’Yser ou de la Somme, sans avoir revu sa Marguerite.

Fauché en pleine jeunesse, comme tant d’autres. Mort pour la France ou pour la Belgique. Mort pour cette Patrie dont d’autres images dessinent la sinistre trilogie : armée, sceptre ou république – c’est du pareil au même - et clergé. Et pour que l’horreur (ou la dérision ?) soit totale, le Christ cautionne parfois cette allégorie, en marchant dans le sang comme sur les flots du lac de Tibériade, main dans la main avec une bonne sœur.

Rien n’a changé depuis les tirades patriotardes de Corneille. Les mots ont pu rajeunir mais c’est toujours le même refrain : Mourir pour la Patrie est un si digne sort qu’on briguerait en foule une si belle mort…

La Patrie, entité mamelue,  ouvre grand les bras aux orphelins de père pour les broyer sur son sein de granit. A quoi bon pleurer, les enfants, votre papa a connu une mort glorieuse et la patrie reconnaissante vous accueille et vous protège. Et, bien sûr, les veuves et les mères éplorées ne sont pas oubliées. Beaucoup de médailles, un flot de belles paroles, un peu d’argent et le tour est joué !

Au-dessus des morts pour la patrie, entassés dans des fosses communes ou alignés dans un cimetière bien propre, comme à la parade, au dessus des gueules cassées, des manchots et des culs de jatte, plane la camarde, toujours recommençant sa danse macabre, coquettement drapée dans les plis de l’emblème national.

Ce bout de soie tricolore qu’on jette sur le cercueil des morts illustres flotte symboliquement au-dessus des charniers où s’entasse le menu fretin des sans grade.

Pour ce drapeau il serait indécent de marchander sa vie, dit la propagande de l’époque. Elle recommande même à chacun d’ouvrir sa bourse en souscrivant à l’effort de guerre. Quel meilleur placement que la multiplication des canons ?

On en lit des choses politiquement correctes sur l’avers de ces vieilles cartes postales !   La vérité s’écrit au revers, à l’encre ou au crayon aniline, en plein cœur de l’espérance et de la souffrance humaine. Baisers de papier, baisers virtuels, pauvres mots d’amour, un peu d’écume rose sur un trop-plein d’amertume. Albert et Marguerite aspiraient à une vie toute simple, faite d’amour et de petites joies, en lieu et place  d’un destin héroïque dont ils se seraient bien passés!

MARCELLE DUMONT   

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La saison des pétards

En ce lendemain de carnaval, prendrez-vous plaisir à ces farces innocentes jouées il y a plus ce cinquante ans dans les Marolles ?  

 

LA SAISON DES PETARDS

 

De 1956 à 1958 nous avons habité rue des Tanneurs, à Bruxelles, à deux pas des Puces, appelé ici le Vieux Marché ou le Vieux Met, que nous visitions presque quotidiennement. C’était une boîte à trésors inépuisable ou nous trouvions pour quelques sous des objets sources de désir d’autant plus irrépressible que nous les avions découverts au milieu du « brol » et non dans les froides vitrines d’un magasin. A chaque fois que je cédais à ce penchant je repensais à ces vers de Lamartine : «Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?».

Le quartier nous était d’autant plus cher que Jean y tournait « Le Chantier des Gosses »un long métrage de fiction avec des enfants des Marolles, dans des lieux aussi improbables que l’impasse des Escargots et du Fauconnet, la Cité Van Mons et le terrain vague en contrebas du Palais de Justice où un V1 était tombé à la fin de la guerre. Il y avait aussi réalisé « Les gens du quartier », court métrage consacré aux petits métiers de la rue.  L'immeuble où nous habitions, primitivement une fabrique de pianos, avait été transformé sommairement.  Il abritait plusieurs classes d'une école de radio ainsi que quelques appartements. Le nôtre était au deuxième étage, avec de larges fenêtres donnant sur la rue du Lavoir, au bout de laquelle se couchait chaque soir le soleil. C'était l'un de ces plaisirs simples dont nous faisions notre ordinaire, par tempérament mais aussi parce qu'ils ne coûtaient rien. 

Le premier soin de Jean avait été de ménager un cagibi dans la cuisine, dans lequel il avait installé un WC.  Ce n'était pas l'idéal mais c'était mieux en tout cas que d'utiliser le seul cabinet de l'immeuble, tout en bas dans la cour. Ces "commodités" servaient aux élèves, aux locataires ainsi qu'aux occupants de la "Récup", boutique du rez-de-chaussée, où l'on vendait du matériel de radio et de télévision de seconde main.

Un couple singulier présidait à ses destinées : Henri, beau garçon dans la trentaine, à l'allure désinvolte, et Raymond, son acolyte, dont la blouse virevoltante et la lippe gouailleuse étaient pour beaucoup dans l'entrain et la décontraction qui régnaient en ces lieux. 

Rien ne pouvait départir Raymond de sa bonne humeur.  Il gardait un souvenir enchanteur de l'orphelinat où il avait passé son enfance. Il ne manquait jamais de rappeler que là, au moins, il avait eu chaud et mangé à sa faim, sans compter les friandises de la Saint Nicolas. Il n'avait rien à redire non plus de la prison de Saint Gilles où il avait séjourné quelque temps, victime de son dévouement à Henri. Ce dévouement l'avait poussé à endosser à la place de son patron, marié et père de famille, une obscure affaire de recel. Grâce à sa bonne entente avec le directeur de la prison, il y avait réparé si pas les serrures, du moins les interrupteurs. Quinquagénaire alerte, assez proche de Quasimodo quant à la silhouette, le visage très éloigné des canons grecs mais éclairé par des yeux bleus pétillants de malice et taillés en amande, Raymond ne manquait ni de charme ni de répartie.  C'était lui qui répondait au téléphone, prêt à désarmer le client mécontent avec humour.  Un jour un quidam qui avait formé un numéro erroné s'enquit s'il était bien au Palais de Justice. Non, répondit Raymond mais on le voit d'ici ! Réflexion on ne peut plus judicieuse car le mastodonte écrase effectivement tout le quartier de sa présence babylonienne.

J’avais un penchant pour Raymond et ce n’était certainement pas pour ses genoux cagneux ni son dos voûté mais pour ses qualités humaines. Lui, de son côté, adorait les femmes, toutes les femmes. Malgré sa vive amitié pour Henri, il se rangeait du côté de l’épouse du patron lorsqu’un conflit surgissait dans le couple. Il était toujours prêt à dépanner toutes les veuves sympathiques qui avaient un robinet qui coulait. Surtout, il est vrai, si la dame en question buvait volontiers un verre. Alors, attablé en face d’elle, et dégustant des caracoles,  dans les flonflons de la Foire du Midi ou l’hiver, calfeutré dans un petit bistrot sans prétention de la rue Haute ou de la Porte de Halle, il l’écoutait se confier, raconter ses menus malheurs. Il sympathisait vraiment. Déposait-il parfois sa boîte à outils, pour un dépannage plus « intime »? Je l’ignorais et ce n’était pas mon affaire.  

J’aimais prendre un verre avec Raymond, au bistrot qui faisait le coin de la rue du Lavoir. Il ne manquait jamais, à cette occasion, de me faire profiter de ses vues profondes sur les relations entre les hommes et les femmes. Les premiers avaient systématiquement tous les torts et il ne leur épargnait pas les réflexions narquoises ni les modes d’emploi pour réussir leur vie de couple. Pourquoi, sage et plein de science comme il l’était, avait-il  raté la sienne, n’entrait pas dans les méandres de la conversation.

Un jour pourtant l’ex-épouse perdue de vue réapparut dans la vie de Raymond qui s’en montrait tout guilleret. Il entassa les quelques meubles de la revenante dans le monte-charge qui s’arrêta sur notre palier car Raymond occupait le logement qui faisait face au nôtre. Nous pouvions l’entendre siffler gaiement tout en aménageant sa carré, car la solitude, n’est-ce-pas, ce n’est pas une vie. On aperçut une fois ou deux Thérèse mais elle était loin d’être aussi liante que son compagnon. Quelques semaines plus tard, Thérèse et ses meubles redescendirent au rez-de-chaussée, pour prendre la porte de sortie et l’opération eut lieu, cette fois encore, accompagnée de l’air joyeux qui avait accueilli son entrée mais sifflé cette fois allegretto.

Ma mère s’inquiétait. Elle me reprochait de laisser « ce vilain bonhomme » s’approcher de nos deux fillettes. Mais moi j’avais confiance en lui. Il les faisait rire et il leur tressait des « scoubidous » avec du fil électrique.

Nous avions vite sympathisé avec le duo Raymond et Henri. D'autant que Jean trouvait dans leur boutique une manne incroyable d'objets dont, à première vue, l'usage paraît lumineux mais qui finissent rarement par servir à quelque chose.

Tous ces débris des armées occidentales, portant sur leur front dédoré leur "made in USA", satisfaisaient les aspirations radiophoniques, électroniques et hétéroclites de bricoleurs impénitents. On menait là, entre deux ventes et deux réparations, franche et joyeuse vie.

Plusieurs fois par mois, Henri traînait dans une brimbalante camionnette sa longue carcasse à travers le pays, à la recherche du matériel qui grossirait son fonds de commerce, lorsqu'il avait épuisé les possibilités du Marché aux Puces. Le reste du temps, il s'attelait avec son commis à la réparation de quelque radio ou téléviseur.

Raymond, l'œil narquois, la lippe réjouie, n'épargnait pas dans ce genre d'opération son génie. Il n'était pas né pour rien – ou peu s'en faut – en plein Vieux Marché dans une caisse à savon, pleine de chiffons et de ferraille rouillée.  Nul ne savait mieux que lui manier le fer à souder, jongler avec les résistances et les condensateurs, au point d'impressionner l'appareil lui-même. Il lui arrivait couramment de faire d'un rossignol enroué un pur chef-d'œuvre de musicalité. La durée de cette transformation qui laissait baba le client lui-même, dépendait des conditions météorologiques, de l'attraction lunaire et des impondérables, microbes extrêmement vicieux.

Raymond mettait au rafistolage de ces vieux coucous une passion admirable.  Il fallait voir avec quel sourire tendre et triomphant il mettait le jus sur le miraculé, lorsqu'il n'y avait plus place en son sein pour une goutte de soudure et que toutes les ficelles, papiers collants et autres roues de secours étaient soigneusement arrimés.

    - Et maintenant, musique !

    Une fanfare à peine parasitée et nasillarde emplissait alors en apothéose l'arrière-boutique.

-  C'est comme ça ! disait Raymond, en levant le pouce dans un geste de victoire.  Volle  gaz ! Volle pétrole !

Il arrivait aussi  à Raymond d'opérer un téléviseur à bout de souffle.  Le déchaînement d'une tempête de neige sur l'écran, accompagnée d'un dégueulis sonore,  ne le démontait pas. Un simple réglage, d'après lui, allait  solder l'affaire séance tenante.

Cette scène, tant de fois vécue, inspira un jour à Henri un tour de sa façon. Son visage aux sourcils sinueux revêtit l'expression sarcastique d'un masque japonais et il nous mit aussitôt dans la confidence.  Pendant quelques jours nous vécûmes dans l'excitation et l'impatience.  Enfin Henri vint nous chercher et nous fîmes notre entrée dans leur antre, au moment même où Raymond allait tester pour l'ultime fois une radio sur laquelle sa lippe dubitative et son œil perçant se penchaient avec sollicitude depuis au moins une semaine.

-  Et maintenant, mes enfants, dit-il, en accompagnant ces paroles de passes de prestidigitateur, nous allons voir ce que nous allons voir.

Il ne pensait pas si bien dire.  Le courant branché sur l'appareil, une épaisse fumée en jaillit, en même temps qu'un sifflement aigu.  Les yeux du réparateur lui sortirent de la tête, sa lippe exprima un étonnement sans bornes et il leva les bras au ciel avec désespoir.   Ensuite il débrancha la prise.  Nos mines consternées n'éveillant en lui aucun soupçon, il se décida à ausculter l'intérieur de l'appareil.  C'est alors qu'il découvrit le pétard.  C'était une chose de carton rouge, longue de cinq centimètres et qui, comble de raffinement, comportait un fil de cuivre.  Un pétard électrique, ma parole ! Henri ne reculait devant aucun sacrifice.

Notre fou rire put enfin éclater.  Raymond se montra beau joueur.  La soirée se termina joyeusement au petit café d'en face, devant une Ginder Ale.  Mais quant à s'imaginer que Raymond allait renoncer à prendre sa revanche, c'était se montrer naïf et Henri ne l'était pas.

Les quinze jours suivants, il se montra d'une extrême circonspection, sursautant au moindre bruit et ouvrant les portes d'un grand coup de pied, dans la crainte de recevoir un pot d'eau ou de farine sur la tête.  Chaque soir, avant de rentrer chez lui, il ouvrait le capot de sa camionnette, prenait la peine de vérifier l'état des pneus et s'assurait à chaque fois qu'un câble ne reliait pas le pare-chocs arrière au poteau 'Stationnement Interdit", à l'ombre duquel il avait coutume de ranger son engin.  Raymond, pendant ce temps, gardait un air tellement innocent que Henri finit par conclure que sa vengeance était probablement de n'en point prendre.  Il cessa donc de se tenir sur ses gardes.

Le soir, dans la quiétude du foyer où sa fillette de trois ans jouait avec la mitraillette qu'il lui avait offerte pour la Saint Nicolas, Henri avait parfois la nostalgie de sa boutique et cela surtout si les gags de la télévision lui paraissaient d'une platitude désolante.  Il se découvrait alors une occupation urgente : la vitrine à faire, une réparation à terminer.  Nanti de la bénédiction de son épouse, il sautait alors au volant et n'omettait pas de s'arrêter à la papeterie du coin, en quête de sa nourriture intellectuelle : Tintin, Vaillant, L'Intrépide, Spirou et tutti quanti.

Ensuite, loin de la mollesse des fauteuils du foyer, loin de sa chaleur débilitante, Henri s'étendait sur deux chaises dans l'arrière-boutique et, bercé par le ronflement du poêle à mazout et peut-être par ses effluves, il se plongeait dans la lecture.  Au bout d'une heure ou deux, la conscience en paix, il s'endormait.

L'un de ces soirs, Raymond vint frapper à notre porte avec des mines de conspirateur, dont il portait d'ailleurs le signe distinctif le plus certain : la bombe ou plutôt, pas de lyrisme, un superbe pétard, plus rudimentaire que celui dont Henri avait usé mais deux fois plus long. Nous le suivîmes allègrement.

Un instant la vue de la victime dormant d'un air angélique, les mains frileusement logées au creux des aisselles et ses longues jambes repliées m'attendrirent.  Je tentai de fléchir l’assaillant mais il me rétorqua qu’on voyait bien que je n’avais pas fait la guerre.  Lui non plus ne l'avait pas faite, mais dans l'état d'excitation où il se trouvait, il était inutile de le lui faire remarquer.

Rangés derrière la porte de l'arrière-boutique, au travers de la vitre de laquelle nous pouvions tout observer, nous attendîmes une longue minute que la mèche fut consumée.  Après quoi une terrible déflagration se produisit et la vitre nous tomba sur la tête.

Quant à Henri, il dégringola à bas de ses chaises qui perdirent trois pieds dans l'aventure et il se convulsa durant au moins trente secondes, en jappant des paroles sans suite, desquelles il semblait ressortir qu'il se croyait victime d'une attaque de Martiens. Pourtant le bruit que nous faisions en nous gondolant derrière la porte lui frappa soudain les oreilles par sa sonorité humaine.  Il se mit sur son séant et nous couva d'un œil noir.  Je me précipitai alors pour panser ses plaies et ses bosses et lui affirmai que j'avais tenté en vain de le défendre.  Il consentit à s'asseoir sur l'établi et je tamponnai  à l'eau froide la bosse la plus importante qui couronnait son sourcil gauche.

-  A la condition d'être soigné par une femme aussi charmante, je veux bien qu'on me mette tous les soirs un pétard dans les pieds.

Mais le regard dont il accompagnait cette déclaration galante était plutôt féroce.  Sans nul doute, n'étaient les conventions, la politesse et la pudeur,  Henri m'aurait volontiers passée par la fenêtre, pour l'avoir surpris dans une situation aussi ridicule.  Toutefois ce fut à partir de cet instant que notre ami se passionna vraiment pour les pétards.  Son premier soin, pour éviter la dispersion des efforts et se préserver des attaques surprises de Raymond, fut de s'assurer de son entière collaboration.  Un code fut solennellement approuvé. Nul ne « pétardrait » individuellement, l'effet des pétards ne serait essayé que sur des tiers.  Le couple ami que nous étions serait exclu des opérations offensives mais admis comme observateur des dites opérations.

La voiture du plombier fut la première mise à l'épreuve.  Une roquette – tel était le nom dévolu aux pétards, en raison de son accent martial propre à intriguer les oreilles indiscrètes – fut branchée sur le carburateur et ne manqua pas de fumer, siffler et tempêter dès le démarrage. Manque de chance, notre plombier était tellement habitué aux caprices de sa guimbarde qu'il ne daigna s'arrêter que deux rues plus loin, pour flanquer tout un seau d'eau sous le capot,  dans l'intention d'étouffer ce qu'il prenait pour un début d'incendie.

Après cet échec relatif, la boîte aux lettres du propriétaire explosa et nous eûmes la satisfaction de lire le lendemain dans le journal : Nouvel attentat au plastic… Dégâts matériels importants… L'enquête se poursuit.

Et je compte pour rien la jouissance de voir la victime réclamer le terme avec une demi moustache noire et une demi moustache grise car l'attentat l'avait surpris en pleine opération rajeunissement. 

Grisés par ce total succès, les deux acolytes nous convièrent à les accompagner au petit café  qu'ils avaient élu pour l'opération suivante.  Il y avait peu de monde mais les réactions du chien de la maison, dès le premier essai, nous consolèrent de ce public réduit. Il se précipita tout droit en s'égosillant sur un paisible consommateur, dans l'intention évidente de déguster un morceau de son pantalon.  L'homme réagit violemment, à coups de pied. 

Et la patronne donc ! Elle referma d'un coup sec la pompe à bière et se précipita dans la bagarre. Comment ! On faisait des niches à son chien ! Elle se plaindrait à la Croix Bleue ! Et un bon conseil pour les ennemis de nos frères inférieurs : qu'ils se rafraîchissent le gosier ailleurs.

Le malheureux se trouva expulsé et veuf de son demi, avant d'avoir eu le temps de dire ouf.

Raymond, placide, amorçait sous la table une seconde roquette, tout en approuvant bruyamment la patronne.  Henri, secoué par le fou rire, se leva et se dirigea vers la porte. Sous peine d'exploser lui aussi, il lui fallait prendre l'air.  Mais ce qu'il vit n'était pas pour calmer son hilarité.  Au coin de la rue se pointait le personnage le plus pittoresque du quartier. Annoncée par la pointe acérée de son pied gauche, chaussé d'une bottine à boutons, "notre" vieille dame tournait le coin et s'avançait d'un pas martial vers Henri, sans se douter qu'elle allait au devant du plus grand drame de sa vie.

Nous avait-elle assez déridés, avec ses bas en cachemire prune, sa cape d'ecclésiastique espagnol et  ses deux minuscules chiens ressemblant à s'y méprendre à des sauterelles aux yeux exorbités. Ces avortons s'appelaient Pierre et Pierrot et leur maîtresse les engueulait comme s'il s'agissait de personnes humaines.  Sous son tricorne de feutre noir, les yeux de jais d'Elisabeth – ainsi l'avions-nous baptisée – flamboyaient alors et son visage, convulsé de fureur, évoquait une gargouille très gothique. Nous inclinions à croire que les  cabots étaient à ses yeux la réincarnation de son défunt mari, tant leur moindre incartade la déchaînait.  Terrorisés, les deux clébards avançaient parallèlement au bout de la double laisse, tâchant de régler leur pas sur celui de la patronne et surveillant du coin de l'œil les souliers noirs qui martelaient le pavé.

Nous avions fait sur Elisabeth un tas de suppositions.  Elle avait alimenté les plus drôles de nos gags.  Nous lui avions prêté les passés les plus divers.  Un jour elle était évêque défroqué, le lendemain, conspirateur en mal de complot, le troisième, altesse incognito mais jamais, au grand jamais, nous n'avions pu nous résoudre à accorder un sexe vraiment féminin à cette  créature.

-  Voilà Elisabeth, chuchota Henri à notre adresse, tout en nous régalant de joyeuses grimaces.

Raymond sourit, cligna de l'œil et fit rouler prestement jusqu'à ses pieds le pétard qu'il venait d'amorcer.  Henri ne s'aperçut de rien car il était tout entier à l'approche d'une si singulière personnalité. Lorsqu'ils furent face à face le pétard explosa.  Quant à Elisabeth… Est-ce qu'un cyclone éclate, est-ce qu'un ouragan se déchaîne, est-ce qu'enfin un cataclysme naturel se déclare ?  Non, n'est-ce pas ?  Soudain il est là, il fond sur vous, il vous anéantit.  Pierre et Pierrot, brusquement débandés, flairèrent dans cette odeur de poudre le parfum de la liberté.  Ils s'empressèrent de disparaître et nul ne les revit plus jamais.  La canne à pommeau d'argent d'Elisabeth se brisa net sur le dos d'Henri.  Ensuite elle employa à cette correction les pieds, les mains, les griffes et ce fut pis. Par bonheur pour sa victime, elle se rappela qu'elle était vieille, faible et cardiaque et tandis qu'elle reprenait son souffle, Henri prit la fuite.

Voyant l'émotion de la vieille dame, de bonnes âmes la firent entrer au café.  On lui offrit un cordial qu'elle balaya du geste, en se réclamant de son abstinence. Quant à nous, il ne nous restait qu'à transporter notre blessé dans son arrière-boutique où nous fîmes de notre mieux pour le recoller.

Ces avanies ne détournèrent toutefois pas Henri du projet juteux qu'il ruminait.  Il avait décidé de régler leur compte aux "commodités" de la cour, endroit qu'ils évitaient, lui et Raymond.  Il n'y avait que la rue à traverser pour utiliser les toilettes bien entretenues de notre petit café, et pour y entrer il était inutile de mettre des bottes en caoutchouc.  Il y alla un peu fort.  Le pot, déjà fort branlant, fut projeté, ainsi que la porte, à plusieurs mètres de là tandis que quelques-unes des vitres environnantes se brisaient. Le propriétaire qui avait entendu des rumeurs concernant les innocentes distractions des deux complices fit une enquête.  Personne ne vendit la mèche mais le proprio avait désormais la puce à l'oreille et le mieux était de ranger les pétards, pour d'autres temps et d'autres lieux.

La police alertée avait eu la naïveté de croire à la fable du transformateur qui aurait explosé par accident mais il valait mieux en rester là. Les deux loustics s'y résignèrent et la rue des Tanneurs reprit son calme, en dehors des heures où le Vieux Marché poussait jusque sur ses trottoirs l'écume de son animation bon enfant. Ensuite régnait une torpeur propre à vous faire songer à vos fins dernières. Le dimanche après-midi j’avais souvent un passage à vide, causé par ce calme soudain que seule venait troubler la mélopée déchirante de la vendeuse de caricoles poussant sa charrette ou celle des deux marchandes ambulantes un  peu mûres, poussant elles aussi leur étal en vantant, à voix aiguë, la qualité des prunes, des pommes et des poires qu’elles proposaient au chaland, avant de ranger jusqu’au lendemain leur voiturette dans quelque proche remise.

 

                                                                                                       MARCELLE DUMONT

 

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Une bouteille à la mer

Quelle merveilleuse expression qui donne tellement à rêver ! Tous nous avons envoyé des bouteilles à la mer. Que fait-on d'autre quand on s'exprime par le texte, la photo, la peinture, la sculpture, le cinéma, tous les moyens possibles de communication ? Un regard peut être également une bouteille à la mer. Le message contenu dans la bouteille ne prend vie que lorsque quelqu'un a la patience d'ouvrir le contenant, même en arrachant le bouchon avec les dents ! Et sur ce Réseau que de bouteilles à la mer virtuelles qui ne demandent qu'un rivage accueillant pour livrer leur secret, leur appel, leur S.O.S. Solitude ou, simplement, leur joie de vivre.

Ces réflexions me sont inspirées par une séquence que j'ai vue récemment sur Thalassa, dans laquelle un homme choisissait sur la plage les bouteilles qui lui paraissaient vraiment jolies. Et dans ces bouteilles il mettait une partie de son coeur, qu'il livrait ensuite au courant, en espérant qu'un autre humain sur un lointain rivage découvrirait ce trésor. Et, en effet, quelque part un autre homme avait lui aussi la passion des bouteilles rejetées par la mer. Il les ouvrait avidement, à la recherche d'un soupir, d'une larme, de quelques mots légers comme des plumes ou lourds de chagrin.

C'était beau comme un conte de fées. Qui étaient ces deux hommes ? Des internautes déçus, des adultes pas encore guéris de leur enfance, de doux dingues ? En tout cas ils m'ont enchantée et poussée à écrire ce billet, en forme de billet doux, de bouteille à la mer que je voudrais scintillante comme un saphir. N'en déplaise à mon vieil ami le Capitaine Haddock elle ne contient pas du rhum vieux de plusieurs siècles mais l'alcool qui fermente dans mon cerveau à l'approche de ces fêtes que je souhaite à tous pleines d'amour et de fraternité.

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En pente douce

Mes lecteurs apprécieront-ils ce drame adouci, ça et là, par une touche d'humour ?

EN PENTE DOUCE

 

Jamais Christine – Cricri, pour Marcus – n'aurait imaginé que tout irait si vite.  Ils vivaient ensemble depuis si longtemps qu'elle se trouvait maintenant comme amputée.  Bien sûr elle savait que Marcus était gravement malade mais comme il végétait depuis des mois chez eux, dans un lit médicalisé, elle avait pu croire que ça durerait éternellement. Et du coup elle n'avait pas pris la peine de se poser de questions. Tous deux s'étaient installés dans une sorte de zone grise, de purgatoire, pas agréable à coup sûr mais où, du moins, il y avait encore quelqu'un près d'elle, une présence ténue, somnolente mais enfin une présence.

La dernière nuit avait été, comme souvent, presque une nuit blanche, coupée de brefs moments de sommeil, dont elle émergeait le cœur battant.  Alors, comme souvent aussi, pour combattre la fuite des minutes, elle avait parlé, parlé. De tout, de rien, de l'effort qu'il aurait dû faire pour manger un petit peu, de leur vie commune, de leur rencontre, de leur première nuit, de leurs querelles qui, quand tout allait bien, se dénouaient sur l'oreiller dans un orage de passion renouvelée.

Lui, toujours patient et courtois, avait fait l'effort de lui répondre par quelques mots soupirés mais, à la fin, il avait laissé percer sa lassitude et déclaré qu'il n'avait plus envie de causer.  Il savait qu'il s'en allait, plus seul que jamais,  et ouvrir les yeux de Cricri n'aurait fait que l'inciter à pleurer sur son sort à elle.  A quoi bon ? L'amour de la vie l'avait quitté depuis longtemps. Et, s'il n'y avait pas eu Christine, il aurait prié depuis des mois son médecin de l'aider à partir. A présent, l'instant tant désiré de la délivrance était venu et il s'apprêtait à le savourer en silence. C'était la seule chose qui lui restait, un fruit empoisonné qu'il gardait jalousement pour lui seul, à la fois si amer et si doux. Sa Cricri, si vaine et si enfantine, il l'aurait protégée jusqu'au bout, malgré la distance sidérale qui les séparait à présent.

Christine, un peu confuse, s'était résignée à se taire. Elle s'en rendait compte, Marcus lui échappait, sans qu'elle sût à quel point. Elle soupira, se tourna sur le côté, essayant de combattre la nausée qui la prenait chaque fois que cette intuition atroce lui venait.  Quelques minutes s'étaient écoulées dans ce silence puis il lui avait semblé qu'il s'endormait paisiblement, en ronflant légèrement.  Alors, à son tour, elle avait sombré.  Vers les six heures elle s'était réveillée, transie.  Elle avait froid, et, tendant le bras depuis le grand lit où elle continuait à dormir et qu'on avait poussé contre celui du malade, ne laissant entre les deux couches qu'un étroit passage,  elle lui avait effleuré la main. Une main glacée, froide comme du marbre, au contact si inhumain qu'elle en avait frissonné.

Mon Dieu, mon chéri, comme tu as froid, je vais pousser le chauffage !

Elle s'était agitée, avait ouvert la vanne du radiateur, s'était recoiffée avant de passer un peignoir.  A la faible clarté du jour naissant, il lui avait semblé que son mari était plus cireux que d'habitude  mais elle avait repoussé cette impression.  Le temps de se faire une tasse de café et de remarquer que la chatte, une fois de plus, n'avait pas touché à son assiette, l'infirmière était arrivée, pour les soins et la toilette.

C'était une femme dure, sévère, mais très compétente. Elle s'était malgré tout attachée à Marcus dont elle admirait le stoïcisme discret mais elle ne supportait pas Christine et ses airs évaporés de coquette vieillissante. Christine lui rendait bien son antipathie. L'infirmière avait déclaré sèchement que tout était fini. Et, mentalement, elle avait tiré brutalement le rideau qui, dans les hôpitaux, sépare le mort tout frais des autres moribonds. La comédie était bien terminée pour Marcus. Sa sortie de scène sans prestige s'était effectuée par la porte étroite de ces "longues" maladies qui dépouillent un homme de sa chair, de ses désirs, quand ce n'est pas de sa dignité.

C'est alors que Christine avait piqué sa première crise.  Elle avait bousculé l'oiseau de mauvais augure, pour s'approcher de Marcus, s'accrocher à lui et le prendre à témoin. Elle s'était abattue sur le lit, aussitôt tirée en arrière par celle qu'elle considérait plus ou moins comme une rivale puisque Marcus faisait l'effort de lui sourire et d'échanger avec elle quelques mots. Elle l'avait traitée de folle, de sadique, de fabulatrice, de méchante, avant de s'effondrer dans un fauteuil, en battant des jambes et en martelant les accoudoirs de ses poings. L'infirmière, sachant qu'il n'y avait rien à tirer de cette exaltée, avait téléphoné au médecin traitant. Il  était arrivé aussitôt et avait fait une piqûre calmante à l'épouse, avant même de fermer les yeux du mort qui étaient restés grand ouverts. Puis il avait feuilleté le carnet d'adresses du couple et découvert le numéro de téléphone d'un cousin éloigné. Il lui avait téléphoné, en lui souhaitant, à part lui, bien du plaisir.  L'infirmière, pendant ce temps, avait ramassé les mules de cuir rouge que Christine avait projetées dans un coin de la chambre et les lui avait mises aux pieds. Elle avait poussé la sollicitude jusqu'à lui poser un châle sur les épaules et puis elle s'était éclipsée car sa matinée était bien remplie.

Le cousin s'était chargé de l'organisation des obsèques.  Une fois de plus, Cricri avait été prise en charge.  Peu de monde avait assisté aux absoutes car, au fil des années, ils ou plutôt elle, s'était brouillée avec tous leurs amis. Le cousin avait jugé "plus convenable" de passer par l'église, alors que Marcus était un laïque convaincu. Le jour de l'enterrement, c'est à peine si elle la veuve avait réalisé qui s'en allait.  Elle avait pleuré abondamment, appelé son père à grands cris, comme si elle s'imaginait que le mort c'était lui.

On l'avait déposée chez elle, après la collation, comme un paquet, tant le cousin et sa femme avaient les nerfs à vif.  Après tout, n'est-ce pas, ils avaient fait leur devoir et elle leur avait pompé l'air pendant quatre jours.  On avait fait disparaître le lit médicalisé mais partout les traces de Marcus subsistaient : ses costumes, son linge, ses pantoufles, ses livres, sa chaîne H Fi, quelques toiles aux murs du salon et de la chambre.

Cricri l'avait appelé, s'attendant à le voir surgir ici ou là. Au bout d'une heure ou deux, l'angoisse l'avait conduite à se fâcher, à dire à voix haute des choses amères, les reproches coutumiers, dans lesquels elle se plaignait d'être si peu de chose pour lui, comme dans le temps, lorsqu'il avait pris un quart d'heure de retard en rentrant  du bureau d'architecte où il avait fait toute sa carrière. Il était peintre du dimanche, Dieu merci, d'après Christine. Il avait compris qu'il lui fallait gagner sa vie, nourrir sa famille, c'est-à-dire elle. La peinture, c'était l'amusement, un hobby flatteur qui lui avait valu d'exposer dans des cercles d'amateurs peuplés de gens respectables,  tous fonctionnaires ou professeurs.

Elle avait tourné en rond, pendant un moment, découragée par la pile de vaisselle qui encombrait l'évier de la cuisine, tâche insurmontable qu'elle remettait toujours à demain. A la fin elle s'était résolue à monter dans l'atelier, un lieu de désolation où Marcus n'avait plus mis les pieds depuis des mois et qu'elle avait toujours détesté parce qu'elle ne s'y sentait pas la première.  La poussière s'était accumulée sur les pinceaux tout desséchés, les tubes de couleurs, une esquisse inachevée, le dos des toiles empilées contre les murs. Mais rien, personne, sauf la chatte, qui lui avait filé entre les jambes.  Elle était enfermée là,  depuis quelques jours peut-être, quand le cousin était monté pour fouiner, prêt à emporter l'une ou l'autre chose qui aurait pu lui convenir. 

Cricri était descendue à la cuisine, toute heureuse d'avoir découvert l'animal.  Elle l'avait nourri.  Ensuite elle l'avait pris sur ses genoux, l'avait caressé et lui avait parlé longuement.  La chatte ronronnait, heureuse d'avoir échappé à sa prison, heureuse de n'être pas grondée pour avoir fait pipi dans un coin, heureuse d'entendre cette voix connue, si douce, si câlinante.

Que faisais-tu là, Majolie ? Tu es déprimée parce que papa est malade mais il va mieux. Bientôt il rentrera à la maison.  La vie reprendra comme avant.  Il te fera tous les câlins que tu voudras.  Je sais que c'est ton préféré et pourtant c'est moi qui te nourris. Tu es  restée si belle, malgré ton âge. Car tu as quinze ans, n'est-ce pas ? Moi aussi à quinze ans, j'étais très belle mais il y a longtemps de ça.  Et ma maman me surveillait de près parce que les hommes, tu sais, devant une belle fille ...  C'est comme  un chat devant un pot de crème !

Et, comme ça, sur ce ton, pendant un moment, au cours duquel elle ne pensa plus à Marcus. Mais le répit fut court et l'inquiétude reprit le dessus.  Elle ne dormit pas cette nuit-là, malgré les somnifères, s'attendant à tout moment à entendre un bruit de clé dans la serrure de la porte d'entrée, se demandant pourquoi Marcus avait encore découché,  prête à se faire toute petite pour obtenir son pardon.

En réalité, Marcus avait découché une seule fois, au cours de leur vie commune, après une querelle, tant elle l'avait exaspéré par ses griefs sans fondement et sa jalousie morbide. Il avait dormi chez un ami qui avait tenté de le persuader de rentrer chez lui mais il avait tenu bon jusqu'au petit matin, parce qu'il savait que s'il voulait éviter un malheur, il valait mieux garder ses distances pendant quelques heures. Quand il était revenu, il l'avait trouvée défigurée par les pleurs et si tremblante qu'il en avait eu pitié. C'est lui qui avait fait des excuses.

Les jours suivants Christine continua à se demander où Marcus pouvait être passé. Quelqu'un lui en voulait certainement. Les gens sont si méchants ! Il devait s'être senti mal dans la rue et on l'avait conduit dans un home. Mais comment se nourrissait-il dans cet endroit ?  Lui qui, depuis quelques années, avalait à peine un peu de soupe. Elle avait beau lui dire de faire un effort, que, sinon, il ne guérirait jamais, il faisait celui qui n'a pas entendu.

Il avait peut-être inventé de la faire enrager.  Une envie qui le prenait quelquefois. Ce n'était plus comme les premiers temps, où il lui mangeait littéralement dans la main. Les femmes sont finalement peu de choses pour les hommes, une fois que leur désir a été satisfait, se répétait-elle. Alors elle prenait la photo de Marcus, la plus belle, celle qui datait de sa vingtième année. Ses cheveux noirs ondulés étaient rejetés en arrière, ses yeux noisette semblaient suivre chacun des mouvements de Christine avec approbation. Ses lèvres closes s'apprêtaient à sourire légèrement, comme avec indulgence, avec une sagesse qu'on n'aurait pas attendue d'un homme aussi jeune. En réalité le cliché était en noir et blanc mais Christine l'avait toujours paré des couleurs de la vie puisqu'elle avait l'original sous les yeux. Cette photo trônait dans le salon depuis toujours et Christine n'avait jamais voulu s'en séparer, bien qu'elle la scrutât parfois avec une sorte de rancune. A l'époque de ce portrait ils ne se connaissaient pas encore et Marcus était fiancé à celle qui serait sa première femme.  Elle le soupçonnait parfois de l'avoir préférée à elle-même, alors que cette "garce" allait le quitter au bout de quelques années, sans raison, parce qu'il n'avait jamais voulu vivre en bohème, sans souci du lendemain, comme elle-même le souhaitait. Elle avait rassemblé ses affaires et ses pinceaux car elle peignait, elle aussi, mais avec beaucoup moins de talent que Marcus, de l'avis de Christine. Au bout de quelques années, elle avait pourtant acquis une certaine notoriété. Pas étonnant de voir les portes s'ouvrir quand on a la cuisse légère.  Cette réflexion-là, elle se la gardait car elle savait que Marcus se serait indigné si elle l'avait émise. Elle enrageait de voir qu'il n'était pas indifférent au succès de son ex femme.  Elle le soupçonnait d'en avoir secrètement visité les expos.  Il ne supportait pas qu'elle en dise du mal, coupait court aux récriminations et aux ragots dont elle-même était avide.

Tu ne l'as pas connue. Elle était intelligente et gentille et si facile à vivre ! Elle me laissait toute liberté. C'est moi qui n'ai pas été à la hauteur.  Je l'ai déçue par mon manque d'ambition. Elle a refait sa vie. Il est inutile d'en parler.

Donc, tu la regrettes. Je n'ai pas pu te la faire oublier.  Retourne avec elle si tu y tiens !

Voyons, Cricri, calme-toi, maintenant c'est toi que j'aime.

Oui, faute de mieux…

Le ton montait et ça finissait par une crise de larmes.  Marcus avait dû se résigner à la présence de cette photo dont il avait un peu honte car il ne se retrouvait plus dans ce jeune homme à la chevelure gominée qui provoquait chez sa compagne, alternativement, un attendrissement érotique, au cours duquel elle l'étouffait de ses baisers, et une jalousie exacerbée. Parfois quand ils faisaient l'amour, Christine fermait les yeux pour mieux voir en imagination l'image sublimée d'un Marcus de vingt ans qui n'aurait connu qu'elle. 

Maintenant elle avait l'effigie pour elle toute seule.  Elle lui parlait, l'interrogeait au cours de longs soliloques, suppliant l'original de revenir à la maison, tombant parfois à genoux en versant des larmes et bredouillant des mots d'amour.  Elle avait même sorti la photo de son cadre, pour en être plus proche. Il lui arrivait d'en interroger l'envers, comme s'il avait pu lui apporter la solution d'un problème qu'elle n'arrivait pas à formuler clairement.

Au bout de quelques jours, Martine, l'épouse du cousin, prise de remords, lui avait téléphoné, pour lui demander comment elle se sentait après un si grand chagrin.

Oh, bien sûr, papa me manque mais je me fais une raison. A son âge, cela devait finir ainsi. C'est Marcus  qui m'inquiète. Il n'est pas rentré depuis plusieurs jours. Que mange-t-il, là où il est et pourquoi le retient-on ainsi ?

Martine en avait eu le souffle coupé. Elle avait alerté son mari et tous deux avaient débarqué chez Christine, sans crier gare.  Ils l'avaient trouvée hagarde, échevelée, dans une maison en désordre et, comme ils la dévisageaient, elle avait tapoté ses cheveux, en pensant qu'elle devrait prendre rendez-vous chez le coiffeur.  Elle les avait fait asseoir de mauvais gré, se demandant ce qu'ils faisaient là, alors qu'on passait parfois des années sans se voir. 

Martine lui avait pris la main et lui avait parlé à mi-voix.

Tu es très fatiguée, n'est-ce pas, Christine mais il faut revenir à toi. Ce n'est pas ton papa que nous venons d'enterrer, tu dois le savoir. C'est Marcus, voyons !

Marcus ? Ce n'est pas possible !

Je t'assure que c'est Marcus qui est décédé.

Et nous nous sommes occupés de tout. J'attends toujours que tu nous remercies, avait grogné le cousin avec reproche mais Martine l'avait fait taire car elle voyait bien que la pauvre n'était pas dans un état normal. Christine, quant à elle, voyait la fiction qu'elle s'était créée partir en lambeaux. Tout lui revenait tout à coup. Le lit médicalisé qui avait disparu ainsi que Marcus. Ce vide, cette absence, cette non vie, c'était trop pour un esprit fantasque, apte aux chimères consolantes.

Mais alors, si Marcus est parti, qu'est-ce que je vais devenir ? Je n'y survivrai pas. Ce n'est pas vrai.  Ce matin encore je lui ai parlé. Il a promis de revenir. Il ne laissera pas sa petite fille toute seule.

C'est ton mari, pas ton père !

Je suis son enfant quand même. C'est mon ami, mon père, mon mari, mon amant.

Etait-elle sincère ?  Jouait-elle la comédie ?  Avec elle, on ne savait jamais, se disait le cousin.  Elle allait peut-être se lancer dans un de ces discours pseudo philosophiques qui lui donnaient l'impression d'être une intellectuelle de haut vol.

Allait-on subir à nouveau sa profession de foi, selon laquelle, avant de connaître Marcus, elle avait honte de son corps, car tout plaisir était tabou selon l'éducation qu'elle avait reçue. Lui, heureusement, l'avait révélée à elle-même. Et tout ça, assaisonné de ces "hein, sincèrement", avec lesquels elle sollicitait l'approbation de ses interlocuteurs. Quand elle tenait ce genre du discours, au temps de sa jeunesse, elle était toute frémissante d'excitation, les yeux brillants et les lèvres humides. Elle se tenait jambes haut croisées, découvrant un bout de cuisse au-dessus des bas et parfois un morceau de son slip en dentelle noire.  Ce genre de discours un peu ridicule pouvait passer alors, auprès des hommes du moins. Certains, dont le cousin, affriolés, s'étaient crû autorisés à risquer des travaux d'approche et tous avaient été repoussés avec fracas. Elle les avait même dénoncés à Marcus, comme lui faisant des "manières". Actuellement,  ces propos dans la bouche d'une vieille femme amaigrie, diminuée, en pleine folie, cela  frisait l'indécence, de l'avis du cousin. Pour lui, après la ménopause les femmes devaient s'effacer, se contenter d'être de bonnes grand-mères, rentrer dans le rang des non baisables, heureuses d'être tolérées, à condition d'adopter un profil bas, en s'abstenant de parler à tort et à travers.

Dès le lendemain le couple avait pris les mesures qui s'imposaient pour que la vie s'organise autour de Christine d'une manière cohérente. Son médecin de famille lui rendit visite, sous prétexte de prendre sa tension et il parla longuement avec elle. Il lui prescrivit un traitement proche de la camisole chimique dans le but de calmer ses angoisses. Il se garda pourtant de lui conseiller d'entrer dans une maison de retraite et il résista aux insinuations de la famille qui rêvait de la faire colloquer.

Les cousins avaient déniché une "perle" pour prendre soin de la maison quelques heures par jour.  Cette rareté s'appelait Rose et était l'épouse d'un mineur retraité. Elle était depuis longtemps à l'affût d'une bonne maison où elle pourrait travailler à sa guise, sans avoir toujours la patronne sur le dos. Christine s'était brouillée avec pas mal de femmes de ménage qui, toutes à un moment ou à un autre, étaient devenues pour elle quasi des confidentes et des copines. Mais, à chaque fois, cette intimité tournait au vinaigre, suite à une réflexion "irrespectueuse" ou à un simple regard un peu ironique. Christine découvrait alors, tout à coup, que tel ou tel endroit n'avait plus été nettoyé depuis des semaines. A moins que certaines réflexions des commerçants du quartier ne lui donnent à penser que Janine, Rosalie ou Jeanne colportaient des ragots et papotaient à tort et à travers.

Cette fois il en fut autrement. Rose, profitant de l'extrême détresse psychologique de la pauvre Madame, avait pris définitivement le dessus sur elle.  Elle l'avait maternée et conditionnée à une sorte de dépendance qui dispensait Christine de réfléchir. Rose, avec sa faconde carolo, lui dictait sa conduite.

M'fille Madame, faites à votre mode mais moi, à votre place, je ne m'embarrasserais pas de toutes les vieilleries qui s'entassent dans vos armoires. Faites de l'ordre, balancez tout ce bazar...Y a pas d'avance à vous tourner les sangs ainsi, le passé il est outte !

Le linge, les costumes, les chaussures, certains des outils de Marcus avaient été les premiers à débarrasser le plancher. C'était autant de gagné pour le mari de Rose et pour leur petit-fils qui était chômeur et venait de se mettre en ménage.

Puis Rose était passée à la vitesse supérieure. Christine avait accepté de liquider l'argenterie – on s'esquinte là-dessus sans profit et c'est toujours à recommencer – puis  le lustre en cristal de Venise du salon, puis tel ou tel petit meuble sans grande utilité. On rapportait fidèlement l'argent de la vente à Christine qui ignorait quelle dîme avait été prélevée sur la transaction.  Elle n'y voyait que du feu car pour elle un franc ou un euro, c'était kif-kif. En revanche tout l'appareillage électroménager avait été renouvelé, à l'exception du lave-vaisselle que Rose trouvait inutile et dispendieux. On avait simplement liquidé celui que Marcus avait choisi mais qui, au fil des années, était devenu une vraie poubelle entartrée. Rose n'allait pas s'amocher le tempérament sur des rossignols qui dataient de Mathusalem.

Christine et Marcus étaient de l'ancienne école, celle qui estime que s'endetter est une erreur qui risque de coûter cher. Même si tous les frais du ménage se réglaient par virements, subsistaient encore dans leurs têtes l'enveloppe pour le gaz, celle pour l'électricité, celle pour l'impôt foncier, etcétéra… Et voilà que Christine découvrait les charmes de la vente à tempérament, sans se soucier de ce que lui coûtaient finalement les foucades compulsives de son mentor. La formule "0 % d'intérêt" lui plaisait particulièrement et que son compte à vue soit en négatif  lui faisait goûter la félicité  incomparable du fruit défendu. De temps en temps elle se demandait ce que Marcus dirait quand il serait de retour, retour auquel elle continuait à croire par intermittences.

En compensation du pouvoir qu'elle exerçait sur Christine, Rose prenait un certain plaisir à l'entourer de petits soins.  Elle était là dès sept heures du matin, lui portait le café au lit, préparait un copieux petit déjeuner qu'elle l'obligeait à manger.  Le premier jour elle avait apporté ostensiblement ses propres tartines mais Christine l'avait priée de s'asseoir à table en face d'elle et depuis, elles déjeunaient ensemble.  Ensuite Rose se mettait au boulot et c'est vrai qu'elle n'épargnait pas sa peine, lessivant, repassant, lavant les vitres, accrochant des voilages flambant neufs,  traquant sans piété la poussière et la crasse qui s'étaient accumulés partout. Quand elle partait vers une heure elle était moulue et, dès la porte refermée sur son dos, elle marmonnait : « souillon, sans allure, fainéante, elle peut faire sa grande dame, c'est une pas grand chose, finalement."

N'empêche qu'elle ne serait pas partie sans préparer le plateau du souper de Christine. Grâce à Dieu, elle l'avait persuadée de se contenter à midi du repas du Centre public d'aide sociale dont elle ne pouvait s'empêcher de critiquer vertement le menu. Une ou deux fois par semaine, les deux femmes  couraient les magasins ensemble et Rose s'arrangeait pour que la patronne achète les produits qu'elle-même appréciait.

Christine reprenait goût, peu à peu, à s'habiller, se maquiller et  se coiffer, préoccupations majeures pour elle de tout temps. Grande coquette et petit esprit, elle n'avait jamais brillé par son activité, véritable odalisque se déchargeant sur les autres, et au premier chef sur son mari, de la plupart des tâches ennuyeuses qui l'empêchait de "penser".  Elle n'avait eu d'autre projet de toute éternité que de battre sa flemme, d'assaillir son entourage de questions idiotes et de juger le monde à coups de sentences si profondes qu'elles auraient fait déborder un dé à coudre 

Quelques années plus tôt, elle avait déployé des ruses de sioux pour persuader Marcus que son visage avait besoin d'un lifting et ses seins d'être remodelés. A l'appui de cette exigence, elle exhibait les photos qu'il avait prises d'elle au début de leur relation quand elle était toute jeunette et lui, amoureux fou. C'est sur base de ces clichés qu'il peignait les portraits d'elle qu'il s'acharnait à travailler car elle s'était refusé à poser des heures durant parce que ces séances la fatiguaient. Marcus n'avait finalement cédé à la lubie de la chirurgie esthétique que de guerre lasse. A présent elle retournait chez la coiffeuse une fois par semaine et le mari de celle-ci venait la chercher en voiture. Il pouvait faire cela pour une si bonne cliente qui se faisait teindre, coiffer, manucurer, et à qui on vendait facilement tous les cosmétiques imaginables.

 Toute la matinée, occupée à ces soins divers et distraite par l'activité tourbillonnante de Rose, Christine n'avait guère le temps de penser ni de s'appesantir sur sa solitude mais, ensuite, jusqu'au lendemain matin, elle se débattait avec ses démons. Elle reprenait ses soliloques, ses lamentations, ses confrontations avec la photo de Marcus, refaisant sans fin le bilan de leur vie commune, se gavant de souvenirs amoureux et d'évocations lascives. Les tableaux de Marcus qui la représentaient ne l'avaient jamais satisfaite. Elle estimait leur pâte trop épaisse et ne consentait à se voir représentée que tel un personnage éthéré ou en héroïne romantique. Par contre, elle passait des heures à feuilleter les nombreuses photos de nus que Marcus avaient prises d'elle. Pudiques au départ, chastes, comme elle disait,  puis, de plus en plus troubles,  suggestives et parfois d'une crudité qui la chatouillait encore à présent. C'était le jardin secret dont elle se repaissait, un domaine qui n'appartenait qu'à elle-même et à Marcus et auxquels se rattachaient des souvenirs d'étreintes torrides, parfois réelles, parfois fantasmées.

La nuit, quand elle finissait par s'endormir, elle avait des cauchemars dont elle se réveillait pantelante. Plus d'une fois le rêve se poursuivait en ce sens que les créations virtuelles de son cerveau se matérialisaient et occupaient la chambre dont les rideaux se gonflaient, comme si la fenêtre avait été ouverte.  Elle était assaillie par des corps sans tête dont les lèvres pourtant remuaient.  Il y en avait un, parmi ces fantômes, qui s'accusait du meurtre d'une femme et lui recommandait de ne pas lire les journaux où on parlait de lui car tout ce que les journalistes racontaient à ce sujet était faux.  Celui-là avait amené Marcus avec lui, pour lui servir de témoin.  Il le tenait par l'épaule, le poussait vers Christine qui cherchait à le prendre dans ses bras mais, dès qu'elle le touchait, il tombait en cendres et toute la troupe disparaissait en ricanant.

D'autres fois lui apparaissait un homme sans corps, rien qu'une petite tête posée sur un col en caoutchouc, semblable à celui que Marcus portait pour aller au bureau et qu'il savonnait dans le lavabo de la salle de bains, avant d'y accrocher une cravate toute faite.  Christine était persuadée que toute la journée cet homme se tenait caché derrière la photo de Marcus. Il ne se manifestait que la nuit, pour la narguer, quand elle le suppliait de lui dire où se trouvait Marcus, ce qu'il faisait et pourquoi on le retenait prisonnier.

A la fin Christine prit la grande décision d'aller trouver la police, pour lui demander de la délivrer de ses persécuteurs. Elle n'en dit rien pourtant à Rose car elle craignait que celle-ci l'en dissuade. Maquillée, coiffée d'un grand feutre, revêtue de son plus élégant tailleur, ses yeux rougis par l'insomnie cachés par des verres fumés à la monture très grande star, elle impressionna le factionnaire à qui elle ne voulut pas révéler le but de sa visite. A tout hasard il l'introduisit dans le bureau d'un inspecteur qui écouta, stupéfait, ses révélations. Christine s'étonna qu'il n'enregistrât pas sa déclaration. A bout de nerfs elle haussa le ton, s'agita, et menaça de se plaindre en haut lieu.  Le policier s'émut de faire face en solo à cette bourgeoise surexcitée et il appela deux collègues à la rescousse. On dactylographia soigneusement son  récit, le lui fit signer et promit de prendre les mesures qui s'imposent. A la supposition que les visiteurs en question étaient le produit d'hallucinations, Christine  s'était fâchée. Prise de tremblements convulsifs, elle avait clamé : C'est vrai, je les ai vus comme je vous vois.  Ce serait trop simple de me faire passer pour folle. Faites votre travail. Protégez-moi et retrouvez mon mari qui a disparu.

Christine consentit à donner le nom de son médecin de famille, persuadée que celui-ci affirmerait qu'elle était saine d'esprit. En effet, à la suggestion de la police de la placer en hôpital psychiatrique, le praticien se récria que sa patiente n'était pas dangereuse, ni pour elle-même, ni pour les autres. Il veillait sur elle, son état actuel, dû à son deuil, était transitoire et elle ne tarderait pas à reprendre son équilibre. Il trouva plus sage toutefois de revoir sa patiente, de la rassurer, d'ajuster son traitement. Favorablement impressionné par l'aspect de la maison qu'il retrouvait pimpante et bien entretenue, il s'enquit des coordonnées de Rose et suggéra à Christine de lui demander de passer la nuit quelque temps dans la maison, pour lui tenir compagnie, le temps qu'elle retrouve ses esprits.

Rose se fit prier un peu mais elle finit par céder. Raoul, son mari, commença par grogner à cette perspective mais l'appât du gain motiva les deux époux.  Ca ne durerait pas éternellement et c'était toujours ça de gagné sur l'ennemi, estima virilement ce nostalgique du service militaire.

Lors de ces soirées passées à deux devant la télévision que Christine n'était pas capable d'allumer lorsqu'elle était seule – c'était l'une de ces innombrables tâches quotidiennes qui incombaient à Marcus – Rose posa  ses jalons dans le but d'introduire dans la place Manu, son petit-fils, pour accomplir de gros travaux, comme le nettoyage du grenier et de la cave et l'entretien du petit jardin qui en avait bien besoin maintenant que le printemps approchait.

Il y avait des années que Christine n'avait plus mis les pieds dans ce carré de terre.  Elle se contentait de le regarder par  la fenêtre de sa chambre qu'elle n'aurait pas ouverte pour aérer, si Rose ne l'y avait obligée. Manu retourna la pelouse, sema un nouveau gazon, planta des oignons de crocus et de tulipes. Lorsqu'il voulut arracher les rosiers, Christine se rebiffa. Marcus les avait plantés et ils donnaient encore de belles fleurs.  On lui fit cette concession, à condition qu'elle achetât quelques fauteuils de jardin, pour que la maisonnée puisse y prendre le soleil de temps en temps car Christine était de plus en plus entourée par le couple et, accessoirement, par Manu.

Mais le temps passait et Raoul harcelait Rose pour qu'elle revienne passer les soirées et la nuit à la maison.  De son côté Christine s'accrochait à Rose, épouvantée à l'idée de rester seule dès que le soir tombait. Il fallait trouver une solution. Rose en débattit avec Raoul et Manu. Pourquoi ne pas débarrasser l'atelier, en faire une chambre pour eux deux, avec un coin toilette et une douche ?  Ainsi Raoul viendrait de temps en temps dormir avec Rose mais il ne fallait pas que leur propre foyer aille à vau l'eau et, tantôt Raoul, tantôt Rose, irait l'entretenir et allumer le  poêle. 

Christine trouva l'idée géniale. Pendant tout un temps elle se passionna pour l'aménagement de l'atelier de Marcus.  Raoul et Manu s'engagèrent à faire les transformations à moindre frais et c'est vrai qu'ils avaient la main pour peindre et tapisser mais, quand il s'agit d'installer les sanitaires, ils durent déclarer forfait.

Christine engagea sur leurs conseils un jeune plombier de leur connaissance.  Travail au noir, bien entendu, qui se solda par une saignée au milieu du plancher, endroit que le garçon avait estimé le plus indiqué, dans son souci de s'épargner un travail inutile.  Après quoi, appelé en d'autres lieux par une belle cabaretière qui lui proposait de l'ouvrage payé en nature, il décampa et on ne le revit plus jamais. Christine le regretta car il était joli garçon et bien élevé. A sa place apparut un malotru d'âge mûr, à la moustache hérissée, qui commença par sacrer tous les bordels de merde qu'il connaissait devant ce travail salopé. Il reboucha la saignée à grands renforts de ciment et de jurons et en traça une autre le long du mur du fond.  Enfin, au bout de quelques mois, le couple put s'installer.

La première nuit Christine se risqua à sonner Rose vers les deux heures du matin. Rose eut tôt fait de démontrer à « M'fille Madame » qu'il ne fallait pas exagérer.  Toutes les portes et les volets étaient bouclés, elle n'était plus seule dans la maison, elle pouvait donc dormir sur ses deux oreilles. Quant à Rose, elle pouvait se vanter de ne pas rester les deux pieds dans le seau au cours de la journée, n'est-ce pas, mais elle ne pouvait se montrer aussi ingambe que si la patronne ne gâchait pas ses nuits pour des broutilles. Elle permit toutefois à Christine de l'appeler dans les cas d'extrême urgence, cas qu'elle se garda bien de définir.

Christine se retrouva donc seule à dorloter ses cauchemars et à recevoir en catimini ses étranges visiteurs qui lui apportaient des nouvelles de Marcus.  Elle avait fini par s'habituer à eux et elle déployait tout son charme pour qu'ils persuadent son mari de revenir auprès d'elle.

Raoul et Rose se plaisaient assez dans leur domaine.  Ils disposaient d'une douche hyper moderne, avec parois de verre et multiples orifices à jets tournants, massants, relaxants, à bulles, percés dans un inox étincelant. Ils avaient choisi l'installation la plus coûteuse puisque Christine payait. Mais voilà, cette chose intimidait Rose. Quand elle y mettait le pied, elle étouffait et s'y sentait à l'étroit comme dans un sous-marin, malgré ses vastes proportions.  Elle s'embrouillait dans les manettes et la première fois où elle l'avait utilisée, elle avait failli s'ébouillanter. Du coup elle se lavait sagement au lavabo.

Raoul, en revanche, en usait et en abusait. A se demander quel plaisir il prenait là-dedans. Rose s'en informa d'un ton rogue. Evidemment il n'avait jamais été aussi bien étrillé mais ce n'était pas propre – enfin pas convenable – de passer tout ce temps sous l'eau chaude et « M'fille Madame » allait avoir des notes d'eau scandaleuses s'il continuait à ce train-là. Elle aurait voulu qu'il se contente d'une douche par semaine mais il lui avait rétorqué qu'on n'était plus au temps de la bassine en zinc au milieu de la cuisine chaque samedi. Alors ils avaient transigé et elle lui avait accordé une douche tous les deux jours, à la condition qu'il briquât lui-même ce que Rose n'était pas loin de considérer comme une machine infernale.

Pour le repas de midi Christine résilia son abonnement aux repas du Centre public d’aide sociale. Rose se mit au fourneau et la patronne n'osa pas rechigner à nettoyer les légumes. Elle supporta les reproches de Rose qui l'accusait de  faire des pelates à nourrir des lapins et qui la houspillait à coups de abye, abye,, pour qu'elle se montre plus rapide. En compensation, elle avait le plaisir d'avoir autour de la table une petite famille pour la gâter. Christine se faisait toute petite et restait  indifférente aux menus. Elle accepta de manger le soir, une fois par semaine, les couques (ou couilles) de Suisse dont Raoul raffolait. Ces choses flasques, cuites à l'eau, arrosées de beurre fondu et de cassonade, lui restaient sur l'estomac mais elle s'en tirait en prenant discrètement une ou deux gouttes d'eau des Jacobins. Elle avait caché la petite bouteille d'élixir et quelques morceaux de sucre dans son secrétaire dont elle portait la clé sur elle. 

Si Rose était tombée sur les belles photos que Marcus avait prises au début de leur mariage, elle aurait été capable de rendre son tablier. Elle avait reniflé avec mépris devant les nus dont l'atelier de Monsieur était encombré. Christine lui avait bien affirmé que la femme qui avait posé était un modèle d'académie mais elle n'était qu'à demi convaincue.  Faut-il être dévergondée pour se mettre nue devant un homme ! Les toiles avaient été reléguées au grenier, oubliettes bien commodes mais du moins elles avaient échappé à la disparition.  Une chance que Rose n'ait pas voulu scandaliser les passants, en soumettant à leur vue sur le trottoir des choses aussi licencieuses – mot qu'elle ignorait d'ailleurs – et  qu'elle traduisait mentalement par sales.

Rose prenait de plus en plus de liberté avec « M'fille Madame ». Un jour où elle était fort énervée, elle avait lâché le terme de sans allure qui lui brûlait la langue depuis si longtemps. Christine en avait sursauté. Ce qu'elle lisait dans les yeux de Rose l'avait révoltée. Oui, sans conteste, dans les prunelles acérées de cette femme elle lisait : souillon, propre à rien et, même, peut-être, salope car, une fois ou deux, Rose lui avait fait comprendre que l'astuce du modèle d'académie ne prenait pas.  Alors Christine avait piqué une crise de nerfs et flanqué Rose, séance tenante, à la porte. L'algarade avait eu lieu en l'absence de Raoul, ce qui permit à celui-ci de faire de la musculation, en prétendant que s'il avait été là cette mijaurée n'aurait pas osé se conduire de cette façon. Voilà tout ce qu'on récoltait  à se dévouer pour ce genre de cinglée ! Tout ça pour un mot, après tout bien mérité.

Voilà Christine à nouveau seule au logis, sans femme de ménage et de compagnie et, bientôt, sans rien dans son assiette. Pendant quelques jours elle se délecta de sa solitude, de l'absence de contraintes, comme une écolière en vacances.  Elle traîna en peignoir jusqu'à midi et étala sur la table du salon les photos qu'elle avait si soigneusement cachées, les disposant en éventail ou comme si elle se disposait à faire une réussite mais, bien entendu, pour elle, le roi et la reine de cœur seraient toujours gagnants.  Elle descendit du grenier, une par une, les toiles qui avaient scandalisé Rose, s'en fit un rempart autour de son lit, se ménageant seulement une étroite ruelle d'accès. Elle demanda pardon à genoux à Marcus pour avoir détruit son atelier, afin d'y loger deux traîtres qui l'avaient escroquée et ruinée. A présent ils lui avaient jeté un sort et jamais plus, elle le sentait, son cher mari ne reviendrait à la maison.

Quand Christine eut épuisé toutes les provisions qui se trouvaient dans les armoires et dans le frigo, l'idée de manger encore des macaronis ou de la purée minute lui levait le cœur. La chatte réclamait ses trois repas par jour et les réserves de sachets fraîcheur touchaient à leur fin. Christine se résolut donc à se risquer dans la superette la plus proche, pour y remplir son caddie.

Au grand air elle fut prise de vertiges et de frissons mais le souvenir de Majolie assise devant sa gamelle vide et du regard de reproche dont elle la suivait, matin, midi et soir, la galvanisa. Il faisait froid, le ciel gris charriait une masse de nuages menaçants qui n'allaient pas tarder à se résoudre en pluie et Christine avait enfilé la première robe venue, décolletée et trop légère pour la saison. Elle se hâta, courant presque, comme si elle était poursuivie. Arrivée à bon port, elle s'obstina dans un premier temps à vouloir entrer par la sortie, à deux doigts des larmes parce que la porte s'obstinait à ne pas s'ouvrir, jusqu'à ce qu'un malabar en déboula et se heurta à elle. Le premier réflexe de l'homme fut de se fâcher mais il réalisa qu'il avait affaire à une vieille dame déboussolée. Il la prit fermement par le bras et la conduisit devant la porte d'entrée.

Allons, grand-mère, ça ne sert à rien de vouloir entrer par la sortie ! C'est par ici qu'on entre.

Christine n'apprécia pas trop le mot grand-mère mais elle fut soulagée de se trouver à l'intérieur, bien qu'aussitôt saoulée par le bruit et le va et vient des clients. Elle comprit alors à quel point Rose lui manquait car elle ne se retrouvait plus dans les différents rayons et lisait sans les comprendre les indications qui lui auraient permis de s'orienter. Heureusement pour la chatte dont la pensée ne la quittait pas, elle tomba par hasard sur les gondoles bourrées de nourriture pour chats, chiens, canaris, perruches, poissons rouges, rongeurs et "oiseaux de nos jardins".

Ensuite elle poursuivit son périple au hasard, collectionnant les fruits en boîtes et autres conserves mais oubliant le pain, le beurre, le fromage, la viande, les légumes et les fruits frais. Le montant de l'addition l'épouvanta et elle soupçonna qu'on l'avait vue venir et arnaquée. Elle aurait voulu rentrer chez elle en courant, pour se mettre à l'abri de ce monde hostile et de la pluie qui à présent tombait mais le poids de ses provisions ralentissait sa marche, comme si elle avait eu des boulets aux pieds.

Un jeune Rom qui rôdaillait la repéra et, flairant un pourboire, lui proposa de l'aider. Elle en aurait pleuré de reconnaissance. Elle le fit entrer, se désolant  de ne pas avoir de bonbons à lui offrir. Le petit faisait le tour des lieux de ses yeux intelligents et il eut tôt fait de ranger les emplettes sur les indications de Christine qui était tombée, épuisée, dans un fauteuil et s'était aussitôt enveloppée d'un grand châle pour se réchauffer. Elle observait l'enfant, le trouvait bien agréable à regarder, avec ses boucles noires et ses grands yeux sombres. Elle ne parvenait pas à comprendre son prénom et elle décida aussitôt de le baptiser Monjoli. L'enfant était déçu car il n'y avait rien d'intéressant à manger ou à boire dans cette maison, pas même une canette de coca.

Qu'est-ce qui te ferait plaisir, Monjoli ?

Donne un peu d'argent, Madame, pour acheter à manger, pour moi et mon petit frère.

  Ah, Mon Dieu, c'était si simple et elle n'y avait pas pensé. Elle fouilla son porte-monnaie, y découvrit  un billet de dix euros tout chiffonné, anxieuse de voir si l'enfant s'en contenterait.  Celui-ci remercia et bénit la bonne dame pour son bon cœur, sans laisser voir que l'ampleur du cadeau le surprenait. La glace était bien rompue et Monjoli proposa de venir sonner le lendemain ou le surlendemain, pour voir si sa bienfaitrice avait besoin d'un petit service.

Cette nouvelle relation permit à Christine de ne pas trop regretter Rose. Monjoli était vraiment intéressant et débrouillard.  Elle l'envoya à la superette avec une liste cette fois dûment établie et elle s'amusa de voir son protégé dessiner à gros traits les marchandises désirées, en face de leur nom, car il ne savait pas lire.  Ils firent la dînette ensemble et l'enfant livra à la gentille dame tout ce qu'il lui plaisait de laisser échapper mais elle ne sut jamais son nom de famille ni à quoi s'occupaient ses parents. Elle aurait voulu le câliner mais lorsqu'elle l'approcha, il s'éloigna d'un bond.  Elle en resta pantoise.  Peut-être réagissait-il ainsi par délicatesse, de crainte de salir sa robe car il avait les mains vraiment noires. Elle lui proposa de lui couler un bain. Cette fois l'enfant fut à deux  doigts de prendre la porte, avec un regard à la fois sournois et hostile qui l'emplit de confusion. L'apostrophe malveillante de Rose lui revint à la mémoire et elle se demanda en quoi  elle avait cette fois démérité.  Elle s'empressa d'amadouer l'enfant, l'assurant que s'il ne voulait pas qu'on le touche et ne désirait pas se baigner, elle comprenait et ne voulait pas le contrarier.

Monjoli estima que la dame n'avait pas de mauvaises intentions. Elle était simplement un peu folle, comme une toute petite fille, malgré son âge, et il négocia le ton de leurs relations. Mendier était son travail à lui et lorsqu'il passait quelques heures chez la dame, c'était reposant et profitable mais ça ne devait pas durer trop longtemps car à la fin il s'ennuyait et se mettait à bâiller, impatient de retrouver la rue, de marcher, de courir, de s'intéresser au théâtre toujours mouvant des trottoirs, des transports en commun, des abords des grandes surfaces.

Il voulait bien faire les courses et les ranger, tenir compagnie à la dame, manger avec elle et recevoir un peu d'argent mais pas de baisers, ni d'accolades, ni de sermons, ni de questions sur sa famille ni sur le fait qu'il n'allait pas à l'école. Il consentit à lui dire "qu'il était du voyage", ce qui l'épouvanta car elle se mit à appréhender le jour où, sans prévenir, il allait s'envoler comme un bel oiseau qu'il était et où elle se retrouverait seule à nouveau.

L'enfant ne comprenait pas bien qui était ce Marcus qu'elle évoquait à tout instant et qui ne revenait pas, malgré toutes les prières. C'est vrai que la dame  était un peu chieuse mais pas méchante et il lui arrivait de compatir à ce gros chagrin de grande personne. Il avait remarqué chacune de ses bagues et les colliers qu'elle portait quelquefois, se demandant où elle les rangeait. Il ne fut pas long à découvrir le coffret à bijoux dont il inspecta le contenu. Il n'y découvrit ni croix, ni médaille de la Vierge d'où il déduisit qu'il avait affaire à une mécréante. C'était peut-être pour ça que Marcus avait décampé et d'ailleurs, qu'est-ce que c'était cette femme qui n'avait pas eu d'enfants et qui maintenant réfrénait  son envie de le câliner, lui ? Il se promit de faire main basse sur les bijoux le jour où ses parents décideraient de reprendre la route, ce qui ne manquerait pas de plaire à toute la tribu et lui vaudrait bien des félicitations.
Un jour, comme tous deux achevaient leur goûter de fraises à la crème, la sonnette de la porte d'entrée retentit. Le petit s'enferma prudemment dans la chambre à coucher. Il entendit deux grosses voix d'hommes qui parlaient fort, entrecoupées des exclamations suraiguës de femmes en colère. Il risqua un œil par le trou de la serrure et découvrit un agent de police et un autre homme à la carrure pas très rassurante qui dominaient son hôtesse, sur laquelle se penchait une matrone à l'air pas vraiment commode. C'était Rose et Raoul, venus rechercher les biens qu'ils avaient laissé derrière eux. Lorsque Christine avait piqué sa crise et  perdu les pédales, Rose avait été tellement surprise et même effrayée par cette soudaine violence, qu'elle avait préféré prendre la fuite, se promettant de régler la question plus tard. Au fil du temps, Rose s'en était fait tout un monde car il lui semblait que Christine aurait été capable de lui arracher les yeux, si bien que, finalement, le couple avait décidé de se présenter dans la maison de cette folle à lier sous la protection d'un pandore en uniforme, qui était de leurs amis.

Bientôt toute la troupe gravit bruyamment les escaliers. Rose et Raoul réunirent leurs biens à la hâte et les enfouirent dans deux grandes valises qu'ils avaient apportées, sans oublier le savon à la violette dont la patronne leur avait fait cadeau et qui gisait, à peine entamé, sur le lavabo.

Le parti de Monjoli fut vite pris. Les battements accélérés de son cœur s'étaient calmés et il décida de ne  plus revenir dans cette maison où la police était comme chez elle. Il rafla les bijoux qu'il entassa dans ses poches et prit la fuite par le jardin. Tant pis pour Tata Crici, comme elle se faisait appeler !

Quand Christine eut digéré l'intrusion de Rose et Raoul, elle se désola de ne pas voir revenir Monjoli. Le pauvre petit avait eu peur sans doute et elle le regretta amèrement. C'est la chatte qui fut contente ! Ce morveux qui lui décochait un coup de pied à l'occasion l'avait détrônée. A présent elle reprenait sa place dans la maison : la première. Elle pouvait à nouveau sauter sur les genoux de sa maîtresse et lécher la crème fraîche à même la soucoupe, sans se faire réprimander, recevoir les caresses et se gaver de mots doux .

Quelques jours s'écoulèrent ainsi, jusqu'à ce que Christine, désireuse de porter certain collier, constata la disparition des bijoux. Elle en pleura la perte, surtout parce que chacun d'eux, cadeau de sa mère ou de Marcus, évoquait un souvenir tendre. Il lui répugnait de soupçonner Monjoli, bien qu'elle sentît au fond d'elle qu'il était le suspect le plus plausible. Elle ne pouvait guère accuser ses apparitions nocturnes car elles s'étaient contentées jusque là de lui saper le moral. Cet enfant qu'elle chérissait encore plus depuis sa disparition lui aurait fait ça ? C'était trop triste de le supposer. Elle préféra imaginer que quelqu'un s'introduisait chez elle quand elle avait le dos tourné. D'ailleurs qu'étaient devenus tel bonheur du jour, telle commode, meubles dont elle avait oublié que Rose et Raoul les avaient bazardés avec son consentement.

Elle était bien obligée à présent de reprendre de temps à autre le chemin de la superette mais il lui arrivait de se tromper de rue et d'errer dans un lieu qu'elle connaissait vaguement, sans pouvoir se souvenir ce qu'elle y faisait. Elle s'adressait alors à un passant qui la remettait sur le bon chemin. C'est lors de ces pérégrinations qu'elle aperçut un jour Monjoli à l'angle de deux rues. Elle poussa un cri et s'élança dans sa direction mais l'enfant avait détalé aussitôt. Sans qu'elle sût comment, sa poursuite lui valut une chute, au cours de laquelle elle s'écorcha les genoux.

Christine regagna sa maison péniblement. Sans penser à désinfecter ses blessures, elle téléphona au commissariat de son quartier et demanda à ce qu'un agent passe chez elle, pour signaler une disparition. Son ton hystérique et la fable concernant ses visiteurs nocturnes, qui avaient frappé les esprits quelques mois auparavant, éveillèrent la suspicion du policier chargé de l'auditionner. Il s'adjoignit une auxiliaire féminine dont le premier soin fut d'aider la plaignante à se nettoyer et panser les genoux.

Il fallut ensuite prêter l'oreille aux déclarations plutôt confuses que Christine improvisait. Qu'est-ce que c'était que ce Monjoli qu'elle prétendait être son filleul, sans qu'elle parvînt à l'identifier clairement, dont elle ignorait tout des parents et du nom de famille ? Et pourquoi s'était-il enfui quand il l'avait aperçue ? De là à estimer que Christine ne disait pas tout sur ce qui la liait à l'enfant et à alimenter les doutes sur sa santé mentale il n'y avait qu'un pas. Il était clair que si l'enfant en question existait vraiment, il la fuyait.

A la question de savoir si rien ne manquait dans la maison, Christine ne peut se tenir de mentionner la disparition des bijoux et des meubles, ce qui donna à penser aux policiers, bien qu'elle se récriât que Monjoli n'était pas capable de tels méfaits, le pauvre ange. La description qu'elle donnait de son protégé était suffisamment claire, pour que les deux policiers pensent à un jeune Rom qui aurait gagné sa confiance et ils se promirent d'ouvrir l'œil  si un garnement de cet acabit leur tombait sous la main.

Quelques jours plus tard, un petit noiraud d'une dizaine d'années fut pris en flagrant délit de vol à l'étalage et l'agent qui le surprit le fit tressaillir en l'appelant Monjoli. On le confronta avec Christine, qu'il feignit d'abord ne pas connaître, pour l'accuser ensuite d'avoir toujours voulu le prendre sur ses genoux pour l'embrasser. D'abord stupéfaite, la pauvre poussa de grands cris. N'était-il pas naturel et légitime d'espérer un peu d'affection de la part d'un enfant auquel elle s'était attachée ? Elle s'embarqua ensuite dans de nouvelles explications embarrassées, où il était question d'un bain refusé par l'enfant et de son regret de n'avoir jamais pu l'embrasser.

Si les pandores avaient pas mal de doutes sur le sérieux des accusations de l'enfant, ils se sentaient pourtant mal à l'aise et ils estimèrent que si le gosse avait tout à coup décidé d'éviter Christine, c'est qu'il avait de bonnes raisons pour cela. Or Christine refusait de porte plainte pour la disparition des bijoux. Peut-être, après tout, les lui avait-elle donnés, dans l'espoir de le corrompre. Que faire de ce mioche dont les parents semblaient s'être évaporé ? On n'allait pas le filer, pour le convaincre d'être l'enfant de l'un de ces pouilleux insaisissables qui pullulaient dans  les parcs, dans les gares ou dans les terrains vagues. Après s'être fait savonner les oreilles (au figuré!) Monjoli put reprendre son vagabondage, heureux d'en être quitte à si bon compte.

Une enquête discrète dans le quartier révéla qu'en effet Christine avait reçu régulièrement un petit  assez malpropre qui lui faisait ses courses.

Faut dire qu'elle s'était brouillée avec sa femme de ménage, pourtant si dévouée, et comme elle a des œufs en dessous des bras, elle était bien contente de s'être trouvé un  commissionnaire, sans en mesurer les risques. Entre nous, n'est-ce pas, Monsieur, elle n'a jamais été tout juste, cette femme. Mais depuis qu'elle a perdu son mari, la pauvre, elle déménage tout à fait.  Plus d'une fois elle est sortie en laissant sa porte ouverte.  Il est vrai que lorsqu'elle la ferme cette porte, c'est les voisins qui doivent la lui ouvrir parce qu'elle a les mains qui tremblent ou parce qu'elle est incapable d'introduire correctement la clé dans la serrure. Dans son état, est-ce que le mieux pour elle ce ne serait pas d'entrer dans une maison de retraite où on la déchargerait de tout souci ?

Rose et Raoul furent cuisinés à leur tour et ils ne ratèrent pas l'occasion d'en lâcher des vertes et des pas mûres sur leur ancienne patronne. Le médecin de famille lui-même dut admettre que la situation ne s'arrangeait pas, d'autant qu'il arrivait maintenant à Christine de sortir dans la rue à midi, vêtue de sa chemise de nuit. Il consentit à influencer sa patiente dans le sens de l'entrée dans une maison de repos et de soins.

Christine se laissa faire, alléchée à l'idée qu'elle n'aurait plus à gérer la vie quotidienne, simplement chagrine de devoir abandonner la chatte Majolie que les cousins consentirent à adopter. En prime ils reçurent la clé de la maison, avec permission de la vider de son contenu. Ils gardèrent quelques-unes de toiles de Marcus, coupèrent celles qu'ils dédaignaient en petits morceaux et en brûlèrent les châssis dans la cheminée de leur salon. La maison fut ensuite mise en vente et la somme de cinquante ans de vie commune dispersée aux quatre vents, tandis qu'un administrateur était chargé de la gestion des biens de Christine, déclarée inapte à remplir cette tâche.

D'emblée Christine fut cataloguée comme "difficile" par le personnel soignant et surnommée "La Baronne" par les résidents. Maillotée dans les couches culottes qu'on l'obligeait à porter la nuit, flottant entre deux eaux grâce aux somnifères, elle rêvait beaucoup et presque toujours dans ces songes elle se retrouvait jeune et belle, dans les bras de Marcus ou courtisée par l'un ou l'autre des hommes qu'elle avait convoités en secret.

Parfois le matin, quand elle se regardait dans le miroir, elle ne se reconnaissait pas dans cette vieille femme parcheminée et, oubliant de se laver, elle utilisait force onguents et fards, tâchant de combler ses rides pour "réparer des ans l'irréparable outrage". Il lui arrivait de mâchonner ainsi des lambeaux d'alexandrins qui surnageaient sur la débâcle de sa mémoire. Etait-ce Jézabel, Esther ou Athalie qui était "pompeusement parée… d'un éclat emprunté… dont elle avait pris soin de peindre et d'orner son visage ? ». On s'en fout après tout, hein, sincèrement ! Il fallait qu'elle se dépêche à l'heure du petit déjeuner, sinon la Juliette, si laide avec son dentier branlant, allait encore lui chiper sa place auprès de ce Monsieur si convenable qui avait eu des malheurs et faisait  bon accueil à toutes, alors qu'il était tellement sollicité.

Mais Christine sait bien qu'elle est sa préférée. Il lui est arrivé de rêver qu'il venait la rejoindre dans sa chambre et ça paraissait tellement vrai qu'elle s'était réveillée en sursaut, prête à lui ouvrir les bras ou à lui montrer la porte, elle ne savait trop. Si ce n'est pas malheureux, à notre âge, d'être encore surveillées comme des gamines qui pourraient tomber enceintes, ronchonnait-elle in petto. Peut-être, un jour, aurait-elle l'occasion de parler seule à seul à son héros et lui ferait-il sa déclaration ? Ce serait merveilleux. Ils pourraient partir tous les deux et commencer une vie nouvelle. Sait-on jamais ?

Mais, pas de chance, le vieux monsieur fit une thrombose, on  l'embarqua à l'hôpital et on ne le revit plus jamais. Christine en fut endeuillée pendant quelque temps. Les mois passaient, monotones et  les saisons perdaient leurs couleurs. Comment croire au printemps lorsqu'on n'entend plus chanter les oiseaux ? L'hiver avait été long, très long et, à la fin, l'arbre de Noël n'était plus qu'un squelette sans aiguilles, oublié dans un coin, alors que les œufs de Pâques en carton peinturluré, les nids de mousse  et les sucreries qui vont avec – en vrai sucre ou en plâtre – avaient envahi les couloirs, la salle à manger et le living, ce lieu si mal nommé car tout le monde y ronfle devant une télévision tonitruante dont on ne distingue pas les images, à cause du contrejour créé par les fenêtres.

Entre-temps le visage du vieux monsieur s'était peu à peu effacé de sa mémoire et, dans la foulée, celui de Marcus devint de plus en plus flou. Est-ce qu'elle avait été mariée un jour ? Elle n'en était pas sûre. En tout cas si elle avait eu un mari, il l'avait abandonnée sans remords.  Elle se sentait bien seule par moments et se demandait pourquoi son père et sa mère ne venaient pas la voir. Alors elle dormait beaucoup et attendait avec impatience les repas, sirotant de temps en temps un verre du vin qu'elle avait réussi à dissimuler dans son placard. Rester au lit lui aurait fait grand plaisir mais elle avait beau geindre et se prétendre malade, on ne lui faisait grâce d’aucun lever matinal et frissonnant, ni d’un débarbouillage brutal et expéditif. Ensuite, tout au long de la journée, tassée dans son relax, elle regardait passer les heures, entre deux sommes.

Lors d'une visite du médecin, elle s'informa de ses parents qu'il devait bien connaître. Elle tressaillit lorsqu'il lui répondit qu'ils n'étaient plus de ce monde depuis bien longtemps. Un douloureux trait de lumière illumina soudain son esprit tandis que deux larmes roulaient sur ses joues. Après cela, elle eut encore de temps à autre un éclair de lucidité mais, la plupart du temps, elle continua à descendre pas à pas dans l’oubli d’elle-même et du monde.

                                                                                           MARCELLE DUMONT

 

                                                                              

 

 

 

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Chère Dominique,

J'aurais bien des choses à vous dire mais allons au plus important : la littérature !

J'ai lu bien sûr Sido et Dialogues de bêtes, Chéri et Le Toutounier. Je ne parviens pas à oublier Le blé en herbe. Colette, dans cette histoire tendre et cruelle, fait montre d'une grande pénétration. " Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines l'enfant qui chantait pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre ", écrit-elle dans le dernier paragraphe du roman. Que va devenir en effet la petite Vinca, après s'être donnée à Phil, sans penser à rien ? Hélas ! Il y a encore des petites Vinca aujourd'hui.

Je n'ai pas lu La promesse de l'aube mais Romain Gary est un auteur que j'apprécie beaucoup.

Une vie, une oeuvre déchirante de Maupassant où il prouve qu'il comprend et plaint les femmes, tout en se montrant parfois Macho. J'adore Boule de Suif, nouvelle dans laquelle il peint une femme du peuple vraiment attachante, face à des bourgeois prêts à toutes les lâchetés et toutes les compromissions. J'ai eu le plaisir d'en faire une adaptation théâtrale voici quelques années.

Pour ce qui est des Russes, si vous aimez les personnages complexes et tourmentés, pensez à Dostoïesvski (L'idiot - Les Frères Karamasov - Les possédés - Souvenirs de la maison des morts) ou à Léon Tolstoï (Anna Karénine, Guerre et Paix). L'humour féroce vous tente ? Alors pensez aux Ames Mortes de Gogol. Vous préférez la mélancolie d'un monde finissant ? Songez aux nouvelles et aux pièces de théâtre de Tchekhov. J'ai été littéralement amoureuse de son beau visage délicat, de son lorgnon, de sa sensualité. J'aurais aimé faire un saut dans le temps et m'asseoir en face de lui, un verre de vodka à la main.

Bien amicalement

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J'avais neuf ans en 1940, deuxième partie

Pendant toute la guerre la grande affaire fut de se nourrir. L’approvisionnement était aléatoire et on faisait la queue pour obtenir le peu de produits alimentaires auquel on avait droit. L’année 1940 fut particulièrement pénible car les jardins étaient restés à l’abandon au moment où il aurait fallu s’en occuper. Dès leur retour chez eux, les gens se sont organisés pour cultiver chaque lopin de terre disponible. Perspective dont la plupart des citadins étaient privés.
Nos parents possédaient un terrain au quartier Saint Antoine et ils l’ont converti en potager. Qui s’en occupait ? Je l’ignore mais je me souviens y avoir cueilli des princesses avec Maman. A la maison, sur le bout de terre qui s’étendait entre la buanderie et le garage, on avait, à mon grand plaisir, installé un poulailler. C’est de cette époque que date une fugace vocation de fermière. J’étais si folle de ces poules que je les prenais dans mes bras et que je passais des heures à les observer. Grâce à elles on avait droit à un œuf à la coque le dimanche matin.
De temps en temps il y avait un arrivage de harengs dont on dégustait aussitôt une bonne portion. Le reste était mis en filets et conservé dans le vinaigre, assaisonné de poivre en grains et d'oignons. Les bocaux à stériliser avaient refait leur apparition partout. Il fallait travailler soigneusement pour éviter la fermentation et les moisissures dans les bocaux, voire leur explosion.
Rien ne devait se perdre lorsqu’il y avait abondance de légumes. Je me souviens de conserves de tomates mais aussi de princesses à la saumure qui marinaient dans de grands pots de grès entreposés à la cave. Il fallait les dessaler longuement avant de les consommer. Je fais la grimace rien que d’y penser. J’ai pourtant gardé quelques impressions gourmandes de cette époque, comme le parfum et la chair si savoureuse des pommes de reinette qui se ratatinaient doucement au grenier. Je raffolais aussi de l’appétissante couleur verte de la soupe à l’oseille, de son goût acidulé et du blanc d’œuf jeté dans le liquide bouillant qui s'y figeait en longs filaments.
Jean se rappelle des œufs conservés par sa mère dans du silicate. Outre le grand jardin attenant à leur maison, le père cultivait un coin de terre, au bord de la Sambre qu’il fallait traverser en barque pour y accéder. D’autres cheminots y avaient aussi une parcelle.
Les champs de céréales et de pommes de terre étaient sous haute surveillance. Les jeunes gens étaient réquisitionnés à tour de rôle et ils patrouillaient à la nuit tombée, accompagnés du garde champêtre. Bien entendu, la pénurie engendra le marché noir dont nos parents s'abstinrent. Par scrupule certainement car Papa avait des principes mais aussi horreur des complications. Ce qui n'empêcha pas un client à qui on avait refusé du pain sans timbre de lui envoyer une lettre fielleuse, finement signée "Jensailon". Le scripteur y prétendait que nos parents réservaient des marchandises de contrebande à certains privilégiés.
Le café figurait parmi les denrées rares. Il se vendit grain par grain. Aussi on buvait du malt la plupart du temps. De petits malins vendaient des pois cassés censés être du café vert, d’autres ; des noix de muscade en bois, d’autres encore ; du tabac sortant de la citerne et mêlé à des feuilles de topinambour hachées. Topinambours que l’on disputait maintenant, comme les rutabagas, au bétail.
Si notre famille ne fit pas bombance, elle n’eut pas à se priver sérieusement, grâce à Sylvain et à ses contacts via la Résistance avec les fermiers d'Eghezée mais aussi au courage de Maman qui, malgré une santé chancelante, se rendait chaque semaine en train chez Sylvain et Marguerite et en revenait avec des valises lourdement chargées. Intrépide et acharnée, sans craindre les contrôles toujours possibles parce qu'il le fallait bien. Que de prouesses pour remplir les ventres creux !
Aujourd'hui que la pauvre Odette a disparu, après avoir végété, petite ombre, dans un mouroir, je rends hommage à son courage. Combien de fois, elle et son mari, ont-ils pédalé de Bruxelles à Eghezée, pour rentrer chez eux, traînant pommes de terre, lard, beurre ou viande que Sylvain amarrait sur leurs vélos ! De temps en temps un petit détail drôle (surtout rétrospectivement!) émaillait leurs périples. Comme le jour où le mari d'Odette est arrivé à bon port absolument crevé car le grand Capelle avait ficelé le frein en même temps que les balluchons. J'imagine que le couple préférait se crever à vélo que de prendre le train, pour éviter les contrôles.
Le « Secours d’Hiver » servait de la soupe aux plus démunis. Un rapide coup d’œil sur Google m’a permis de voir la photo d’un groupe de femmes s’apprêtant à distribuer de la soupe aux enfants, à l’école des Sœurs Franciscaines à Hautrage. Ces actions caritatives servaient surtout de propagande aux Occupants car elles étaient souvent filmées et projetées dans les « Actualités », dans les salles de cinéma. J’ai constaté également que le « Secours d’Hiver » existait déjà lors de le Grande Guerre.
A la demande du curé, mes parents accueillaient à table une fois par semaine, lors du repas de midi, un enfant du catéchisme dont la famille n’était pas assez riche pour arrondir son ordinaire grâce au marché noir. A mon grand dépit c’était souvent les plus disgraciés d’entre eux qui me faisaient face.
Certaines personnes se débrouillaient beaucoup mieux que d’autres dans la course à la nourriture. C’était le cas des cheminots qui soumettaient les trains de marchandises transitant vers l’Allemagne à un pillage en règle. Quand une cargaison intéressante était repérée, un homme d’équipe, armé d’un marteau, prétendait que les coussinets d’un wagon manquaient d’huile. Le personnel allemand n’y voyait que du feu. Alors on détachait le wagon du convoi pour le graisser et lorsqu’il réintégrait le train, il était vide.
Tout faisait farine au moulin de cette résistance nourricière : le blé, le vin, le porto, un mouton parfois. On perçait les wagons-citernes à la foreuse et on buvait du vin à pleins seaux à la forge. Très mauvaise occurrence pour le papa de Jean qui ne picolait que trop volontiers. Plus d’une fois ses copains l’ont ramené ivre mort sur la machine des manœuvres et l’ont déversé au bout de son jardin qui jouxtait la ligne Erquelinnes-Binche, aujourd'hui défunte depuis bien longtemps déjà. Puis ils repartaient aussi discrètement qu’ils étaient venus, ce qui leur évitait d’affronter une épouse en colère.
Le charbon était lancé le long des voies du haut des tenders et le grain pissait blond par les portes entrouvertes des wagons. Ca faisait l’affaire de glaneurs avertis qui s’empressaient d’emplir leurs sacs. On s’acoquinait pour dérober à plusieurs des lingots de métal qui se revendaient très cher. Ce petit jeu pouvait tourner très mal si on se faisait pincer par une sentinelle allemande. C’est arrivé à plusieurs cheminots qui ont été déportés. L’un d’eux n’est pas revenu, sans que sa famille ne sût jamais ce qui lui était arrivé. Sa fille unique scandalisait les bonnes gens car elle s'était fiancée à un jeune homme que les patriotes évitaient comme un pestiféré parce qu'il était interprète chez les Allemands.
Certaines familles se régalaient de pain blanc et de tartes. La famille Dumont en savait un bout sur la soudaine prospérité de certains. Le four de la boulangerie a cuit des quantités de pain et de tartes pétris par leurs épouses. Il y avait un défilé de "cuiseuses" à l’atelier. Nous savions donc qui s’empiffrait dans le quartier, qui aussi faisait son beurre en vendant du pain blanc par paniers entiers... et ce n’était pas un cheminot.
La solidarité familiale s’était raffermie. L’oncle Georges, en sa qualité d'agent en douanes, avait sa part du gâteau de la gare et il en faisait parfois profiter nos parents qui, de leur côté, lui rendaient la politesse, dans la mesure de leurs moyens. Un certain jour de l’an, nous avons dégusté du porto chez oncle Georges et tante Georgette. Le mari d’Yvonne dont le père occupait un poste important aux chemins de fer, le goûta en connaisseur et déclara finement qu’il reconnaissait le porto de la gare, ce qui lui valut à sa grande surprise un coup de pied discret de son épouse. Ce même jour de l’an, Maman avait offert à tante Georgette un kilo de sucre en morceaux.
J’ai été réveillée récemment par le bruit d’un avion passant très haut, très loin dans la nuit. Ce faible ronronnement m’a transportée à l’époque des raids de la RAF contre les villes allemandes. Le bruit menaçant des escadrilles me remplissait alors d’une allégresse doublée de peur. La force immanente des bons partant châtier les méchants brodait tout là-haut dans un ciel que j’imaginais toujours piqué d’étoiles, même si le temps était couvert, l’anathème contre l’Allemagne. Je me faisais toute petite dans mon lit, comme si l’aile de la vengeance avait pu me frôler, moi qui écoutais pourtant tous les soirs Ici Londres, les Français parlent aux Français et fredonnais Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. Je nous revois tous groupés autour de la TSF, la tête penchée, recueillant à travers le brouillage les paroles de révolte patriotique et l’amstramgam des messages personnels qui devaient un jour s’ouvrir sur la Libération. Nous avions soin d’écouter la radio dans une chambre située au-dessus de l’atelier et éloignée de la rue, baptisée pour cette raison « La chambre du bout ». Elle servait de salle de jeux aux enfants et Papa venait de temps à autre y tenir sa compatibilité dans de grands registres en carton. Nous imaginions que nous y étions moins susceptibles d’être repérés pendant cette opération « verboten » qu’à front de rue.
J’avais encore à cette époque une vision manichéenne du monde. J’étais nourrie de Marseillaise, de Chant du Départ et des Partisans. Sans doute aussi de ces monuments grandiloquents célébrant la Révolution de 1789, tel celui de Maubeuge, dédié à la bataille de Wattignies-la-Victoire, au cours de laquelle les Maubeugeois défirent les Autrichiens. Il y a dans ce groupe un mouvement, un envol dignes de la Marseillaise de Rude. Au dos de cette allégresse des adultes gît un jeune tambour agonisant. C’est ce qui m’impressionne le plus aujourd’hui : un enfant soldat terrassé par la guerre.
Bien sûr, lors des raids sur l'Allemagne, je n’imaginais pas les maisons éventrées, les mourants sous les décombres, les débris humains, les briques éclaboussées de sang, ni les gens transformés en torches vivantes par les bombes au phosphore et qui se sont noyés en se jetant dans les cours d'eau. Je n’imaginais pas non plus que les justiciers pouvaient être foudroyés et réduits à néant, du haut de leur ciel de gloire.
Quoi qu’il en soit, le bruit des avions alliés passant au dessus de nos têtes générait, mêlée à la joie, une certaine appréhension. Nous craignions d’avoir une part de leur terrible cargaison et les hurlements des sirènes n’y étaient pas pour rien. Il nous est donc souvent arrivé de gagner la nuit la cave voûtée qui se trouvait sous la boulangerie et servait d’abri. Elle avait été aménagée dans ce but dès 1940. Un vaste canapé, des sièges d’autos et quelques lits de camp permettaient d’attendre confortablement la fin de l’alerte. Dans un coin se trouvaient la lampe à carbure qui nous dépannerait en cas de rupture de courant et les outils : pioches et pelles, potentiellement destinés à nous sortir de notre prison si nous étions ensevelis, au cas où la maison nous dégringolerait sur la tête.
Si des abris contre les bombardements avaient été aménagés dans les villes, au village chacun essayait de se protéger de la manière qu’il estimait la plus sûre. Chez les parents de Jean, le père avait creusé un abri dans le jardin, sous le poulailler. Il l’avait étançonné avec des billes de chemin de fer et recouvert d’une couche de terre. Les poules avaient été mangées depuis bien longtemps mais il subsistait un clapier avec des lapins.
Chez nous, Papa ne daignait pas mettre les pieds à la cave, en cas d’alerte et Maman n’y descendait pas toujours mais Madame Camille, une voisine que nos parents hébergeaient, nous réveillait Lison et moi, au moindre bruit de moteur et nous nous rendions à la cave dans son sillage, non sans une certaine lassitude.
La seule fois où j’ai connu une vraie peur panique, c’est vers la fin de la guerre lorsque l’Allemagne a lancé ses premières bombes volantes, baptisées V1 qui devaient normalement frapper l’Angleterre. L’un de ces engins sans pilote s’est écrasé une nuit à Montignies Saint Christophe, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de chez nous. Le bruit d’enfer que faisait son moteur à bout de course m’a jetée littéralement dans la cage d’escalier, fuyant la catastrophe imminente qui me visait particulièrement, j’en étais persuadée. Je n’avais jamais entendu un bruit aussi terrifiant.
Quelle joie le 6 juin 1944 ! Les Alliés avaient débarqué ! Les Allemands allaient quitter la place. Trois mois plus tard, nous avons vu, l’œil narquois, les vaincus refluer. A ce moment-là j’ai eu la prescience que la guerre est le mal absolu. Et la pitié, oui, la pitié, s’est insinuée dans mon cœur. J’ai commencé à me demander en voyant ces hommes passer la tête basse, combien avaient voulu cette guerre, combien s’étaient perdus dans les mirages nazis, combien étaient des salauds...
La vraie pornographie, c'est la guerre, nous a dit un jour Ruvanti, artiste qui n'a peur ni des mots ni des images atroces. Je lui donne entièrement raison. Quoi de plus révoltant, d'abject et d'obscène que la guerre ? Les belligérants rivalisent de cynisme dans leurs jeux d'échecs pour fouler aux pieds le respect de la vie humaine, tout en tenant des discours moralisateurs. Tout est permis : tapis de bombes, armes chimiques et bactériologiques, tortures, humiliations, tactique de la terre brûlée, travaux forcés, malnutrition, génocides. Et lorsqu'un camp a mis l'autre à genoux, les vainqueurs se paient le luxe de faire des procès aux criminels de guerre, comme s'ils n'avaient quant à eux pas la moindre goutte de sang sur les mains.
Au procès de Nuremberg, parmi les juges des nazis, figuraient en bonne place les représentants de ceux qui venaient de jeter deux bombes atomiques sur le Japon et n'hésiteraient pas à précipiter quelques années plus tard des bombes au napalm et des défoliants sur le Vietnam. Et ces juges, pour complaire aux Soviétiques, n’ont-ils pas fait endosser aux nazis, le massacre de plus de dix mille officiers polonais à Katyn, massacre qui avait eu lieu, en réalité, sur les ordres de Staline ?
Chaque fois que nous regardons Les Mercredis de l'Histoire sur Arte, nous sommes écœurés, Jean et moi. Nous venons de voir une émission sur le Japon de 1931 à 1945, soit 14 ans de guerre ininterrompue. C'est toujours le même scénario : des bombes, des exécutions, des boucheries comme à Nankin, des déportations, des vies brisées, du sang, de la sueur, la peur et la faim.
Quant à la signature de la reddition du Japon en août 1945, c'est une mascarade. On voit Mac Arthur plastronnant et déconnant, tout gonflé de sa prétendue supériorité, dans le décor menaçant d'un navire de guerre US, festonné de haut en bas de milliers d'uniformes immaculés.
La délégation japonaise a l'air de sortir d'un album de Tintin ! Les civils sont en haut de forme et queue de pie. Les militaires, emberlificotés dans leurs uniformes surchargés, font triste mine devant la prosaïque élégance américaine.
N'empêche que Mac Arthur a perdu la face, malgré les cinq stylos qu’il exhibait, lorsque le délégué du Canada a, par étourderie, signé dans une case qui ne lui était pas réservée, si bien que toutes les signatures suivantes se sont trouvées décalées. Humblement mais fermement les Japonais ont exigé d'un chef d'état-major qu'il rectifie les erreurs et applique son paraphe à chaque correction. Si bien que ce document avait l'air d'avoir été salopé par une brochette de cancres. Pendant ce temps, Mac Arthur, ayant rangé ses cinq stylos, buvait un coup dans sa cabine avec quelques gradés de haut vol, histoire de se laver les mains de cette fausse note.
Mais c’est aussi pendant la guerre que l’homme ordinaire arrive à se dépasser. Papa n’était pas un héros. Dans la vie quotidienne il avait peur de beaucoup de choses : que les enfants tombent, se blessent, fassent une chute sur le verglas, se brûlent avec la graisse à frites ou la confiture bouillante. Pourtant, à la demande de Sylvain, il accepta d'accueillir en 1943 un jeune juif. Je revois encore ce garçon d’une quinzaine d’années, en tablier blanc et toque de mitron. Le soir, il jouait aux dames avec Lison. Il a craint d’être dénoncé par l’une ou l’autre des "cuiseuses" qui défilaient dans l’atelier. On lui a trouvé un autre asile et Lison l’a accompagné jusqu’au tram qui reliait Merbes-le-Château à Binche, où se trouvait, j'imagine, son nouveau point de chute. Il n'est jamais venu à l'esprit de nos parents de revendiquer cette action. Marguerite a eu des nouvelles de ce garçon après la guerre, à laquelle il a survécu, pour mourir dans la trentaine d’un cancer de la gorge.
Bien entendu, à cette époque on n'imaginait pas le sort des juifs déportés. On savait qu'ils étaient la bête noire des Allemands et qu'ils ne partaient pas en villégiature mais leur sort était enveloppé de brouillard. Je n'ai pas souvenance que dans mon village quelqu'un fut contraint de porter l'étoile jaune mais je me revois dans un tram au cours d'un voyage à Bruxelles. Sur la plate-forme se tenait un homme d'âge moyen, vêtu d'une gabardine sur laquelle l'étoile s'étalait comme un crachat. Il était impassible et comme absent. Le bord d'un petit chapeau noir ombrageait son visage. J'étais sidérée de voir un être humain marqué au fer rouge par sa différence et transportant partout ses chaînes et son pilori. J'avais douze ans peut-être mais j'eus le sentiment d'une iniquité et d'une bizarrerie à la fois. Je ne pouvais m'arracher à la contemplation de cet homme et de son étoile.
Jean, pour sa part, avait aux Aumôniers du Travail quelques condisciples qui portaient la fameuse étoile et qui un jour disparurent. Il se souvient aussi de la boutique d’un cordonnier, devant laquelle il passait chaque jour et dont les volets tout à coup avaient été descendus.
Sylvain, le mari de Marguerite, était le fils d’un petit paysan de Sorines. A seize ans, pendant la Grande Guerre, il avait assisté au sac de Dinant par les Allemands, après la résistance opiniâtre de l’armée française retranchée dans la Citadelle. Il avait vu fusiller ses compatriotes, entassés ensuite dans des fosses communes. Lorsqu’on les avait exhumés pour leur donner une sépulture décente, disait-il, certains n’avaient plus d’ongles car ils avaient été enterrés vivants. Légende ou réalité, bien difficile à trancher...
Sylvain fut déporté en Allemagne où il connut la faim et les sévices... Ce qu’il a fait payer cher aux civils lorsqu’il fit partie des armées d’occupation quelques années plus tard. Rentré en Belgique, il s’engagea à la gendarmerie. Son frère Georges était facteur. Les deux fils Capelle échappaient ainsi au dur travail de la terre dans lequel leurs parents s’étaient usés. Leur pain était cuit et la retraite assurée!
En 1940 Sylvain se tourna tout naturellement vers la Résistance. De qui avait-on peur ? Du gendarme ou du résistant ? En tout cas il put se ravitailler à bon compte auprès des paysans d’Eghezée et toute la famille profita de l’aubaine.
Sylvain milita bientôt dans un réseau de sauvegarde des juifs, avec un couple de résistants bruxellois venus se réfugier à Eghezée, avec deux enfants en bas âge. René et Juliette mettaient toute leur énergie à se protéger et à protéger leurs coreligionnaires du rouleau compresseur nazi. Main dans la main avec eux, Sylvain et Marguerite hébergèrent plusieurs juifs, dont le petit Albert, un enfant d’environ deux ans, à moitié mort de faim à son arrivée chez eux. Il avait été accueilli d’abord par une institution catholique et avait débarqué couvert de poux. Ces bestioles proliférèrent sur les têtes de toute la famille et on eut bien du mal à s’en débarrasser car nos armes pour lutter contre elles se bornaient au peigne fin et aux frictions de pétrole. Si je me souviens parfaitement du petit Albert, je n'ai pas rencontré la jeune femme et son enfant que Marguerite et Sylvain hébergèrent un peu plus tard. Ils avaient même pour cette raison déménagé à Boneffe, petit village plus discret que la caserne d'Eghezée.
La protection des juifs valut à Marguerite de recevoir en 1979, des mains de l’ambassadeur d’Israël, la médaille des Justes, pour elle-même et, pour Sylvain, à titre posthume. Un arbre, quelque part en Israël, porte leur nom et c’est plus précieux qu’une médaille. Marguerite ne s'est jamais prévalu de sa conduite héroïque, pas plus qu'elle n'évoquait avoir éprouvé une peur quelconque. Lorsque son esprit a commencé à s’en aller, elle s’est crue par moments prisonnière des Allemands dont elle demandait parfois s’ils avaient à nouveau commis des atrocités.
L’oncle Guillaume, frère cadet de Maman, avait connu les tranchées de l’Yser en 1914. Il avait aussi les Allemands en sainte horreur. Je crois qu’il se trompait d’ennemi. C’était la guerre qui avait bouleversé sa vie de tout jeune engagé. Son discours pourtant était lucide lorsqu'il contait, amer, les combats au corps à corps. Avoir un homme en face de soi et le pourfendre de sa baïonnette si on tenait à sa peau… Il décrivait comment extraire la lame, en tirant fort, le pied en appui sur le corps du supplicié. On faisait de nous des assassins, constatait-il. Il évoquait le cocktail de mauvais alcool et de peur au ventre qui déshumanisait ces jeunes hommes avant l'assaut. Il égrenait le lot quotidien des soldats vivant les pieds dans la boue, rongés par la vermine, en compagnie de rats si entreprenants qu’on suspendait le pain hors de leur portée. Il fallait aussi survivre à l’horreur de voir la tête du copain emportée par un obus, entendre les agonisants appeler leur mère, avant de pousser ce dernier soupir qu’à la fin on guettait avec impatience.
S’il régnait en général une grande solidarité entre les sans grades, il se trouvait des salauds d’officiers qui prétendaient, entre autres vacheries, faire enterrer leurs excréments par leurs hommes. Aussi quand on montait à l'assaut, il y avait parfois une balle qui se perdait avec volupté dans le dos d’un supérieur.
Avec ce passé-là l’oncle Guillaume n’allait pas rester les pieds dans ses pantoufles en 1940. Il fit partie d’un réseau qui cachait les aviateurs alliés abattus. Plusieurs d’entre eux vécurent dans le grenier de sa petite maison de la rue de la Vérité à Anderlecht et aucun des trois enfants de la famille n’en souffla jamais mot à quiconque. Après la guerre, l’oncle Guillaume, put accrocher à son mur, à côté de son portrait de poilu de 14-18, tout bardé de décorations, le diplôme d’honneur, signé par Eisenhower qui le remerciait de ses actions de sauvegarde des Américains dont l’avion s’était abattu en terre occupée.
La guerre fut donc pour les plus courageux et les plus humains l’opportunité de pratiquer la solidarité. C’est ce qui se passa tout naturellement chez nous lorsque, Monsieur Camille, l’un de nos voisins, fut arrêté par la Gestapo. On avait trouvé chez lui des tracts de la Résistance, suite, semble-t-il, à une dénonciation. Il n’hésita pas à nommer le coupable à ses intimes, à son retour du camp de Breendonck où sa chair de bon vivant avait fondu de quarante kilos.
Madame Camille, petite femme timorée, se trouva toute perdue après l’arrestation de son mari. Elle habitait quasi porte à porte avec nous et les parents lui offrirent l’hospitalité, pour lui éviter de mourir de peur la nuit. Elle passait aussi de longues heures chez nous pendant la journée car elle était vraiment à la dérive. Son mari avait d’abord séjourné quelque temps à la prison de Charleroi et elle avait été autorisée à lui porter des colis. Nous l’avons accompagnée dans l’un de ces voyages, Yvonne, Lison et moi. A Lobbes, le pont sur la Sambre avait sauté. Il fallait descendre du train et traverser une passerelle pour gagner un convoi stationné un peu plus loin. Notre voisine était tétanisée et il a fallu la soutenir, la pousser, l’encourager pour qu’elle consente à parcourir ces quelques mètres au-dessus de l’eau qu’on voyait miroiter entre les planches.
Quand la libération fut proche, les avions alliés ont bombardé abondamment certains lieux stratégiques dans tout le pays. Ce fut le cas entre autres dans la région de Charleroi et à La Louvière, localités proches de chez nous. Comme il leur arrivait de rater leurs cibles, ces raids ont fait plusieurs milliers de victimes civiles et causé bien des destructions. Les alliés auraient pu, pensions-nous, s’intéresser à la gare de triage d’Erquelinnes. Certaines familles avaient donc loué une résidence secondaire dans les villages environnants qui se trouvent à l’écart du chemin de fer, comme Merbes-le-Château ou Hantes-Wihéries. A cette époque, grâce à Louise qui était institutrice à l’école communale, mes sœurs et moi avons été hébergées la nuit par le directeur de l'école communale des garçons qui habitait Hantes-Wihéries.
C’était l’été et tous les soirs nous pédalions gaiement sur les petites routes serpentant entre les champs. Nous respirions avec délices les fragrances de fleurs et de foin tandis que le soleil dorait le paysage ou se noyait déjà dans une mare couleur groseille. Un soir où nous mourions de soif après notre balade, nous avons demandé de l’eau à notre hôte, vieux célibataire tout aussi timide que nous. Il a cru à un besoin d’ablutions et nous a apporté un grand pot d’eau chaude, additionnée au dernier instant de la goutte qui lui tremblotait au bout du nez. Nous n’avons rien osé dire mais la porte refermée, nous avons bien ri.
En juillet 1944, Jean, âgé alors de dix-neuf ans, a été convoqué à la Wehrbestelt. Il venait de décrocher son diplôme de mécanicien de précision aux Aumôniers du Travail. Le directeur avait écrit une lettre à l’intention des autorités, dans laquelle il conseillait une année de spécialisation. Peine perdue ! Le bouledogue qui recevait Jean s’en fichait comme d’une guigne. L'Allemagne avait besoin de travailleurs.
Jean devait revenir l’après-midi pour régler d’autres formalités. Il s’en est bien gardé et a tenté de rentrer chez lui à la sauvette, sans se soucier des papiers restés sur le bureau du recruteur. Arrivé à la gare de Charleroi, il s’est fait contrôler par trois hommes qui parlaient wallon. Il a passé la nuit dans une cellule de la prison, avec sept ou huit compagnons. Le lendemain matin, on a enchaîné deux à deux une douzaine de jeunes gens, ce qui faisait d’eux selon le regard, des coupables, des victimes ou des héros. Ils ont traversé Charleroi à pied, entre des soldats en armes, soumis aux regards curieux ou apitoyés des passants, pour se rendre à la caserne Trésignies. Là ils étaient une soixantaine de réfractaires dans une grande salle, équipée de bas flancs superposés et de paillasses en crin. Pour les besoins naturels, il y avait une barrique dans un coin, qu’il fallait vider chaque matin.
Cela a duré une quinzaine pour Jean. Tous les jours un "noir" (couleur de l’uniforme des Waffen SS) venait exhorter les prisonniers à s’engager comme lui aux côtés de la glorieuse armée du Reich. Il égrenait toutes sortes de profits liés à la croisade contre les bolcheviks : d’abord un congé de quelques semaines, un bon salaire, des privilèges pour les épouses ou les parents.
- Venez avec nous ! Si vous ne le faites pas, dites-vous qu’en cet instant vous mangez votre pain blanc. Gare au pain noir qui va suivre.
Personne ne bronchait... sauf un mineur qui a fini par signer. Après cela il pleurait. Tout le monde lui a tourné le dos. Pauvre homme ! Qu’est devenu ce collabo de la dernière heure? A-t-il survécu à « l’épuration » qui dévora tant de lampistes?
Les parents de Jean ne le voyant pas rentrer, avaient contacté sa meilleure amie qui parlait allemand. Ils s'étaient rendus avec elle à Charleroi. Devant la caserne Trésignies se pressaient des familles qui essayaient de communiquer avec les détenus dont les silhouettes parfois se profilaient derrière les fenêtres. La jeune fille s’est adressée à un officier qui passait. Elle lui a parlé de Jean. L’Allemand a promis de s’informer et de faire ce qui était en son pouvoir. Pas grand-chose probablement mais tout s’est bien terminé pour Jean. Avant de l’élargir, on lui a remis des papiers fixant son départ pour le travail obligatoire en Allemagne à la fin de l’année. Entre-temps, en septembre, le pays avait été libéré.
Le cousin de Jean, le fils de sa tante Placidie, n'a pas eu cette chance. Il a été déporté en Allemagne, suite à une rafle dans une usine du nord de la France. Ses parents ne l'ont jamais revu. Jusqu'à leur propre fin ils ont pu se demander : est-il mort, disparu ou bien encore vivant ? J'emprunte au "Barbara" de Jacques Prévert ces mots tellement poignants. Le pauvre garçon n'est que l'un des innombrables déportés du travail dont on ignore s'ils ont péri de faim, de sévices ou sous les bombardements, à moins qu'ils n'aient été embarqués par l'armée rouge, pour reconstruire l'Union Soviétique ou alimenter les camps de travail de Sibérie. Quelques années après la guerre, la tante Placidie encaissa le choc de lire le nom de son fils sur le monument aux morts et aux disparus de sa petite ville.
Les réfractaires au travail obligatoire en Allemagne ont parfois rejoint les rangs de la résistance. D’autres ont trouvé des combines : par exemple un engagement par les chemins de fer belges, comme pour notre ami Guy Donnée. D’autres se sont cachés dans des fermes éloignées. Le mari d’Odette, après avoir travaillé dans une petite fabrique, est venu jouer boulanger chez ses beaux-parents.
A la libération il se passa des choses pas très jolies, comme les sévices à l’égard des filles qui avaient fraternisé avec les Allemands. A Erquelinnes la cérémonie du rasage des crânes eut lieu devant la maison communale. Yvonne, Lison et moi, voulions assister au spectacle. Papa s’est interposé, d’un air très malheureux : N’y allez pas, mes enfants, c’est très vilain, tout ça.
Nous ne l’avons pas écouté, naturellement. Nous voulions participer à cette ivresse collective. Au fond, je ne regrette pas avoir vécu cette mascarade où la lâcheté et la vilenie s’en donnaient à cœur joie. Certaines des filles agressées étaient des professionnelles. L’une d’elles, d’origine allemande, eut le front d’injurier la foule qui la conspuait. Il y avait des absentes parmi ces victimes : quelques bourgeoises assez malignes pour prendre le large au bon moment, celles auxquelles on n’osait pas s’attaquer ou qui étaient passées si vite des bras des Allemands à ceux des Américains qu’on n’y avait vu que du feu. Simultanément dans certaines villes des "patriotes" ont fait courir des femmes nues et la tête rasée devant les chars des vainqueurs. Drôles de réjouissances dont se vantèrent ensuite ces justiciers ! Vengeance de machos jaloux car l'affront de la nudité n'a été imposé qu'aux femmes.
Nous avons revu à la télévision, à la mi-2004, Femme entre chien et loup d'André Delvaux. C'est l'œuvre que je préfère de ce cinéaste dont plusieurs films m'ont plutôt agacée. Il y aborde avec courage plus d'un problème délicat, entre autres celui d'une certaine collaboration flamande. Il n'est pas plus tendre avec la résistance lorsqu'il évoque la libération d'Anvers, époque où son héroïne commence à prendre ses distances avec le résistant qu'elle a hébergé.
Si l’amie de Jean ne fut pas tondue, elle fut cependant incarcérée un moment jusqu’à ce que son procès se termine par un non-lieu et l’assignation à résidence forcée à Bruxelles. Jean a pris chaleureusement sa défense devant mes sœurs et moi mais on ne l’a guère écouté car ni elle ni sa famille n’étaient en odeur de sainteté. Elle était belle et hautaine, son père était un mandarin friqué, ça suffisait à créer l’antipathie. Et nous ne retenions de son intervention en faveur de Jean que la preuve de sa connivence avec l’Ennemi.
Fille unique et adulée d’un couple âgé, elle avait été fiancée à un officier allemand qui logeait chez eux et qui disparut sur le front de l’Est en 1943. Jean n’a connu que sa photo trônant sur le piano. Dès l’abord la musique avait rapproché la famille et ce garçon bien éduqué. Le maître de maison jouait du violoncelle et faisait de la musique de chambre avec ses voisins. Sa fille pratiquait le Bel Canto. Elle était cultivée, polyglotte et étudiait le chant au conservatoire de Charleroi.
Jean et elle s’étaient rencontrés dans le train qui les emmenait chaque jour à Charleroi. Ils avaient sympathisé, à l’époque où Jean apprenait un métier manuel mais rêvait de s’inscrire à l’académie des Beaux-arts de Bruxelles. Elle l’avait présenté à son père qui, entre autres choses, avait été élève de Paulus. Quand il avait appris les projets de l’ami de sa fille, le vieux monsieur lui avait donné ses premières leçons de fusain et parlé de Molière et de Racine. Jean affirme qu’il n’a jamais été question d’amour entre lui et cette copine trop maniérée à son goût. Je suis persuadée que c’est vrai. C’est du père qu’il était épris et de sa culture qui lui ouvrait tout à coup une fenêtre sur un azur inconnu.
Si la belle eut des ennuis au moment de la libération, c’est surtout pour avoir repoussé les approches d’un prétendant lié à la résistance qui ne lui avait pas pardonné sa rebuffade. Peu de temps après l’entrée des troupes américaines dans la région, on vint sonner à leur porte. Jean était venu en visite et c’est lui qui alla ouvrir. Devant lui se dressait, l’arme à la bretelle, une délégation locale du Front de l’Indépendance, au milieu de laquelle brillaient quelques individus de bas étage. La famille, décrétée incivique, fut contrainte d’écouter la lecture d’une déclaration solennelle qui la flétrissait. Les visiteurs lui intimaient l’ordre de descendre ses volets. Ils lui interdisaient d’arborer le drapeau belge et ceux des alliés et de participer aux réjouissances publiques. Après quoi, l’avis infamant fut placardé sur la porte. Quelques semaines plus tard la jeune fille était incarcérée.
Le chef de famille était dépassé. Il n’avait causé aucun tort à ses compatriotes et ne s’estimait pas criminel d'avoir joué de l’archet avec un Occupant ni de s'être abstenu de combattre l’attirance que sa fille éprouvait pour lui. Il ne vit sans doute dans l’ostracisme qui les frappait qu’un effet de la haine ordinaire, à laquelle sa position d’homme fortuné le vouait.
Il avait déjà pu à plusieurs reprises en mesurer les effets. Lorsqu’il était rentré d’évacuation, il avait trouvé sa villa saccagée, les bouteilles de vin brisées et piétinées dans la cave, les ruches éventrées, le matériel de tir à l’arc rompu. Ce n’était pas du pillage mais une expédition punitive contre un homme dont la famille s’était enrichie en louant une flopée de maisons modestes. S’il avait poussé son analyse plus loin, il aurait compris qu’il convenait d’éloigner sa fille pendant un moment. Occupé à remâcher son amertume en philosophant, il n’eut pas ce réflexe qui aurait évité à son enfant la détention pendant quelques semaines, comme de subir les quolibets et les avances de gardiens qui auraient volontiers adouci son sort si elle s’était montrée plus complaisante avec eux.
Pendant ce temps-là les G.I. remportaient un succès foudroyant. Dès leur arrivée les drapeaux alliés, taillés dans des draps de lit, avaient fleuri aux balcons et aux fenêtres. Les filles les plus douées pour la couture se promenaient dans des robes rayées et étoilées. Tout le sexe faible, dès l’âge de quinze ans, sautait au cou de ces grands garçons dégingandés, y compris des noirs, qu’on appelait encore innocemment des nègres et non des blacks, comme aujourd’hui. Sylvain patrouillait en jeep avec la Military Police, avec Blacky, précisément, comme acolyte, auquel Marguerite faisait grand accueil. Elle l'invitait à sa table et il avait un faible pour les gaufres épaisses qu’elle cuisait dans un moule en fonte, graissé avec un morceau de lard.
Nous raffolions du chocolat américain et des œufs en poudre dont on fit de grandes platées avant de s’en dégoûter définitivement. Les filles respiraient avec délices l’odeur de pain d’épices du tabac blond et ne semblaient pas rebutées par les mâchoires éternellement ruminantes des libérateurs. Même la sage Lison s’était dégoté un rouquin nommé Smoky. L’idylle se solda par deux tickets déchirés lorsqu’il l’invita au cinéma et la vit arriver flanquée de sa petite sœur. Les jeunes gens du cru faisaient tapisserie dans les bals. Il n’y en avait plus que pour les uniformes. Le jazz, bien avant Nougaro, avait relégué la java. On voyait les boys, débraillés et souvent imbibés de bourbon, débarquer au volant de dix tonnes qu’ils rangeaient sans complexe sur les trottoirs.
La discipline allemande n’était plus qu’un souvenir. Les soldats américains vendaient de tout, jusqu’à leurs camions parfois. Leurs manières étaient plutôt cavalières, celles de gamins malappris. L’un d’eux menaça de décharger son arme dans les miroirs de la boutique parce que Maman refusait de lui vendre du pain sans timbre. Cette désinvolture de grandes vacances, venant après l'enfer du débarquement, devait sombrer bien tristement, lors de l'offensive menée dans les Ardennes par l'armée allemande à la Noël 1944. L’amour de la vie déchaînait les G.I. dans cet entracte que fut la grande kermesse de la libération, à un moment où les naïfs pensaient que l’armée allemande avait dit son dernier mot. Curieusement, j’ai l’impression que dans le Hainaut la population n’a pas eu clairement conscience de la tragédie vécue par les Ardennais fin 1944. Les témoignages qu’on en a maintenant en paraissent d’autant plus tragiques.
Notre voisine Augusta, au cours de ce bel été, s’était dégoté un vrai cow-boy, qui conduisait sa jeep en jouant de l’harmonica tandis qu’elle trônait à ses côtés. Une partie du voisinage dont nous étions parfois, Lison et moi, s’entassait à l’arrière du véhicule et nous allions baguenauder tous ensemble à la campagne. Une dame respectable, dotée d’une fille à marier, était des nôtres et fredonnait avec abandon un air à la mode
Augusta épousa vraiment son Américain et partit vivre avec lui dans un ranch... du moins je l’espère. On ne sait jamais quel homme cache un uniforme. Ce n’est pas mon amie allemande qui me démentira. Toute jeune elle s’amouracha, d’un soldat belge des troupes d’occupation qui ressemblait à Errol Flyn d'après elle. C’était un ouvrier de la région de Charleroi qui se prétendait ingénieur. Les premiers mots de français, autres que Boche, que la pauvre entendit de la bouche de sa belle-mère furent : sale pouffiasse. Ils habitaient - cela ne s’invente pas - Couillet-Queue. Le soir des noces, le mari était ivre et traîna sa femme dans l’escalier par les cheveux …
On l'aura compris, le cercle de famille pouvait aborder la libération le front haut. Il n'y eut jamais chez nous ombre de sympathie pour l'Occupant. Maman avait pu se délecter des confidences que lui faisait l'oncle Guillaume, à propos des projets de débarquement des Alliés mais elle les gardait prudemment pour elle.
Les circonstances contraignirent pourtant nos parents à mettre un jour de l'eau dans leur vin. Une de nos parentes fraternisait avec un Allemand des chemins de fer, bon vieux papa déjà un peu dégarni, ce qui permettait sans doute à la fine mouche de faire de la contrebande. Un jour elle débarqua en fanfare chez nous, flanquée de son Allemand. Que faire ? On les invita à partager notre repas. L'uniforme bleu marine et le front chauve de l'intrus aimantait les regards et on ne mangea guère de bon appétit. L'Allemand souriait, avalait de bon cœur les quolibets et les familiarités que lui prodiguait la luronne qui, à peine le repas terminé, courut l'exhiber chez l'oncle Georges.
Si nous étions pour les Alliés, nous n'avions pas la vertu trop chatouilleuse. Je me souviens avoir rendu visite en 1945 avec Yvonne à l'une de nos connaissances qui se trouvait en résidence forcée à Charleroi parce que son mari avait porté l'uniforme des Waffen SS.
Jean, quant à lui, n'a pas abandonné son amie lorsqu'elle fut assignée à résidence forcée à Bruxelles. Il lui trouva une petite chambre dans la maison où il logeait lui-même. Elle ne pouvait théoriquement pas rentrer chez ses parents à Erquelinnes. La veille de Noël, il la persuada de tenter le voyage et il l'accompagna par le dernier train. Ils descendirent à Solre sur Sambre pour éviter qu'elle soit reconnue et firent tout un long chemin dans la neige, elle trébuchant sur ses hauts talons mais, aux environs de minuit, elle frappait à la porte de ses parents et tombait dans les bras de son père. Jean est ensuite rentré chez lui où un poêlon de tisane mijotait encore sur le coin du poêle dans lequel dormaient quelques braises.
Un constat me vient à l'esprit. Nos parents n'ont pas fait de marché noir pendant la guerre dont ils sont sortis appauvris car il leur a fallu abandonner leurs économies lorsque Gutt fit main basse sur les billets en circulation pour éponger les profits scandaleux du marché noir et lutter contre l'inflation. Ils auraient pu courir chez l'une ou l'autre asbl pour mettre leur argent en sécurité, contre bien sûr une plantureuse récompense. Ils ne l'ont pas fait. Dans leur vieillesse ils ont vécu des revenus de leurs trois maisons, mal louées et mal gérées et Papa se déclarait réduit à la portion congrue. Ce n'était pas tout à fait faux. Quand il fallait acheter du charbon pour l'hiver, Odette avançait de l'argent à nos parents, malgré toute la vie d'économies de notre petite fourmi de maman. Je déplore encore cet état de choses aujourd’hui.
En guise de postface
Il me vient à l’esprit d’ajouter quelques aspects que le mot « guerre » fait surgir dans mon esprit. Si j’ai vécu la guerre de 40 comme une enfant de neuf ans que j’étais à l’époque, j’ai eu le temps de digérer ou plutôt de remâcher ce que différents conflits ont infligé à mes proches, comme à tant d’autres familles dont beaucoup ont été éprouvées infiniment plus que la nôtre. Mais on ne sort jamais indemne d’un conflit.
Mon grand-père paternel est mort à l’âge de 87 ans en 1939. J’ignore quel impact a eu la guerre de 1870 entre la Prusse et la France sur les Belges. En revanche, en août 1914 mes grands-parents paternels ont évacué à Ault-Onival dans la Somme, au bord de la Manche. Ils étaient accompagnés de certains de leurs enfants, beaux-enfants et petits-enfants. Côté belles-filles il y avait tante Maria, épouse de leur fils Marcel et ma mère, épouse de leur fils Paul. Tante Maria était accompagnée de Marie-Louise, sa petite fille. Maman emportait dans ses bagages Marguerite qui avait eu deux ans en avril de cette année et Louise, âgée d’un an et un mois, faisant ses premiers pas. Maman était enceinte d’Odette qui devait naître en février 1915 sur leur lieu d’exil. Notre cousine Marie-Louise avait à peu près le même âge que Marguerite.
Peut-être y avait-il d’autres personnes de la famille avec eux mais je n’en suis pas sûre. L’oncle Marcel, tout comme mon père, avaient connu l’époque où les conscrits étaient tirés au sort, ce qui permettait aux familles aisées dont le fils tirait un mauvais numéro de l’échanger contre un « bon » que l’on achetait à une famille pauvre qui ne résistait pas à l’appât d’un peu d’argent. C’est ce qui fit mon grand-père pour ceux de ses fils qui avaient tiré un mauvais numéro. Il est donc plausible que l’oncle Marcel faisait partie de la smala. L’oncle Georges, le plus jeune des fils, n’avait pas eu cette chance car le service militaire obligatoire avait été instauré lorsqu’il eut l’âge de faire un soldat.
J’ignore où étaient Maria, la fille aînée, l’oncle Gaston ainsi que l’oncle Robert, le jumeau de papa. Tante Lucie, la plus jeune, avait suivi ses parents mais, à la suite de circonstances que j’ignore, elle s’est retrouvée institutrice dans une école parisienne où elle a fait la connaissance de l’oncle Paul, son futur époux. Il était veuf et avait deux ou peut-être trois garçons. L’histoire de la famille comporte ainsi quelques trous que je suis bien incapable de combler.
En 1913 Papa s’était installé comme boulanger à Erquelinnes, au 232, rue de la Station – devenue après la Grande Guerre rue Albert 1er. Il avait pétri ses premiers pains à Merbes le Château, village où Marguerite est née. En 1914 il n’avait pas voulu quitter sa boulangerie ni son cheval. Tout le monde était d’ailleurs persuadé que la guerre ne durerait pas mais on avait jugé bon de mettre les femmes et les enfants à l’abri.
Le couple de nos parents a donc été scindé pendant quatre ans du fait de la guerre. Lorsque Papa est venu à la rencontre de sa femme, après l’Armistice, Odette a piqué une crise de jalousie en voyant un inconnu câliner sa maman. Il pouvait bien la cajoler après lui avoir fait porter de plantureuses cornes. Je ne jette pas la pierre à mon père, jeune et « plein de feu » comme il disait. Ce n’était pas un moine et il n’avait prononcé aucun vœu de chasteté. Mais pour sa femme, le retour à la maison n’avait pas été simple car elle y avait trouvé, bien implantée, une servante qui tutoyait le patron et avec qui elle avait manifestement « mélangé ses sabots », comme il est dit si plaisamment dans un conte de Maupassant.
La servante qui ne se privait pas de chaparder fut mise à la porte par la patronne et le couple parental s’est ressoudé tant bien que mal, comme en témoigne la naissance d’Yvonne qui eut lieu en octobre 1919. L’entracte de la guerre a permis tout au moins à ma pauvre maman de limiter le nombre de ses enfants à six car les moyens contraceptifs qu’elle utilisait à l’époque (injections de formol) n’étaient pas toujours efficaces, c’est une évidence.
J’ignore tout de la manière dont notre père a vécu ces quatre ans de solitude toute relative. Je sais seulement qu’il attrapa comme beaucoup d’autres la fameuse « grippe espagnole » dont il eut la chance de réchapper. Mises à part les servantes complaisantes, il eut sans doute, en compagnie de quelques bons copains, l’une ou l’autre occasion de bamboche. Mais il paraît que le ravitaillement ne fut pas meilleur en 14-18 que lors de la guerre de 40-45.
Retour sur la guerre de 40-45 ou plutôt sur ses suites qui firent souffler un vent de panique sur la population. La guerre froide ranima bien des appréhensions et la guerre de Corée incita tout un chacun à faire des provisions de conserves, de café vert, de savon et de tous les produits alimentaires susceptibles de séjourner quelques années dans les placards sans se gâter.
Quant à la peur de la bombe atomique, elle suscita « l’appel de Stockholm », d’inspiration de gauche. Ses milliers de signataires espéraient aboutir par ce moyen à interdire l’usage d’une arme capable d’anéantir l’humanité entière. Aujourd’hui l’arsenal nucléaire est toujours bien là. La guerre aussi, même si l’Europe occidentale est jusqu’à présent épargnée par ce fléau.
MARCELLE DUMONT

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J'avais neuf ans en 1940 première partie

J’avais neuf ans en 1940
On a évoqué beaucoup ces derniers temps dans les médias la deuxième guerre mondiale et l'exode qu'elle déclencha dans les pays agressés par l'Allemagne. Cela fait jaillir une foule de souvenirs pour des millions de gens. Mon enfance – toujours bien vivante dans mon esprit – est donc objectivement finie puisque l'époque où je la vécus prend irrémédiablement la teinte mélancolique de la tranche d'histoire.
Le 10 mai 1940 j’avais neuf ans depuis quelques mois. La « drôle de guerre » - laps de temps qui s’écoula entre la mobilisation de 1939 et l’agression de la Belgique – venait de prendre fin, en dépit des "ceux qui veillent aux frontières", comme le proclamaient les cartes postales couleur sépia. Quarante ans plus tard, Léo Lackner, le cousin de Jean, persiflait encore à l’évocation de ce slogan. Il avait fait partie de "ceux qui veillent" à vingt ans à peine. Cela s'était soldé pour lui par quatre ans de captivité, au cours desquels il avait chopé la tuberculose. S'il évoquait en riant les frites cuites dans une huile indéterminée dont il s'était régalé lorsqu'il travaillait dans une ferme teutonne, il ne parlait guère de ses multiples tentatives d'évasion, dont une traversée du Rhin à la nage. L'une de ces escapades l'avait conduit jusqu'à proximité de Spa où l'un de ses compatriotes l'avait dénoncé aux autorités allemandes.
La mobilisation de 1939 m'a laissé un souvenir tragi-comique. Nous nous rendions à Bruxelles avec nos parents, ma sœur Odette et son mari dont je revois l'uniforme kaki et le bonnet à floche. Je venais de monter dans le train avec Lison – qui a deux ans de plus que moi - lorsqu’il a soudainement fermé ses portes et s'est ébranlé, laissant le reste de la famille sur le quai. Le mari d'Odette a tenté en vain de sauter dans le wagon à la dernière seconde. Lison et moi regardions, sidérées, notre escorte qui gesticulait sur le quai. Le train était bondé de jeunes mobilisés qui se sont ingéniés à nous distraire et le contrôleur est venu nous rassurer. Quelqu'un se chargerait de nous à Bruxelles et d'ici là nous n'avions qu'à rester bien sages. Lison demeurait imperturbable mais moi je fus bientôt proche des larmes lorsqu'une vieille toquée nous assura que nos parents "nous avaient laissés dans le lac".
Mes inquiétudes prirent fin avec le voyage. Tandis que le contrôleur nous escortait sur le quai de la gare du Midi, baigné d'une délicieuse odeur de chocolat, nous avons aperçu notre sauveur, l'oncle Guillaume, un sourire un peu narquois sur le visage. Il n'a pas manqué de nous faire remarquer l'enseigne lumineuse de l’usine Côte d'Or qui se trouvait dans le quartier à l’époque. C'était délassant comme un bain chaud, le sourire de l'oncle naviguant sur ces effluves de cacao. La fonction tutélaire de la famille avait fonctionné, télégramme à l'appui car il n'y avait pas encore le téléphone chez notre oncle. Nous étions sortis du "lac", l'abandon et le naufrage étaient nuls et non avenus.
Depuis septembre 1939 les Allemands avaient envahi la Pologne mais les naïfs avaient pu espérer qu'ils s'en tiendraient à cette contrée qui nous paraissait assez lointaine, à une époque où il n'y avait guère que les privilégiés à s'aventurer hors des frontières de leur pré carré. Je viens de voir sur Arte une émission consacrée à l'invasion de la Norvège en avril 1940. Je n'en avais aucun souvenir et je doute que nos parents en aient eu un.
Quoi qu'il en soit, la vraie guerre fondait sur nous ce 10 mai 1940. Elle commençait sur fond d’azur, un ciel d’un bleu incroyable, tellement serein et infini qu'il induisait l'allégresse et non une quelconque menace... Quel dais pour le sang et les larmes ! Moi j’étais plutôt contente, il se passait quelque chose. Tout à coup, dans la grisaille des jours, une époque héroïque s'annonçait. C’était beau comme un conte de fées, l’occasion aussi de ne pas aller à l’école.
J’étais plantée sur le trottoir et tout avait un air de fête, comme pour une procession. Des blindés portant des grappes de soldats français rugissaient sur l'asphalte. Les gens accouraient vers eux et les acclamaient. L’air était tout parfumé du lilas qu’on leur tendait, le genou un peu ployé comme s’ils étaient le Bon Dieu, ces voisins chéris dont nous parlions la langue. La foule, larme à l'œil et sourire aux lèvres, leur offrait cigarettes, nourriture et boissons. Ils étaient nos sauveurs et sûrement ils allaient gagner la partie puisque le bon droit était de leur côté. Grisés par notre adoration, ils nous rendaient nos sourires. Ainsi donc une mouvante image d'Epinal se déroulait sous mes yeux. Il n'y manquait pas la note à la bonne franquette d'une camionnette Renault, transportant une brochette de militaires bleu horizon, en lieu et place des saucissons de Boulogne que vantait la carrosserie.
Cette joie en coup de clairon fit long feu. Ces convois avaient à peine quitté nos rues, laissant derrière eux une odeur d'essence brûlée, l'odeur même de la gloire si on consentait à y mêler un relent de poudre, que les réfugiés investissaient la localité. Très vite, le surlendemain déjà peut-être, nos compatriotes de Verviers et de Liège affluaient. Poudreux et effarés, ils demandaient du pain et un endroit où dormir, avec leur doux accent wallon qui n’était pas tout à fait le nôtre. C’était comme une complainte : Je viens de liège à pied... Il y avait tellement de monde à contenter que la porte du magasin était verrouillée. La partie supérieure qui était vitrée en avait été ouverte et c’est par là que le pain était distribué.
Sous le porche et dans la cour des jeunes gens étaient assis sur leurs ballots et beaucoup ont dormi là. Les grandes personnes ne savaient plus où donner de la tête et les enfants regardaient de tous leurs yeux. Chez nous le pétrin tournait jour et nuit. Papa et Albert ont enchaîné les fournées jusqu'à épuiser toute la réserve de farine. Un réfugié liégeois, vient de me rappeler Yvonne, donnait un coup de main à la boulangerie. Hitler, c'est le diable, disait-il. Et ma sœur de renchérir aujourd’hui : C'est vrai, son visage n'avait rien d'humain. Il semblait fait de pièces rapportées. On se demandait si un jour il avait été enfant.
Quant à moi, je n'ai pu me déprendre de la stupeur que les images de ce fantoche haranguant la foule – son hystérie dix mille fois multipliée par celle de ceux qui l'acclamaient – m'ont toujours inspirée. J'ai beau me dire qu'il avait apporté du travail aux Allemands et l'espoir d'une revanche sur l'humiliation de la défaite, je continue à m'étonner qu'un tel histrion ait pu galvaniser une majorité d'hommes et de femmes. Mais, à tout prendre, n'ai-je pas fait partie pendant dix ans au moins de ceux qui adulaient le petit père des peuples et qui ont gardé, longtemps, comme un os en travers de la gorge, le déboulonnage de Staline ? Une bonne proportion de Français n'ont-ils pas, après la défaite, fait confiance au Maréchal ? Les mirages fleurissent sous tous les cieux. Si l'homme est capable de croire en Dieu, pourquoi ne croirait-il pas au Guide Inspiré ?
Mais revenons à la gamine du 10 mai 1940. Je ne parvenais pas à prendre la guerre au tragique. Il se passait tellement de choses inédites ! Notre maison et tout le village étaient un caravansérail où régnait la fraternité. On dialoguait avec des inconnus. Les moins généreux ouvraient leurs portes, des matelas jetés sur le sol encombraient les maisons et il y avait dans tout cela une agitation d'hirondelles s'apprêtant au départ.
Cette inquiétude, cette fatigue, ces yeux hagards, ces gens jetés sur la route et réduits aux nécessités essentielles de la vie, les adultes les considéraient avec une pitié où il y avait un peu d'attendrissement prémonitoire sur eux-mêmes car l'instinct de fuite est contagieux. Papa était pourtant décidé à rester ferme à son poste et à n'abandonner ni sa maison ni son magasin, imitant ainsi la conduite qu’il avait eue en 1914. Mais Sylvain, tragique et pâle, est arrivé en voiture, poussant devant lui Marguerite, notre aînée, et Mathilde, leur petite fille, ma cadette de seulement trois ans et demi. Marguerite commençait à bedonner discrètement car elle attendait un second enfant pour septembre. Un collègue de Sylvain les accompagnait. Comment ces deux gendarmes avaient-ils fait pour quitter leur service et atterrir chez nous ? Je n’en sais rien. Pour Sylvain, qui avait vécu le sac de Dinant pendant la Grande Guerre, l’important était de mettre sa famille à l’abri. Il pressait Papa de se décider au départ. Vite, vite, il faut partir. Les Boches sont déjà à Namur, ne cessait-il de répéter.
Papa était plutôt réticent, mais ce jour-là les Allemands ont bombardé le village, gonflant le germe de panique que Sylvain avait insufflé à nos parents. Une famille a été tuée dans sa cave, une autre, sérieusement blessée par des débris de verre. Le village a commencé à se vider. Nous avons passé la nuit dans la cave voûtée sous l'atelier de boulangerie et nous sommes partis le lendemain matin très tôt, en direction de la frontière française que nous avons passée à Bousignies sur Roc. Je n'avais pas peur à ce moment-là. L'énervement et l'anxiété des adultes, c'était encore du spectacle.
Nous étions neuf sur le départ. Les parents, cinq de leurs filles, leur petite-fille et Albert, l'ouvrier pâtissier que Papa ne voulait pas abandonner car il faisait presque partie de la famille. Tout cela entassé dans deux voitures : une conduite intérieure Ford et une camionnette Renault, avec les provisions, le linge, le café, le savon, l’argent du coffre-fort. Des matelas ficelés sur le toit des autos étaient enveloppés de couvertures rouges et Yvonne, toujours un peu romantique, se demande si cela ne nous a pas protégés des attaques aériennes. A notre insu, bien sûr, mais l'idée d'une Cinquième Colonne se reconnaissant à quelque signe mystérieux rôdait dans les esprits. C'était bien commode pour expliquer le gâchis que nous étions en train de vivre.
Maman, d'habitude si prévoyante et si organisée, avait oublié sur son lit une boîte à cigares contenant quelques bijoux anciens et les louis d'or que notre grand-père paternel avait offert aux quatre aînées lors de leur communion solennelle. Papa trépignait d’impatience et tourbillonnait comme un frelon, lui qui dans la vie ordinaire perdait si facilement son sang-froid et il lui avait communiqué son affolement, en lui bourdonnant aux oreilles qu’elle devait se hâter.
La seule fille manquant à l’appel était Odette, restée à Bruxelles et dont nous étions sans nouvelles. Son mari était sous les armes. Il lui revint sain et sauf à la fin de la campagne des dix-huit jours. Une femme l’avait aperçu sur la route en uniforme d’artilleur et lui avait donné des vêtements civils.
Dans notre smala il y avait à tout le moins deux inconscientes. Yvonne dont la coquetterie ne désarmait jamais - elle avait mis sa robe du dimanche, des bas de soie et des talons hauts pour conduire la Renault - et moi, toute excitée par cette promesse de voyage en auto. Quelques heures plus tard cependant les images des réfugiés polonais qu'Yvonne avait contemplées dans Match quelques mois plus tôt lui sont revenues et elle a compris que nous incarnions à notre tour ce troupeau désemparé, offert à l'arbitraire et aux hasards les plus monstrueux.
A la frontière la file était longue. Les autos étaient rares, enchâssées dans la foule compacte des piétons, des cyclistes, des charrettes. Certains piétons poussaient des brouettes remplies à ras bord. Les grands-parents de Jean allèrent ainsi à pied jusqu’à Coulsore, pour faire ensuite demi-tour car la guerre éclair les avaient rattrapés.
Comme nous étions motorisés, nous avons essuyé quelques mauvais regards. Toutefois personne ne nous a accusés de faire partie de la Cinquième Colonne. Ce fut le cas, comme il me le conta plus tard, pour Dubuisson, jeune homme trop blond, dépourvu de papiers et heureusement reconnu par quelqu’un de son village, au moment où on allait le coller au mur.
La guerre n’est pas un jeu, je l'ai compris à Coulsore. Un stuka descendait en piqué pour mitrailler la foule, si bas que j’ai aperçu le pilote, marionnette maléfique mais moins impressionnante pour moi que la croix gammée toute noire qui s'étalait sur l'appareil. Nous nous étions réfugiés contre un mur, à proximité d'un passage à niveau. Maman égrenait son chapelet. Nous étions accroupies près d'elle, Lison et moi. Dites vos prières mes enfants, soufflait-elle. Elle était pâle et je voyais ses lèvres trembler.
J'apprenais une vérité horrible : la personne dont j'avais toujours attendu protection et réconfort était vulnérable. Lison s’élança vers l’abri illusoire d’un cabinet dont la porte verte était trouée du cœur traditionnel. Un cheval, affolé par le bruit des balles, se cabrait tandis qu’un soldat français pointait en jurant son fusil mitrailleur sur l’avion ennemi. Les gens injuriaient cet enragé qui avait la prétention de se battre. De l’avis général on allait tous y passer à cause de lui. Les balles aboyaient méchamment et le stuka ripostait d'une voix rauque, en lourdes rafales qui arrachaient aux murs de larges éclats.
Nous étions dans le bain cette fois. Encore avons-nous eu la chance de ne rencontrer sur notre route ni morts ni blessés et de nous en sortir indemnes. Alors que non loin de là, en forêt de Mormal, il y eut un véritable carnage de réfugiés mêlés à la troupe, soit ce jour-là, soit le lendemain.
Avant de poursuivre mes souvenirs personnels de l’exode, deux mots du sort d’autres personnes qui allaient me devenir proches. Je songe à Jean qui partagerait ma vie et à sa famille ainsi qu’à Robert qui épouserait Lison. Un train stationné en gare d’Erquelinnes a emporté dans ses wagons à bestiaux pas mal de familles. Jean qui avait quinze ans s’y est embarqué avec sa mère et sa sœur Irène. Le père restait à son poste, à la forge de la gare. Robert, ses parents et son frère Paul faisaient partie du voyage. Le chef de famille, diabétique au dernier degré, était devenu éthéromane. Il était d’une grande faiblesse et c’est un voisin compatissant qui l’a chargé sur une brouette pour le transporter jusqu’à la gare.
D’après Jean le voyage n’a pas été si épouvantable que sa mère le prétendait mais il y eut bien sûr la promiscuité, des haltes inexpliquées, des mitraillages, des bruits de canonnade. Tout d’abord le train qui se trouvait sur une voie de garage a stationné toute la journée au soleil avant de s’ébranler, faute de locomotive. Il y avait des cris, des pleurs, quelques engueulades aussi. L’accès des wagons où l’on était assis à même le sol était malaisé. Il fallait profiter des haltes pour entrouvrir les portes, tâcher de se repérer, se soulager en vitesse. Le papa de Jean avait aidé sa famille à embarquer dans un wagon où se trouvaient des cheminots liégeois. Tous ces réfugiés sont arrivés à Maubeuge en plein bombardement et le train a stoppé, avant de prendre une direction qui permettait d’éviter Paris. Lors des haltes, la Croix Rouge servait des tartines, du café, de la soupe. On peut imaginer l’ambiance qui régnait dans ce convoi si on a lu Le train de Georges Simenon.
Pour la famille de Robert, ce fut dramatique. Lorsqu’il fut privé d’éther, le père a commencé à délirer et à s’agiter. Il a fallu le débarquer au Mans. Sa femme et ses enfants ne devaient pas le revoir. Il est mort à l’hôpital, abandonné de tous, c’est du moins ce que ressentait Robert.
C’est également au Mans que la famille Harlez a quitté le train, pour se rendre à Redon, chez les fermiers qui avaient hébergé la maman en 1914. Jean y a vite été mis au boulot, à tourner des pièces dans une usine d’optique qui travaillait pour l’armée. Douze heures par jour mais, heureusement, à la française. Les travailleurs de la maison mère de Paris se sont repliés bientôt sur Redon avec le matériel. Quelques jours plus tard on fermait les portes car les Allemands fonçaient à travers la France. L'armée anglaise quitta les lieux précipitamment, abandonnant un important dépôt de vivres dont la population locale fit son profit… Un court instant seulement car l'ennemi visita les maisons, fouillant les armoires et sous les lits, pour récupérer ce qu'il considérait comme son bien.
A propos des Anglais, Jean les a vus à l’entraînement, s’élancer pour enfoncer jusqu’à la garde leur baïonnette dans un mannequin figurant un soldat ennemi. Qu’elle est donc fraîche et joyeuse la guerre, quand les hommes sont dressés à s’aborder de cette façon !
Le père de Jean, un jour ou deux après le départ de sa famille, est parti à son tour à vélo avec un copain cheminot. Ils n’ont pas été plus loin que Péronne en France. Lors du décès de ma belle-mère en 1990, j’ai trouvé dans un tiroir un petit bloc-notes au papier quadrillé tout jauni. Louise, sœur de ma belle-mère et mère de Léo, y avait écrit au crayon le jeudi 17 mai un message qui commençait ainsi : Chers frère et sœur, neveu, nièce. Eh bien, voilà le jour fatal arrivé.
Elle y racontait, qu’après avoir envoyé son mari en éclaireur, elle avait quitté Anderlues vers huit heures du soir, sans l’avoir revu. Elle avait cheminé à pied, accompagnée de sa mère, âgée de près de quatre-vingts ans et d’un voisin très âgé lui aussi. Ils s’étaient frayé un chemin au milieu des soldats et des camions. Arrivés à Erquelinnes, chez les parents de Jean, vers trois heures du matin, ils avaient trouvé la maison vide à leur grande déception. Ils avaient cassé une vitre pour y pénétrer et se mettre à l'abri. Après quoi ils s'étaient fait du café et avaient sommeillé, écroulés sur des chaises.
Nous sommes contrariés, poursuit le billet, nous ne savons quel chemin prendre, celui du retour ou celui de la France. Donc je n’ai pas revu Ernest. Je me demande où il est. Trois alertes pour venir, une bombe qui vient de tomber, cela vous donne à réfléchir.
Je déchiffre, après un mot illisible : quand je serai sur la porte, que je saurai quelle direction que je vais prendre. Eh bien, chers frère et sœur, quand vous lirez ces lignes, la guerre sera finie, Votre sœur Louise. Nous retournons chez nous.
Un TVSP au bas du feuillet annonce un nouvel épisode. Arrivés près de l’église, on nous conseille de partir en France. Nous revenons chez vous et je crois que nous allons tout laisser ici car nous avons avec nous un viel homme, un voisin et c’est lui qui a tiré le chariot, avec tout dedans. Mais nous en avons une, pour le moment! Nous avons tué deux lapins, nous allons les faire cuire et après, on verra.
Pauvres gens affolés, les pieds en compote et ne sachant quel parti prendre ! Ils ont pris finalement celui de rentrer chez eux. Et pauvres lapins ! Il est vrai que ces derniers allaient probablement mourir de faim dans leur clapier. L’oncle Ernest est réapparu peu de temps après le retour à Anderlues de sa femme et de sa belle-mère. Il devait mourir un an ou deux plus tard, de la silicose. Il était charbonnier, selon son carnet militaire, alors que sur celui du grand-père maternel de Jean, mineur lui aussi, on lit houilleur.
Retour sur la famille Dumont. Nous roulions cahin-caha. Albert faisait le guet sur le marchepied de la Ford, pour nous prévenir quand un avion allemand surgissait. A son signal tous se précipitaient dans le fossé. Sauf Papa, d’après Yvonne. En dépit de l’angoisse, on eut malgré tout quelques occasions de sourire. Maman que Marguerite surnommait à ses heures "Goupi mes sous", serrait son argent sur son cœur et voilà qu’elle remarquait non loin d’elle un individu louche qui la dévisageait. Du coup elle resserrait son étreinte sur ses économies. Fausse alerte ! Le suspect, c’était Albert, tout gris de poussière et clignant ses yeux rougis d’avoir scruté le ciel. Méconnaissable pour sa patronne, le stress aidant. Une autre fois, les lunettes de Maman nageaient dans le beurre fondu car le soleil continuait imperturbablement à darder ses rayons sur l’Exode.
Il y avait des moments de tension plus vive. La Renault est tombée plusieurs fois en panne et les soldats français sont intervenus à chaque coup, en sacrant contre cette putain de bagnole. Ils devaient savoir de quoi ils parlaient. Ils étaient pressés de nous voir dégager car nous naviguions en pleine troupe. C’était vraiment la pagaille. Le monde tournait fou. Bientôt les vaches laitières, abandonnées dans les champs et traînant leur pis douloureux, beugleraient leur mal, leur peur, leur chagrin. La guerre, c’est aussi la peine des animaux domestiques pris dans notre folie et n’y comprenant goutte. Quelle horreur, l’hécatombe des chevaux dans une longue suite de conflits et les chiens de 14-18 traînant les mitrailleuses ! Les hommes au moins se donnent des raisons d’accepter ou de refuser leur sort. Les bêtes n’ont pas cette consolation.
Quelque part, au bord de la route, des gens nous ont fait entrer dans leur petite maison et nous ont offert du cidre. C’était bon par cette chaleur, leur gentillesse et la fraîche boisson ambrée qui pétillait. Vers le soir nous entrions à Laon. Nous avons été bien accueillis mais avec un brin d’étonnement. N’empêche que le lendemain la population locale se jetait aussi sur les routes.
Nous avons dormi cette nuit-là dans une maison vide, occupée précédemment par la troupe. Nous nous sommes allongés pour la première fois sur un sol recouvert de paille. La phobie des rats et des souris tenait Yvonne éveillée. Papa, bravant l’occultation, se promenait avec une lampe de poche, ce qui a provoqué une altercation entre lui et Maman.
Le lendemain matin nous avons repris notre errance. Le soir nous étions à Tourville. La Renault nous avait lâchés une fois de plus et nous faisions cercle autour d’elle. Un petit monsieur rondouillard, sorte de Saint Nicolas sans la barbe, s’est intéressé à nous. Notre nombre ne l’a pas effrayé et il nous a invités à passer la nuit chez lui. La maison était grande et confortable et nos hôtes avaient le cœur sur la main. La maîtresse de maison nous a régalés d’une gigantesque omelette aux fines herbes. Nous avons pu nous débarbouiller et moi, ô joie suprême, j’ai partagé un vrai lit avec Maman. Marguerite et Mathilde ont eu droit à un lit également, je crois. Le reste de la smala a dormi, qui dans un fauteuil, qui par terre probablement.
Nous sommes restés en relation avec cette famille pendant quelque temps après la guerre. C’est l’un des fils qui nous a pilotées, Maman, Lison et moi, lorsque notre mère a décidé d’offrir une escapade à Paris à ses deux cadettes. Souvenir inoubliable, tant par la longueur du voyage et les formalités douanières et policières de l’époque qui durèrent certainement une heure à la gare d’Erquelinnes, pour se renouveler aussi longuement à Jeumont, que par l’éblouissement causé par cette belle ville si vivante dont je me suis éprise aussitôt.
Le lendemain nous sommes repartis, frais, dispos et pleins de reconnaissance. Nous sommes arrivés ce jour-là à Montoire, chez tante Lucie, la sœur de Papa. Nous avons pu nous détendre un moment. La guerre paraissait encore mythique à cet endroit. Ni tante Lucie, ni l’oncle Paul ne songeaient à bouger. Le sud de la Loire se sentait peinard, sans imaginer un instant que bientôt aurait lieu dans cette paisible petite ville la rencontre entre Hitler et Pétain et la signature de l’armistice.
Nous sommes photographiées, mes sœurs et moi, dans les rues de Montoire et nous regardons passer une escouade de carabiniers cyclistes belges. Ca nous faisait chaud au cœur de revoir les petits soldats de chez nous. Nous ne réalisions pas encore qu'ils étaient en retard d'une guerre face aux grosses motos des Allemands. Après tout la cavalerie polonaise avait bien affronté les panzers, selon la rumeur !
Autre folklore, la peur qu'inspiraient aux Allemands les tirailleurs sénégalais depuis la Grande Guerre, selon les dires de l'oncle Guillaume. Etait-ce vrai leur "Couper cabèche" et leurs chapelets d'oreilles autour du cou ? En tout cas leur réputation de férocité les poursuivait. Jeanne Canard – elle avait longtemps travaillé chez nous et nous est toujours restée fidèle – nous raconta plus tard avoir failli mourir de peur pendant l'exode, lorsque s'étant réfugiée dans une grange pour se reposer, une tête noire fendue d'un éblouissant sourire, jaillissant de la porte entrebâillée, l'avait figée toute grelottante sur la paille. Yvonne, quant à elle, n'a pas oublié l'apparition silencieuse d'un Sénégalais, monté sur un mulet et surgissant au petit jour au coin d'une ruelle.
La maison de tante Lucie était trop petite pour nous puissions tous y passer la nuit. Nous avons dormi Louise, Yvonne, Lison et moi chez le pharmacien, dans une chambre meublée à l’ancienne qui me remplissait de respect. Le matin nous allions déjeuner de croissants chez tante Lucie et les passants nous saluaient aimablement... Jusqu’au jour où nous n’avons plus recueilli que des regards de plomb fondu. Léopold III venait de capituler et, après le discours venimeux de Paul Reynaud à la radio, nous étions tout à coup les traîtres, les salauds de Belges.
Quelques jours plus tard nous avons repris nos baluchons et Marguerite se souvient avoir lu sur des écriteaux vengeurs : Rien pour les Belges ! Après la solidarité et l’accueil, la France s'enfonçait dans la bêtise et la méchanceté.
Je me souviens d’une discussion en Dordogne entre Yvonne et un officier français discourant sur le roi félon. Nous avons eu notre revanche quand une quinzaine plus tard Pétain a fait don de sa personne à la France... et à Hitler de sa franche collaboration. C'est aussi ce jour-là que nous avons assisté à une engueulade entre un gandin d'officier, aussi sec que sa badine et un homme de troupe déguenillé le bravant et lui jetant la défaite à la face. Sans doute qu'en ces circonstances la corvée chiottes et le cachot n'avaient plus cours ni, espérons-le, le peloton d'exécution.
Le point de ralliement des réfugiés belges était, je crois, Bordeaux. Pour une raison que j’ignore, nous nous sommes finalement retrouvés à Bouniague, un bourg de trois cents habitants, non loin de Bergerac, dont la population avait soudain enflé sous l’afflux des réfugiés et de la troupe. Le maire, un tout brave homme, nous a octroyé à l'écart du village une métairie sans étage, au milieu des vergers et des vignes.
Pour cuisiner nous n’avions que l’âtre dans lequel pendait une marmite encrassée. Nous avons campé là, dans les trois pièces en enfilade qui composaient tout le logis. Je me souviens d’une longue table rectangulaire, flanquée de deux bancs et des nombreux lits de camp qui encombraient l'espace.
La nuit, à la grande terreur d’Yvonne, on entendait les rats galoper dans le grenier, au-dessus de nos têtes. Ma sœur prétend que certaines de ces bestioles s'aventuraient jusqu'aux bords des couchettes. Elle claquait alors des mains, en faisant "pschut" ! Ce qui n'avait pas l'heur de plaire à Marguerite qui avait la grossesse hargneuse. Elle souffrait d'aérophagie et ne manquait pas de dédier chacun de ses rots, alternativement au Roi et à la Reine. Les moustiques se délectaient du sang de Papa et du mien et je crois que toutes les puces du canton s’étaient donné rendez-vous sur la pauvre Maman.
Comme lieux d’aisance on disposait d’un cabinet de campagne, plein à ras bords et envahi par les cloportes. Comme toute la famille avait la diarrhée, après avoir mangé une grande platée de fèves des marais, l’état des lieux empirait.
Pour l’eau potable, nous disposions d’un puits dans lequel nageaient des sortes de chenilles. La propriétaire vint nous voir, tout de noir vêtue, jusqu’au chapeau de paille et avec un pli de crasse assorti dans le cou. La bonne dame nous a rassurés à propos du puits. Bon diou, la preuve qu'elle est bonne, cette eau, c'est que les bêtes elles vivent dedans ! Pourtant cette optimiste avait fait un pas en arrière lorsqu’elle avait ouvert la porte du cabinet. Elle avait une nouvelle fois bredouillé : Bon diou, avant de tourner les talons.
Les grandes personnes se sont mises à organiser notre campement. On a décrassé la marmite et on s'est ingénié à cuisiner avec les moyens du bord. J'imagine qu'on disposait d'un minimum d'ustensiles. Il a fallu lessiver à l'ancienne, en savonnant et brossant le linge sur une planche de lavandière. On le mettait ensuite à sécher sur la prairie et Maman constatait avec plaisir qu'il n'avait jamais été aussi blanc.
Les trois petites filles, Lison, Mathilde et moi, étions très heureuses de cueillir les pêches et de courir les vergers avec un filet à papillons. Nous découvrions la liberté et la campagne. Tout était différent de chez nous. Quelle stupeur lorsque j’ai vu une femme diriger un attelage de deux grands bœufs roux aux cornes recourbées qui travaillaient la terre ! J’imaginais ce travail uniquement dévolu aux chevaux, comme chez nous.
Louise était serveuse à l’épicerie du bourg qui n’avait jamais vu tant de clients. Peut-être s'était-elle engagée pour éviter les sempiternelles querelles qui l’opposaient à Marguerite quand il y avait de la bisbille entre Mathilde et moi. Peut-être aussi pour aider les parents à ne pas trop entamer leurs réserves d’argent. C’est là qu’il fallait s’approvisionner de tout ce que l’on trouvait encore. Il me semble qu’on ne manquait ni de légumes ni de pain. Papa était vite devenu copain avec le boulanger, même s’il n’appréciait guère le goût suret du pain au levain. Le matin, au petit déjeuner, il était maussade et soudain on l’entendait grogner en jetant son quignon sur la table : Merde, nom de Dieu, je ne mange plus ! Il avait surpris le boulanger se lavant les pieds dans le seau avec lequel il puisait l'eau du pétrissage.
Papa et Albert allaient au bourg faire les provisions. Papa se munissait d’un solide bâton, comme un colporteur. Pourtant, la plupart du temps, quand on voyait les deux hommes poindre à l’horizon, lestés d’un ou deux petits vins blancs, c’était Albert qui croulait sous les paquets.
Papa lui avait probablement dit comme ordre de marche : Vo y astez, Landru ? Il aimait les sobriquets et c’était le plus courant qu’il réservait à Albert. Yvonne était Yvonne Dustron et moi : Marcelle Démon. Il est vrai que dans ses moments d’attendrissement il me donnait du petit pierrot et du l’restant d’el nuée. Quant à une servante qu'il avait baptisée Nini pattes en l'air, j'ignore ce qui lui avait valu ce surnom.
Autour de la maison, il y avait quelques poules que Maman laissait entrer dans la maison. On les regardait avec amusement picorer les miettes tombées sur le sol. Il y avait aussi un petit chat noir et blanc, mort de faim et friand de chocolat, que nous avions adopté et qui nous rendait bien notre amour. Quand nous sommes repartis début septembre, il a fallu l’abandonner, alors que nous aurions tant voulu l'emmener avec nous. Je le revois perché sur un pilier à l’entrée de la métairie et nous regardant tout pensif, comme s’il comprenait qu’il devrait à nouveau se débrouiller seul pour survivre.
Les parents avaient pensé un moment s’intégrer au pays. Ils avaient visité une petite boulangerie toute blanche dans les environs de Bergerac, dans l’intention de la reprendre puis ils y avaient renoncé car leurs biens et leurs racines étaient en Belgique. Ils devaient se poser bien des questions sur la maison, la boulangerie d'Erquelinnes et sur ce qu’il était advenu d’Odette. Papa avait un jour sulfaté la vigne de la propriétaire mais s’il appréciait le petit vin blanc du pays, il ne se voyait pas pour autant vigneron.
Mais, je le répète, nous les enfants, on s’amusait bien. La guerre, pour nous, c’était surtout de longues vacances. Les adultes manifestaient bien quelques inquiétudes. Les gens du pays redoutaient que les Allemands viennent bombarder la poudrière qui se trouvait à Bergerac, ce qui aurait causé beaucoup de ravages. Cela ne troublait pas notre sommeil de gosses. Dans nos cauchemars il était plutôt question de la fée Carabosse ou de nos poupées que nous avions laissées en Belgique.
J’étais pour ma part dans ma période Arthur Masson dont les tirades cléricales ne me gênaient pas encore. Thanasse et Casimir était mon livre de chevet. Il est vrai que le naïf Thanasse et sa malicieuse Charlotte nous rappelaient bougrement Marguerite et Sylvain, la première n’étant jamais à court d’inventions pour ridiculiser le second. J’agaçais mes sœurs en éructant à tout propos : cré loup-garou. Et voilà que tout à coup je vivais un Pagnol. Je singeais le tordu, lequel entre autres disgrâces avait une jambe plus courte que l’autre, ce qui ne l’empêchait pas d'être fort joyeux et de traînailler dans le village à la recherche d'un compagnon de comptoir car il était doté d'une soif inextinguible. Lorsqu’au bistrot du coin il posait sa jambe infirme sur une caisse, il gagnait quelques centimètres et un peu de prestance. Après quoi il bredouillait un pauvre répertoire de galéjades. Je psalmodiais comme lui, avé l’assent : Et il me dit, laquelle veux-tu ? La brune ou la blonde ? Et je lui dis : té, c'est le même !
Nous recevions alternativement la visite de la propriétaire et d’un ouvrier agricole italien qui avait travaillé pour elle. A notre grand amusement ils n’arrêtaient pas de médire l’un de l’autre.
Albert dormait dans la salle commune où l’on cuisinait et mangeait. Il se levait parfois le matin quand nous étions déjà à table. Il était très pudique et sortait du lit tout habillé, la casquette sur la tête. Par quel miracle ? A moins qu’il ne lui vînt pas à l'esprit de se dévêtir le soir.
Le tabac était rare et Albert qu’on voyait habituellement un mégot bruni et tout détrempé au coin des lèvres, bourrait une pipe en terre de feuilles de marronnier. Ca puait tellement que Maman finit par lui interdire de fumer cette horreur dans la maison. Il s’en allait tout confus, étirant un sourire en tirelire, peut-être secrètement amusé d’avoir fait sortir la patronne de ses gonds.
Fin août les réfugiés belges ont été invités à rentrer chez eux. Nous étions en zone libre et nous n’avions pas encore vu un Allemand. L’essence était rare mais un soldat français nous en avait cédé quelques bidons à la nuit tombée, en échange de ce bon café belge qui faisait partie de nos richesses.
Nous avons passé la ligne de démarcation entre la France Libre et la France occupée sans problème. Notre premier Chleuh (peut-être un Alsacien) était débonnaire et parlait français. Discipline et politesse, de quoi donner corps à la légende qui commençait à circuler : ils sont si corrects. En tout cas ils étaient différents du militaire du cru, soiffard, gueulard, débraillé et adepte du système D. Après les bandes molletières, voire les pantalons rouges de 1914 qui avaient l’air de sortir d’un musée, les bottes de cuir bien cirées, le baudrier brillant et l’uniforme vert de gris, ça vous avait un petit air propret, convenable et efficace. N’empêche que dès le mois de mai la gouaille populaire avait déjà gratifié les Boches d’un nouveau surnom : les Doryphores. Les doryphores, les vrais, avaient dévoré ce printemps-là les pommes de terre en Belgique et en France.
Nous avons passé la nuit à Chalus dans un château délabré, avec d’autres réfugiés. Il y faisait crasseux. Des républicains espagnols y avaient logé pendant un moment, après l'avènement de Franco. Des bancs renversés s'ornaient de longues coulées de merde. Nous y avons rencontré un habitant de Gilly qui fulminait contre cette population sale et harassée.
- Rentrez vite chez vous. Ces gens-là ils ont des puces et des totos", grinçait-il.
Papa a fait de l’esprit pour égayer ce compatriote en pleine sinistrose mais c’est tombé à plat, lorsqu’il s’est écrié, jovial : A d’Gilly, c’ti qu’est biergne n’a qu’in î et c’ti qu’a en d’jambe de bô n'a né freu ses pîs. (A Gilly, un borgne n'a qu'un œil et celui qui a une jambe de bois n'a pas froid aux pieds). Malheureusement son interlocuteur lui aussi n’avait qu’un œil.
A Melun, au bord de la Seine, les Allemands nous ont ravitaillés en essence. Un peu plus revêches ceux-là, il ne fallait pas traîner avec eux. Il est vrai que nous n’étions pas les seuls sur le chemin du retour. Marguerite dont la grossesse était à terme, raconte s’être rendue à la Kommandantur, à l’insu des parents. Elle avait demandé à parler à un supérieur. Un officier, tout chamarré de galons et de décorations, était apparu sur le seuil et lui avait demandé dans un français impeccable ce qu’elle désirait.
- Je suis Belge. Je veux rentrer chez moi, pour accoucher à Namur.
Son gros ventre plaidait-il pour elle ou les Allemands étaient-ils en période de séduction des populations civiles ? En tout cas, suite à cette démarche, on a eu la priorité pour être ravitaillé en essence. Et Jean-Pierre est né en Belgique, le 9 septembre.
Avant de quitter Melun, Marguerite qui conduisait la Ford, n’avait pas perdu une occasion de plus de faire enrager Papa. Celui-ci, affolé par les éructations des Allemands pour accélérer le mouvement, la pressait d’avancer. Elle ne se le fit pas dire deux fois. Elle démarra brutalement, le laissant, lesté d’un bidon d’essence à chaque bras, s’échiner en courant à rejoindre la voiture.
Un autre incident de ce retour est gravé dans ma mémoire. Nous avions cette fois dormi à l’hôtel, comme des civilisés. Le lendemain matin nous prenions le petit déjeuner et une aimable jeune femme française nous tenait compagnie. Les grandes personnes avaient émis une opinion plus que réservée sur la correction des Allemands et sur l’Occupation. Notre commensale faisait chorus mais, tout à coup, voilà qu’on officier allemand entrait dans la salle et la Française allait à sa rencontre avec un grand sourire d’accueil. Tête des parents qui se sont sans doute promis d’être plus discrets à l’avenir.
J’ai parlé de l’anecdote à Lison.
- Je ne m’en souviens pas, a-t-elle répliqué. J'étais sans doute trop occupée avec les croissants.
En remontant vers le Nord une impatience nous avait tous pris. Joie de revoir le ciel gris et les nuages, après un bleu implacable? Sans doute mais les grands devaient se demander comment ils allaient retrouver ceux qui étaient restés au pays, ce qu’il était advenu de la maison et comment le pays fonctionnait désormais. Les gosses, si heureux qu’ils aient été en Dordogne, étaient aussi gagnés par l’émotion. Se retrouver dans Maubeuge en ruines – pendant des années encore elle ressemblerait à une ville du Far-West avec ses boutiques en planches – et y acheter de pain, on était presque chez soi. Maubeuge si chère à mon cœur, avec sa porte de Mons et les fortifications dont Vauban l’a dotée. Ville frontière, tant de fois assiégée et dont le fort n’a servi en 40 qu’à la faire bombarder. Aujourd’hui les profonds fossés de Vauban sont recouverts d’une herbe douce comme le velours. Ils renforcent le charme d’une ville qui s’est dotée de pas mal d’espaces verts.
En arrivant à la maison nous avons vu sur la porte cochère un grand O – pour Occupé – tracé à la craie. Jeanne Canard, notre chère Jeanne, s’était installée là avec Risso, son mari, à l’instigation de Sylvain. Sans cette astuce, les Allemands auraient probablement occupé cette grande bâtisse vide et Dieu sait si nous aurions eu le pouvoir de les déloger. Le pauvre Sylvain, tête de Turc de toute la famille, y compris de son épouse qui donnait souvent le "la" pour le mettre en boîte, avait prouvé une fois de plus en cette circonstance son dévouement à ses beaux-parents.
Il faisait propre et chaud dans la cuisine. Le souper du couple mijotait sur le coin du feu et nous l’avons dévoré. A part la petite boîte oubliée par Maman qui renfermait les bijoux et le vol de quelques marchandises, rien d’important n’avait disparu ou n’était brisé. Et il y avait beau temps que Jeanne avait nettoyé toute trace de désordre et de pillage.
-Vous v’là d’jà, a-t-elle grogné, en guise de bienvenue.
Très vite nous avons réintégré nos chambres respectives. Rapidement Jeanne et Risso sont rentrés chez eux. Notre vie en Belgique occupée commençait.
Je me rends compte que mes souvenirs de gamine ne sont pas toujours très précis. Je suis quasi sûre que nous avons acheté du pain à Maubeuge, en rentrant chez nous. Je revois les longues tresses blondes et le visage pâle de la boulangère. Le rationnement cependant avait dû commencer et le pain, comme d’autres produits essentiels, ne pouvait être vendu que contre des timbres. La boulangère a-t-elle fait une fleur à ces presque compatriotes rentrant au pays ? C'est possible.
Papa a beaucoup ri lorsque le curé de la paroisse est venu nous accueillir à notre retour. L'abbé avouait avoir visité la maison, lors de l'évacuation, dans l’espoir d’y trouver de la farine, pour nourrir les Erquelinnois restés sur place. Mais il n’avait déniché pour toute pâture qu’un sac de fleurage car l’afflux des réfugiés pendant quelques jours avait suffi à tarir les réserves.
Une autre vie commençait. Il y avait une garnison allemande au village. Le grand bâtiment des Arts et Métiers ainsi que le pensionnat de l’Immaculée Conception, tous deux institutions françaises, avaient été réquisitionnés et malgré cela, pas mal de civils devaient héberger qui un plouc, qui un officier. Il est vrai qu’en plus des soldats de la Wehrmacht, la gare comptait une équipe de cheminots allemands qui veillait tant bien que mal à la circulation des trains militaires et des convois de marchandises. Ce n’était pas simple car les cheminots belges avaient bien des tours dans leur sac pour tromper leur vigilance.
Man Mia, la grand-mère paternelle de Jean, avait "son" Allemand. Il occupait une chambre à l’étage. Conquérant ou pas, il était prié d’enlever ses bottes, avant de monter chez lui et il obtempérait. Le dimanche, il achetait une tarte chez un pâtissier qui était au mieux avec l’occupant et la partageait avec le vieux couple.
Outre le mauvais pain gris du ravitaillement qui mettait Papa au désespoir (je me souviens d’une fournée qui filait) on vendait chez nous, sans timbres cette fois, des sortes de gâteaux de Savoie, à la maïzena. Je me demande aujourd’hui de quelle matière grasse et de quels œufs on pouvait les enrichir. Les parents ne sont plus là pour me répondre. En tout cas les Allemands s’en régalaient. Prima, disaient-ils, en y plantant les dents. Ils ne devaient pas avoir une alimentation beaucoup plus fameuse que la nôtre. Les plus âgés sortaient parfois de leur portefeuille la photo de leur femme et de leurs enfants. Malheur, la guerre, était leur sésame, pour avoir droit à un peu de sympathie. Mais il en fallait plus pour attendrir Maman, à en croire l'expression de ses yeux ...
Les religieuses du pensionnat avaient trouvé asile à la Maison du Peuple. La salle des fêtes du premier étage servait de chapelle, probablement après moult aspersions d’eau bénite. Les dortoirs se trouvaient aussi au premier. Au rez-de-chaussée, le vaste corps de Madame Théodosie, dite "Tototte", trônait à la tête d’une trentaine d’élèves préparant le certificat d’études, dans la salle où tant de bière, assaisonnée de jurons et d’invectives contre la calotte, avait coulé dans les gosiers prolétaires. Je faisais partie de la fournée qui devait passer cet examen à Jeumont. Si proches de la frontière et élèves d'une institution française, nous étions en quelque sorte colonisées. J'ai appris par cœur au pensionnat, bien avant d'avoir quatorze ans, les fables de La Fontaine et de longs extraits des tragédies de Racine et Corneille. Et j'ai beau avoir terminé mes humanités au lycée de Charleroi, je connais mieux l'histoire de France que celle de Belgique.
La Maison du Peuple était devenue le point de ralliement des externes. De là il leur fallait gagner en rangs l’une ou l’autre classe logée dans une maison particulière. On croisait parfois en chemin un détachement de soldats bien briqués qui parcouraient les rues en chantant. Ils mettaient de l’animation car leurs airs étaient vraiment entraînants. Un jour, Yvonne, toujours folâtre et le balai de rue à la main, n’avait pu y tenir. Elle les avait imités à gorge déployée, ce qui lui avait valu un sale coup d’œil du sous of qui flanquait le détachement.
Pour Jean qui allait à l’école à Charleroi, aux Aumôniers du Travail, les choses n’étaient pas aussi simples que pour les élèves du pensionnat. Lors de la retraite, l’armée française avait fait sauter tous les ponts sur la Sambre. Sur la ligne ferroviaire Erquelinnes-Charleroi, il n’y en a pas moins d’une douzaine. Pendant tout un temps, Jean est allé à vélo jusqu’à Merbes-le-Château. Il prenait ensuite le tram jusqu’à Binche. A Binche, un autre tram l’amenait à Charleroi. Il se souvient avoir fait pendant quelque temps les 30 km à vélo, jusqu’à ce qu’une grippe le cloue chez lui. En 1944, alors qu’il passait ses examens de dernière année, il a été hébergé à Lobbes chez un collègue de son père car le pont de cette localité avait une nouvelle fois sauté, du fait de la résistance cette fois.

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La maison du souvenir

Chers lecteurs potentiels,

 

Le poème "Les Vieux Murs" de Joëlle Diehl et les nombreux commentaires qu'il a suscités, me pousse à vous offrir à mon tour une bouffée d'enfance, avec cette Maison du Souvenir, publiée en 1967 par la revue littéraire "Audace". Je sais, ça ne me rajeunit pas mais je me plais à croire, comme le mari d'Agatha Christie, archéologue de son état, que plus on prend de rides et de bouteille, plus on devient intéressant. Parfois !

 

 

La maison tout entière était comme une personne vivante ou plutôt c'était une contrée fabuleuse, un pays étrange qui avait ses ombres et ses lumières, ses oasis et ses terres brûlées. J'y vivais de chambre en chambre des aventures inouïes et mon imagination y proliférait comme une plante volontaire gorgée de terreau.

La maison était grande, biscornue, bien assise sur de multiples caves et coiffée du mystère d'innombrables greniers.

Par quoi commencer ? Faut-il refaire sur les doigts le compte de ses chambres ? Le magasin, la seconde pièce, la cuisine, la cour vitrée, la chambre noire, la chambre d'Odette, la salle à manger, la chambre des hommes, la salle de bains, la chambre du bout, le cache, cela fait onze, sans compter la buanderie et le grenier à paille.

Mais cette énumération qui fait jaillir en foule mes souvenirs est insuffisante. La magie de ces mots-là et la réalité qu'ils recouvrent, qui d'autre que moi les connaît ? Faire un plan comme dans les romans policiers ne restituerait ni la couleur, ni l'odeur des choses, ni les bruits, ni l'émerveillement tapi derrière chaque porte.

Le magasin avec ses deux montres venait d'abord. Le marbre blanc de la vitrine à pâtisserie était lavé tous les jours. On y trouvait souvent des guêpes mortes d'indigestion, foudroyées et les pattes en l'air, dans le chaud soleil de midi, dont un seul rayon les avait cuites toutes vives à travers la loupe de la vitre.

Maman ou l'une des aînées faisait la vitrine à confiserie toutes les trois semaines. Je me souviens d'un étalage fort réussi, avec un bébé de porcelaine voguant sur un océan de dragées.

Cet étalage bleu, blanc, rose avec une touche de vieil argent, les mois d'été nous le ramenaient car il y a une saison pour les bébés comme pour tout. Nous n'avions pas le privilège de les voir, ces petites roses de chair, sentant bon et toutes chiffonnées, nous n'avions droit qu'aux marraines et aux grand-mères, vêtues de noir comme des fourmis processionnaires.

Maman s'empressait, avec un sourire aimable qui lui taillait le menton en triangle. Elle ouvrait d'un geste solennel la grande armoire vitrée qui occupait tout le mur de gauche et dans laquelle était rangé un abondant choix de boîtes de baptême.

La seconde pièce était presque vide, à part le rayon à pain et quelques guéridons pour les consommateurs. En ai-je guetté de savoureuses vieilles dames, comme un chaton qu'émerveillent les grands oiseaux secs, du genre cigogne, tout en ailes et tout en jambes ! D'un petit doigt retroussé et dédaigneux, elles soulevaient leur voilette pour siroter le café et mettre les gâteaux en pièces à menus coups de bec.

Au mur était fixé le téléphone à manivelle. Il avait un drôle de micro en porte-voix et, en y associant les deux cloches de métal qui surmontaient cette bouche béante et ressemblaient à des yeux gonflés, je lui trouvais des airs de vieux pochard. Pour pouvoir y crier : « bonjour, ma tante », il fallait me soulever ou bien je grimpais sur un tabouret. La voix qui demandait de mes nouvelles me mettait en colère comme s'il y avait eu supercherie là-dessous - puisque les voix n'étaient plus les voix - ou qu'à l'autre bout du fil, on contemplait en se gaussant mon air ahuri.

Je n'aimais pas ce téléphone. J'avais l'impression qu'il se payait ma tête, surtout s'il m'apportait l'accent grasseyant de l'oncle Robert qui ne parlait jamais sérieusement et prétendait me mystifier parce qu'il était le jumeau de papa.

Je n'avais pourtant jamais eu la naïveté de les confondre. Ça existe la voix du sang ! Et puis, il avait un moins gros ventre et aussi, au Nouvel An, quand il claironnait dès la porte : « Bonne année, bonne santé, une goutte et une galette après !  », son nez était tout froid et son haleine sentait déjà l'alcool.

Dans cette seconde pièce, un plateau de caramels mous me tomba sur le nez alors que je jouais à cache-cache. Je saignai un peu et pleurai à chaudes larmes. Papa me prit sur ses genoux, tout tremblant d'émotion et il foudroya la maisonnée du regard dans l'espoir de confondre le responsable de cet épouvantable accident. Mes larmes séchées, il me tint un long moment contre lui, ravie et à demi-sonmolente, un léger goût de sang et de dimanche dans la bouche car le dimanche seulement, après le dîner, il avait le temps de me prendre sur ses genoux et de m'y faire sauter en chantonnant.

Derrière une porte vitrée enjuponnée d'un rideau blanc, symbolisant le mur de la vie privée, s'ouvrait la grande cuisine aux murs de faïence. Nous y prenions nos repas autour de la table ovale. En comptant les « hommes », la servante et la couturière, nous étions souvent une douzaine. Les deux « hommes », coiffés dé la toque blanche, m'intéressaient beaucoup. Ils changeaient souvent de visage mais faisaient tous les yeux doux à ma belle et fraîche soeur Yvonne, si mignonne dans sa casaque de velours à côtes quand elle portait le pain. Quand papa faisait la tournée, ça se terminait souvent par la tournée des grands-ducs, alors...

Encore à présent, que Dieu me pardonne, lorsque j'entends une messe solennelle, c'est à ma soeur Yvonne que je pense, à ses longs yeux, au chapeau rose et velouté posé sur ses cheveux bruns, à son tailleur noir, à son foulard couleur chair qui, apparaissant dans l'ouverture de sa veste, était d'une matière si souple et si vivante qu'il semblait un morceau de sa peau.

Yvonne se tenait debout, au fond de l'église, près du bénitier, une jambe un peu ployée, dans une attitude de grâce inconsciente. Son regard doux et languissant lui donnait des airs de statue, de madone sans enfant, d'allégorie de la jeunesse et de la féminité.

Avec une indifférence très bien feinte, elle opposait le flou de ses yeux, le repos de ses traits, à l'acuité des regards. Moi-même, à quelques pas de là, je ne pouvais me tenir de la regarder de temps à autre pour m'assurer si elle était toujours aussi belle, aussi douce, aussi irréelle. Je n'étais pas loin de croire que l'encens, lancé vers la voûte par une jeune main, la voix haut perchée des angelots du jubé, le bruit de ressac des chaises grinçant sur le pavage, étaient un hommage à sa beauté.

Papa ne faisait pas partie des « hommes ». Il était le patron. Albert, de la maison depuis trente ans, s'il dormait dans la chambre des « hommes », occupait lui aussi une place à part.

Garçon de confiance, confident et nounou bénévole, il nous avait gâtées tour à tour toutes les six, nous menant à la ducasse, nous berçant, nous consolant et soufflant la fumée de sa cigarette dans notre fourneau-miniature pour nous persuader que le feu était allumé sous les casseroles.

J'aimais particulièrement l'un des « hommes » pour ses yeux fous et parce qu'il se prétendait marquis de la Riboisière Il m'écoutait parler sans jamais me contredire. Une amitié d'enfant à enfant s'était établie entre nous et je le suivais volontiers dans le grenier à paille. Il s'allongeait sur le sol et, debout à ses côtés, je lui faisais part de mes impressions tandis qu'il ne me quittait pas du regard, riant de ce rire particulier dont on ne savait jamais s'il s'adressait à vous ou à un interlocuteur invisible caché au fond de sa poitrine.

De la cuisine, pour atteindre la cour vitrée, il fallait grimper trois hautes marches de pierre bleue. C'est là que refroidissait le pain frais. Un jour d'inspiration satanique, mon amie Marcelle l'Abeille et moi avions grappillé une pincée de mie chaude à la saignée des pains de fantaisie, là où la carapace dorée et croustillante s'ouvre comme une délicate blessure.

Comme nous jouions à avoir peur du puits sombre de la cave à pâtisserie, maman survint, vit un pain entamé, puis deux, puis trois, crut un instant à une souris, à une invasion de souris et enfin, devant l'ampleur du désastre, commença à se poser des questions pertinentes. Alors nous eûmes réellement peur et, n'y tenant plus, nous quittâmes notre abri. En nous voyant passer, rasant les murs, maman cessa de se poser des questions.

La cave à pâtisserie était le domaine d'Albert. Au moment des grandes fêtes, il s'y engloutissait pour de longues heures, comme les gnomes qui s'enfoncent au coeur de la terre pour accomplir de mystérieuses besognes.

Ce n'était pas l'anneau des Nibelungen qu'il battait sur le marbre noir des tables mais le feuilletage... Il fouettait les oeufs en neige, pilait les amandes, cuisait le riz et les marmelades dans une affolante et lourde odeur de vanille, en léchant d'une langue distraite et professionnelle le doigt qu'il avait trempé dans différentes mixtures et l'essuyant ensuite à son tablier empesé de sucre et de farine.

Marcelle l'Abeille et moi le guettions souvent au faîte de l'escalier, attentives à ses allées et venues que nous signalait le frottis de ses espadrilles. Embusquées derrière les paniers d'osier, nous attendions l'instant de faire « ouh » lorsqu'il nous frôlerait.

A chaque fois il s'y laissait prendre, absorbé dans ce moment où il passait de l'ombre à la lumière, en portant à bout de bras, comme une bannière, le signe matériel de son excellence professionnelle. Oeufs de Pâques tout neufs, bûches de Noël et parfois gâteaux de mariage : crémeux chefs-d'oeuvre, jardins baroques aux roses trop bien moulées, plates-bandes liserées d'angélique et piquées de cerises, potagers de massepain, tours de Babel de l'ingéniosité naïve avec, au sommet, en guise d'étendard, un petit couple de cire.

L'hiver, la neige accumulée sur la verrière en pente de la cour vitrée y faisait régner un jour glauque. L'escalier de bois s'entortillait autour d'une rampe de fonte avant de plonger là-haut vers l'aile gauche. Mais à droite, au bout d'une passerelle, s'ouvrait la première porte de la chambre de maman. Cette chambre était posée comme un pont, comme une vigie, entre la façade noble et souriante de la maison et le labyrinthe sombre et, mystérieux, s'étendant au-dessus de la boulangerie et de la buanderie.

Là nuit, maman y était comme un capitaine à la barre de son navire. Malgré la double porte capitonnée, elle entendait les allées et venues des boulangers et les vibrations sourdes du pétrin mécanique brassant la première fournée.

Elle enregistrait la sonnerie du réveil dans la chambre des « hommes » car le vernis léger de son sommeil craquait au moindre bruit, laissant refluer la conscience. Immédiatement, les soucis étaient là, en foule et tout armés. Elle tendait l'oreille, anxieuse de percevoir le pas feutré du premier levé, chargé d'allumer le four.

Au bout de dix minutes, si elle ne l'avait pas entendu, elle traversait la passerelle à tâtons pour frapper à la porte des « hommes », la deuxième à gauche dans le couloir obscur. Puis, fantôme pudique enveloppé de la tête aux pieds d'une longue chemise blanche, elle rentrait chez elle, rabattant sans bruit la porte capitonnée.

La double porte de la chambre de maman en faisait un sanctuaire. Lorsque, retenant d'une main la première porte, je découvrais le cuir brun parsemé de gros boutons ternes de la seconde, une appréhension solennelle me prenait qui suspendait mon geste.

En jouant à cache-cache, il m'arrivait de me blottir entre ces deux portes mais j'avais le coeur battant comme si je commettais un sacrilège, une profanation. Et aussi écrasée par le velours épais de la pénombre, n'étais-je pas un peu comme au cercueil ? Mort plus troublante que la vraie mort puisque je vivais, le souffle seulement un peu court à cause de la chaleur et du manque d'air.

Très petite, j'ai dormi dans un lit-cage, dans un coin de cette chambre. Plus tard, lorsque j'en fus exilée, j'y revins une fois ou deux à l'occasion d'une maladie, d'une grosse fièvre. Et la nuit lorsque je m'éveillais en proie au cauchemar, maman me prenait dans son lit, entre elle et papa.

0 délectable rougeole, angine bénie qui me transportaient dans le monde rouge sombre de la fièvre ! J'étais lucide et bien éveillée et pourtant je délirais. Par une illusion dont, adulte, je me suis malheureusement guérie, il me suffisait de serrer très fort les paupières dans le noir et, ensuite, de les écarter, pour voir danser devant moi une multitude de petits cercles rouges. Un léger effort d'imagination et ces petits ronds devenaient des perles, des bijoux qui roulaient devant moi et m'escaladaient, enjambant ma poitrine, glissant et ondulant dans l'air comme sur un tapis roulant. Dans la chaleur du grand lit, le jeu était encore plus dépaysant. Sauf la tête, j'étais d'une merveilleuse légèreté.

Venait ensuite la convalescence et cela aussi était très amusant. Je continuais à être un personnage. Le docteur m'avait jugée pâlotte et conseillait la crème fraîche. Papa en avait apporté un grand saladier et mes soeurs, rangées autour de la table, s'extasiaient. Je la vois encore, cette matière blanche et précieuse, destinée à moi seule et dans laquelle je trempais royalement, gravement, quelques fraises.

Dès l'enfance, le sommeil et la nuit tinrent une grande place dans ma vie. Dans cette maison pleine de filles, il nous fallait dormir par paires dans un grand lit. Je dormis tour à tour avec différentes soeurs, changeant au fil des événements, de chambre, de lit et de sensibilité nocturne.

J'occupai même un moment la chambre de bonne, voisine de l'immense grenier dont les lucarnes s'ouvraient sur les lointaines cheminées de Jeumont. Pourquoi avons-nous dormi à la mansarde, Lison et moi ? Par pur caprice peut-être. Il y avait de grossières couvertures rouges (les bonnes dorment sous des couvertures de soldat, c'est bien connu !) et cela sentait le moisi. Le sommeil y était lourd, violent, vénéneux, propice aux cauchemars et aux rêves troubles.

Lorsque je sortis de mon petit lit-cage pour dormir avec une grande, je partageai d'abord le lit de Louise. Odette venait de se marier et nous couchions dans ce qui resta toujours sa chambre. C'était une chambre de la façade où je trouvais mal le sommeil. Le bruit des voitures m'y tenait longtemps éveillée. Je guettais la trace lumineuse dont le plafond se trouvait balayé à leur passage, comme l'émouvant sillon d'un phare sur la mer calme. Et ce long doigt de lumière effleurant la placide surface émaillée était vraiment une invitation au voyage.

L'été, je n'en finissais pas de m'endormir. Une rumeur de voix montait de la rue, un piétinement doux comme le bruit de l'averse. Des gens prenaient le frais sur le seuil, des enfants s'activaient à une interminable partie de gendarmes-voleurs, courant sans fin sur les beaux trottoirs lisses, ivres de mouvement et de vitesse, fuyant sous la nuit tombante comme l'hirondelle sur la mer, avec l'espoir insensé de retenir un instant encore l'aile soyeuse du soir qui déjà les frôlait, moite, douce et aveugle comme une chauve-souris.

Louise venait enfin se coucher. C'était une très gentille grande soeur. Elle nous préparait des salades de fruits, avait des taquineries si tendres, des pincettes si amicales dans nos joues, des surnoms si drôles à nous prodiguer. « Sidonie Panache, ma petite vieille, Caroline Dindinne », que nous lui pardonnions son indiscrète manie de nous vérifier les ongles et les oreilles, ainsi que sa façon de nous flairer comme un chien de chasse et de nous tâter dans tous les sens, pour se faire une opinion de notre santé.

Mais elle était hypersensible. Pour un rien elle était dégoûtée ou elle avait le nez rouge. C'était une écorchée vive et il ne fallait ni remuer trop fort dans le lit, ni lui souffler dans le cou, ni lui effleurer les pieds d'un coup d'ongle. Elle aimait dormir avec moi car ma chaleur lui était douce. Elle m'impressionnait fort et il lui arrivait de s'agenouiller, certains soirs, au pied du lit pour faire sa prière, avec un visage si froncé et le coeur tellement gonflé de soupirs que j'aurais voulu la consoler pour cette peine obscure avec laquelle je sympathisais.

L'hiver Louise empruntait les longs caleçons de papa et elle les portait sous sa chemise de nuit. Elle dormait avec un chandail et un passe-montagne mais son nez restait rouge et frémissant. Meurtri, vexé, martyrisé, héroïque, il pointait seul avec désolation, comme un fanal dérisoire, de ce paquet de lainage, de flanelle et d'ouate thermogène dont elle était tapissée.

Parfois, malgré mon amitié pour Louisette, je souhaitais dormir avec une personne moins rétractile, surtout lorsque de la chambre noire m'arrivaient les beuglements de joie de la grosse Lison qu'Yvonne faisait rire en se livrant à des drôleries. Pour ma part, j'aimais surtout la danse des bols mais ça, c'était à la cuisine, quand elle essuyait la vaisselle.

Un soir, j'obtins de dormir avec Yvonne. J'en éprouvai une grande joie, suivie aussitôt de la profonde mélancolie du désir enfin satisfait. La nuit, je m'éveillai, mal à l'aise. Peut-être parce qu'Yvonne dormait trop bien, en respirant fort et que sa présence la nuit m'était étrangère ? Je m'agitais, luttant contre l'impulsion d'aller rejoindre Louise. Je finis pourtant par céder. Je me levai, traversai la salle à manger à tâtons et, toujours sans songer à allumer, le palier.

Je m'arrêtai, indécise, à la porte de l'autre chambre, n'osant pas entrer carrément car je risquais d'éveiller Louise. Toutefois, je ne pouvais rester là. Je me mis donc à gratter au chambranle, espérant et redoutant être entendue, comme un chat maraudeur, poussant de la patte et du museau, au retour de ses expéditions nocturnes, la porte qu'il ne peut franchir sans éveiller l'attention.

Louise avait l'ouïe fine, une de ces ouïes promptes surtout à saisir les bruits suspects ou imaginaires. Mon manège la glaça d'horreur. Elle mit d'abord la tête sous les couvertures et puis, de nouveau, elle écouta. Cette fois le doute n'était plus possible. D'un grand élan elle se rua à bas du lit, s'élança sur la porte et, l'ouvrant, cria d'une voix sépulcrale : « Qui est là ? »

Son soulagement et sa rage en me découvrant à la place du fantôme ou du malfaiteur furent si grands qu'elle me savonna chaudement les oreilles. Je ne pus jamais fournir d'explication à ce caprice pour la raison excellente que je n'en trouvais pas.

Le matin, avant de partir en tournée, Yvonne tenta une dernière fois de me faire parler. Elle s'agenouilla devant moi et, levant la tête pour mieux me scruter, elle dit : - Qu'est-ce qui t'a pris cette nuit ?

Je ne répondis pas. Je n'avais rien à dire. Je me contentais de la regarder et de la trouver belle. Elle portait un béret alpin incliné sur l'oreille, une veste de velours à côtes et la courroie de la sacoche de cuir lui barrait la poitrine comme un baudrier. Ses souliers étaient bien cirés et elle portait une jupe de gabardine grise. Son visage de belle brune, aux traits réguliers, était encore éclairé par un maquillage vif (elle avait une rosette de fard sur le menton). Ses longs sourcils arqués, soulignés de crayon brun, éveillaient surtout mon admiration.

Lorsque je commençai à dormir avec Lison, je connus une dormeuse bien différente de Louise. Elle avait un sommeil innocent et paisible. Le soir, il me fallait l'endormir en lui racontant des histoires. Heureusement elle sombrait vite, parfois même avant que je m'en aperçoive, ce qui me permettait de lui resservir le même épisode que la veille. Parfois pourtant elle ne marchait pas et il fallait vraiment inventer.

Un rouge soir d'été m'est ainsi resté dans la tête. Par la fente des tentures, un peu de couchant colorait la chambre tout entière, avivant l'orange de notre couvre-lit et rosissant les joues roses de Lison qui m'écoutait, avec un demi-sourire satisfait, en faisant un menton gourmand, les yeux fermés mais les paupières frémissantes, ce qui prouvait qu'elle ne dormait pas encore. Et moi, du coin de l'œil, je la guettais, attendant que son sourire se fige pour tarir, comme on ferme un robinet, le filet de voix monotone dont je la berçais.

Et maintenant que j'y songe, dans la cave à pâtisserie nous avons aussi dormi, Lily et moi. Pendant la guerre, la gourmandise étant devenue un vice honteux, frustré et inassouvissable, la cave à pâtisserie était entrée en sommeil. Ses voûtes lui donnèrent bientôt une nouvelle affectation. Elle devint « l'abri », une sorte de lieu bizarre et un peu macabre, tel le salon sous-marin du ténébreux capitaine Nemo.

En dépit des soupiraux occultés, des outils et de la lampe à carbure rassemblés dans un coin, au cas où nous nous serions trouvés ensevelis et encore cela semblait-il toujours un jeu - le plaisir pervers de se faire peur - on s'était ingénié à rendre les lieux confortables.

Un vaste canapé dans lequel cinq personnes pouvaient se tenir côte à côte était adossé au mur, flanqué de deux sièges d'auto. Le vieux phono à pavillon avait été extrait du grenier avec sa collection de disques nasillards et il était là, plus « voix de son maître » que jamais, prêt à faire le beau et à japper au moindre tour de manivelle pour bercer nos nuits blanches.

Dès que les meurtrières abeilles commençaient à bourdonner, Lison et moi, nous nous levions. Si nous nous attardions un peu, Mme Camille, qui dormait chez nous, venait ululer à la porte, d'une voix propre à nous flanquer la frousse si nous ne l'avions pas eue : « Tu viens, Lison ? »

Nous descendions donc toutes les trois et nous rejoignions Albert, les yeux papillotant de sommeil. Maman arrivait ensuite, serrant sur son ventre la cassette à sous. Quant à papa, rien ne l'aurait fait sortir de son lit. Cet homme tranquille cultivait en effet l'ambition de mourir dans son lit, bombe ou non, guerre ou pas.

Tout le temps de l'alerte, Mme Camille accompagnait les avions et le phono, mezzo voce, d'un sourd et continu gémissement qui lui montait des entrailles. Sa panique était devenue si obsédante pour Lison et moi ‑ nous en essuyions les premiers effets ‑ que nous imaginâmes de dormir à la cave dans des lits de fer. Cette solution avait l'avantage de supprimer les désagréables descentes, à peine éveillées, dans les escaliers tout noirs, talonnées par le souffle court de Mme Camille. Mais, notre projet mis à exécution, il en résulta une nuit si lugubre que les pérégrinations dans les escaliers furent encore jugées préférables.

La salle à manger se trouvait au premier étage. Elle avait trois fenêtres donnant sur la rue. C'était pour moi le lieu du recueillement et des rêves de grandeur. Chaque bibelot m'en paraissait unique et je ne doutais pas que ce fût là l'endroit le plus élégant et le plus raffiné du monde. Les meubles Louis XV, à l'acajou marqueté et pâli, regorgeaient de belle vaisselle à filets d'or et de nombreux trésors : inutiles couverts d'argent dans des écrins toujours clos, serviettes damassées, menus à l'encre pâlie et si un camion passait dans la rue, il éveillait la voix grelottante des verres de cristal.

Un ensemblier minutieux avait peint aux quatre coins du plafond des corbeilles de fruits et il avait encadré les fenêtres voilées de tulle de tentures de soie bleue, rayées et doublées de jaune, comme je n'en vis jamais plus.

Blottie près de la fenêtre, au creux d'un fauteuil, j'étais une marquise tandis que dans la rue ensoleillée et pleine de rumeurs, le commun des mortels défilait, dans l'odeur fraîche du matin : ménagères flâneuses, le cabas-alibi à la main, ouvriers à vélo et la petite vieille colportant son cresson. Par l'échappée d'une ruelle j'apercevais un morceau de voie ferrée, un panache de fumée ou une tranche de locomotive. Je regardais ça de très haut, de très loin, comme d'une tour car j'étais revenue de tout, depuis des siècles que je trônais dans mon fauteuil.

Sur le mur de la maison d'en face se détachait une affiche vantant l'eau de Spa. Un pierrot vêtu de rouge jouait à saute‑mouton par-dessus la bouteille. Léger, joyeux, fantasque et les jambes largement écartées, avec une bouche souriante qui semblait dire « holà » parce que l'eau pétillante qui jaillissait de la bouteille le portait, l'élevait dans l'air comme ces balles dansant à la foire sur un jet d'eau.

J'aimais beaucoup ce pierrot chevauchant un geyser. Sa folie, son impossibilité me fascinaient. La gaîté, la fantaisie, les bulles de rêve et de contre‑réalité qui sortaient sans arrêt de sa bouche en forme d'O m'enchantaient, me fortifiaient dans la conviction encore informulée que ce qu'il y a de plus prodigieux dans l'existence se passe dans notre esprit.

Le piano était bien entendu dans la salle à manger. J'aimais en soulever le couvercle, ôter des touches, comme on pèle un fruit, la bandelette de feutre rouge et, sur l'ivoire jauni, jouer La valse à Hélène ou A toute vapeur, sommets que mon indolence ne dépassa jamais. Pourtant, je faisais consciencieusement mes gammes et Mme Lami (0 nom prédestiné !) me disait douée.

L'après‑midi, il faisait très calme dans la salle à manger. A peine percevait-on vaguement la sonnerie du magasin et le bruit des gammes n'étouffait pas la rumeur de mon sang qui me bruissait curieusement aux oreilles. L'estomac serré, j'avais peur. De quoi ? De rien, si ce n'est du calme et de la solitude.

Cependant, le théâtre de mes plus savoureuses peurs restait sans conteste l'autre extrémité de la maison. Débutant avec le long couloir obscur, ma panique progressait avec lui par quelque bout que je le prisse. Si je m'y engageais venant de la cour vitrée, j'avais d'abord à ma gauche, le grenier à farine avec son escalier raide, aux marches incurvées par où, dans un cauchemar que j'avais régulièrement, endormie ou non, un homme à vélo me fondait dessus, armé d'un long couteau acéré.

Moi, pressentant sa venue et regardant la porte encore close avec des yeux écarquillés, je restais clouée sur place. Lorsqu’enfin je parvenais à m'élancer en avant, la porte s'ouvrait et mon persécuteur cycliste fondait du haut des marches comme un aigle. Pour lui échapper, je devais m'élancer dans l'escalier qui descendait en tournant dans la cour vitrée. A nouveau paralysée, il me fallait le contact de la lame entre mes omoplates pour me décider à plonger, volant à mon tour et effleurant à peine l'arête des marches.

Venait ensuite la chambre des « hommes » où j'entrais parfois sur les talons d'Albert. Elle répandait une odeur de lits pas faits et de farine et était poudrée d'un léger duvet blanc. C'était vraiment une chambre de boulangers, ne fût-ce que par ce curieux conduit qui la coupait du plafond au plancher et à travers lequel transpirait l'impalpable poussière de froment. C'est par là qu'avec un bruit sourd de cataracte, la farine dévalait jusqu'au pétrin mécanique de la boulangerie, entraînant un jour avec elle une souris vivante.

Au fond du couloir était la salle de bains. Elle ne servait pas qu'à se laver. C'était le pensoir de Louise. Elle aimait s'y asseoir par terre, le dos au mur et regarder mélancoliquement les cafards qui allaient et venaient, dédaigneux de la poudre verte déposée à leur intention le long des plinthes. Nénette la chatte, installée dans une boîte en carton, y allaitait ses petits.

Le couloir tournait ensuite à angle droit, butait contre la porte du grenier à papier, simple placard bourré de sacs d'emballage mais qui par son seul nom de grenier miniaturisait pour moi les terreurs du grenier à farine. A droite enfin, la chambre du bout, au bout de laquelle se trouvait pourtant une petite chambre éclairée par une lucarne : le cachot.

Ces deux pièces servaient de salles de jeux. Lorsque j'y jouais avec Lison et nos amies, je ne songeais évidemment pas à avoir peur mais si je m'y retrouvais seule, la panique me prenait au bout d'un moment.

Papa venait y tenir sa comptabilité. Il avait un bureau à volet fort impressionnant et quand il travaillait, il allumait un petit réchaud à gaz. Parfois il descendait brusquement, ne laissant derrière lui que l'odeur de sa cigarette, un peu de fumée bleue qui s'étirait. Je fixais le bureau en désordre, les factures, les bouts de papier griffonnés, le grand livre comptable et, tout à coup, le silence me pénétrait avec violence, un léger bruissement touchait mes tympans (le bruit même du silence), je restais immobile, sentant venir la peur comme on pressent le plaisir et demeurant lourde, impuissante à remuer. Mon cauchemar familier me prenait. Tout devenait menace, les objets autour de moi grimaçaient, l'air même de la chambre me collait à la peau et je respirais difficilement, oppressée comme un plongeur des abysses.

Dans le tumultueux silence, un tuyau de décharge coassa et me fit sursauter et puis, tout redevint calme.

J'aurais pu me sauver mais je ne le voulais pas, attendant, attendant... Et soudain, cela arriva. Le déclic, quoiqu’imperceptible, se produisit. Les portes de la maison se verrouillaient les unes après les autres, me coupant la retraite, me livrant à l'homme au couteau pointu qui bientôt surgirait. Alors, à la dernière seconde, avant que la porte de la chambre du bout se fermât elle aussi, je me ruai vers la sortie, galopai, titubant, vers la trouée lumineuse que faisait au bout du couloir la verrière de la cour.

La maison comptait une profusion de greniers et de chambres mansardées mais mon grenier préféré était le grenier à paille, pas un grenier d'ailleurs, une écurie veuve de son cheval depuis que papa avait acheté une automobile. Le souvenir du cheval demeurait dans la famille. Papa évoquait souvent Gamin, contant ses tours d'animal vraiment domestique, habitué à recevoir là un morceau de sucre, ici une caresse.

C'est donc là, dans la soupente, que je faisais mes confidences, au marquis de la Riboisière. Bien après son départ, je continuai à grimper dans notre grenier. Je découvrais de là quelque chose d'absolument merveilleux, une vue plongeante sur les jardins des voisins, quelque chose que personne ‑ à mon avis du moins ‑ à part le marquis et moi, n'avait vu : l'envers du décor en somme, l'angle insoupçonné.

Dans les riches potagers aux beaux légumes verts et luxuriants, tout laqués des violentes averses de l'été, quand un rayon de soleil fondait du haut du ciel et venait allumer les flaques, le monde entier se mettait à briller. Sur les fils télégraphiques, des milliers de gouttelettes glissaient, rapides et aériennes, comme un signe tangible de la multitude de mots qui s'y bousculaient, invisibles, acrobatiques, se tenant d'une main et courant vite, vite vers leur destinataire. De ces gouttelettes diamantées il en tombait de partout, en franges, en colliers brisés, en cascades, en perles étincelantes.

Le ciel redevenait bleu, se hâtant, jouant des coudes pour accélérer la fuite des gros nuages blancs parce que s'ils restaient là, on ne savait jamais. Le vent se mettait de la partie : les nuages se défaisaient, s'effilochaient, se réduisaient à un peu d'étoupe fuyant bien loin vers d'autres jardins et d'autres petites filles.

Les ramiers, les hirondelles, tous les oiseaux des environs s'élevaient dans l'air, le fouettaient en tournoyant avec un empressement de petites ménagères et s'activaient à la toilette du ciel. Lorsqu’enfin  il était net, ils s'y promenaient nonchalamment, virant de bord comme des voiliers.

Dans le jardin de chez Delhaize, un tablier rose à carreaux pointait au bout du sentier. C'était Gisèle venant nourrir sa basse‑cour.

Pour moi, c'était la grande époque de la zoologie. Je ne me lassais pas d'examiner nos propres poules avec la curiosité et la conviction d'un entomologiste tenant sous sa loupe un insecte rare. Leur affairement, leur prétention les rapprochaient tellement de l'être humain que je n'aurais pas été étonnée de les entendre parler, tout en grattant la terre d'une patte active, du prix du ver de terre aux dernières mercuriales et de la rareté de la feuille de salade dans les épluchures ménagères que je leur portais le midi, serrée dans mon sarreau noir d'écolière.

Me captivaient-elles ces poules ! Je ne me fatiguais pas de les regarder pondre, s'installer gravement sur le nid avec des airs concentrés de grand sage. Mais je détestais le coq ! Glorieux et rutilant, il faisait figure de pédant parmi mes braves poules toutes simplettes. Et il était brutal, la sale bête ! Il les martyrisait... Toujours grimpant sur elles et leur mordant la crête, tandis qu'elles caquetaient, affolées et battant des ailes.

Pauvre innocente ! Pouvais‑je me douter, à douze ans, que cette hâte, cette exigence, cette pauvre poule portant sur son dos son bourreau, comme une belette cherchant à la saigner et trouvant enfin la veine du cou, celle où la vie coule tout entière rouge et tumultueuse, et y plongeant les dents, pouvais-je penser que c'était l'amour ? Il fallut, des années plus tard, de longues explications pour m'en convaincre.

Du haut du grenier à paille, j'observais mes amies, les rousses, les grises, les noires, grassouillettes et déhanchées, avec leurs culottes de plumes qui les faisaient ressembler à des grosses femmes en dessous démodés et douillets. Je passais aussi des heures dans le poulailler, heureuse de recueillir les oeufs frais, à la coquille brune, encore tièdes parfois. Je restais tellement immobile et sage, perdue dans ma contemplation, que les poules pondaient devant moi, roulant un oeil grave et perplexe en s'installant sur le nid, avec des airs de couvre‑théières en plumes, si pareilles à ces cocottes en faïence peinte dans le ventre desquelles on trouve des bonbons, que je ne pouvais démêler qui copiait l'autre.

Avec la même foi dans le nid « inaccessible » du grenier à paille, assise je ne sais plus comment ni sur quoi, je pondais mes premiers vers. Une vieille poussière grise épaisse comme du velours et entremêlée de rayons de soleil, tapissait tout. La fenêtre s'ouvrait sur l'enchantement et les mystères quotidiens du monde que je regardais avec l'âpre ferveur d'un astronome solitaire, contemplant Vénus tous les soirs à l'heure où ses voisins vont se coucher.

J'évoquais la Dordogne que j'avais connue pendant la guerre et ses roses « petits coeurs brûlants doucement se fanant au soleil » et l'eau, la pluie, la neige, le soleil, le feu, toutes ces énormes et banales découvertes d'une sen­sibilité d'enfant.

0 ma maison natale, s'en est-il passé des choses dans ton caravansérail pittoresque et désordonné ! Tu fus le nid tiède et unique où nos parents nous aimèrent, où nous apprîmes à être ingrats, à aimer mieux ailleurs. Mais les années ne font que redorer ton image. Il suffit de penser à toi pour que se déploie la fleur de l'enfance, pour que l'amour filial que nous portons au coeur nous fasse mal à la façon d'une déchirante blessure car le temps est proche où nos parents seront plus impalpables que la poussière de tes briques, où nous nous dirons : « Les avons-nous assez aimés ? ». Déjà notre tendresse nous encombre. Nous n'osons pas leur dire trop souvent et trop fort combien nous les aimons, de peur qu'ils devinent d'où vient ce redoublement d'amour.

Songer à toi, la maison, c'est retrouver un kaléidoscope d'images mises de côté avec soin par notre mémoire, comme si nous avions pressenti que les souvenirs seraient un jour notre seule richesse.

Pourquoi sinon aurais-je retenu cette image de papa ? Un lendemain de joyeuse sortie qui lui avait attiré la rancoeur de maman et des grandes, profitant d'une accalmie dans le travail, il entra vers dix heures à la cuisine, sans se douter que son « petit pierrot » allait le photographier pour la vie. Une veste d'alpaga gris passée sur sa chemisette enfarinée, il s'assit à table et se mit à déjeuner d'un oeuf mollet dans lequel il trempait des mouillettes. Ses yeux étaient un peu gonflés et il avait déjà perdu ses dents éblouissantes qu'Odette lui connut jusqu'à quarante ans. Ses cheveux noirs commençaient à devenir rares. Sans examen et sans analyse, je le trouvais beau, malheureux de surcroît, lui qui respirait la bonté et l'innocence, d'être critiqué pour quelques fredaines sans importance.

Je m'assis à côté de lui et le regardai intensément, espérant lui faire comprendre par ce regard plein d'amour que j'étais de son côté et l'absolvais. Mais il ne remarqua rien et continua paisiblement à manger.

Un beau matin, je débouchai fièrement du porche, en blanc de la tête aux pieds, dans une petite robe de toile d'albène avec des manches ballon, un diadème dans les cheveux et tenant sur mon ventre, pour souligner mon élégance, un petit sac bon marché, choisi dans la boîte à jouets. J'entends encore le rire amusé des badauds faisant la haie sur le trottoir pour voir apparaître la mariée. Mon premier essai de mondanité fut donc un échec. J'avais cinq ans et j'étais demoiselle d'honneur d'Odette. Arborer ma première robe longue avait quelque peu perturbé un sens aigu du ridicule. Le rire des voisins me le rendit sans tarder et je tournai prestement les talons, me retenant à grand-peine de taper du pied.

Avec la même netteté, je revois le jardin : une pelouse mal peignée, deux lilas fusant inattendus de la jungle burlesque et dépenaillée où des chats noirs et tigrés jouaient aux fauves et nous, les enfants, à Robinson Crusoë.

Les lilas... S'ils n'avaient pas été là, Albert les aurait inventés. A la fête des Mères, il cueillait aux plus petites de gros bouquets. Ensuite, il restait là, derrière les branches mauves que nous tendions à maman, la bouche fendue, gêné et souriant avec une tendresse respectueuse. Et bien sûr c'est dans le jardin aussi que descendaient les cloches le jour de Pâques.

A présent, la maison a cessé d'être ma maison. Il m'arrive de loin en loin de passer devant elle et c'est à peine si je la reconnais. D'autres boulangers lavent à leur tour les vitrines, tuent les guêpes et cuisent le pain. D'autres petits enfants la parcourent et l'explorent.

Ai-je tellement grandi depuis l'époque où ma tête n'atteignait pas le comptoir de bois crème ? La maison, grande comme un continent tout entier, n'est plus qu'une étroite façade de briques rouges, vieillotte, dérisoire et gauchie comme si elle avait rétréci au sortir de l'eau bleue du souvenir. Ou comme si je n'avais atteint l'âge adulte qu'au prix de cette diminution de ce que j'ai trouvé si beau et si unique. Ainsi dans les contes de fées, sous un coup de maligne baguette, l'enfant grand comme un petit pois, s'allonge sans fin et se déchire de sanglots en cherchant à tâtons dans la poussière les débris volatilisés de ses jouets.

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Du métro aux gares, un microcosme à saisir

Ce n'est pas une nouvelle que je vous propose cette fois mais les impressions d'une incurable journaliste

DU METRO AUX GARES : UN MICRICOSME A SAISIR

Les transports en commun me fascinent.  Ce fourmillement d'êtres humains inconnus excite mon imagination.  La sympathie et l'antipathie jouent chacune leur partition.  Certains êtres vous attirent, d'autres vous repoussent.  Les plus beaux suscitent l'admiration, voire un désir fugace. Les plus disgraciés, quoi qu'on en ait,  errent aux frontières de notre tolérance humaine ou plutôt inhumaine.  A Bruxelles, dans le métro, c'est un patchwork de visages, de vêtures, d'attitudes relançant constamment l'intérêt, la curiosité. On navigue des tristes silhouettes musulmanes, tout de sombre empaquetées, à la chevelure strictement voilée, aux fringantes jeunes femmes noires, si élégantes, qu'elles soient vêtues à l'européenne ou entièrement vouées à l'exubérance multicolore de leurs boubous et de leurs foulards qui somment si coquettement leurs tête, en passant par les Indiennes enroulées dans des gazes brodées ou des soieries précieuses qui elles, privilégient les tons frais et acidulés. 

Les hommes se fondraient facilement dans une masse assez indifférenciée de blousons, de baskets et de jeans, s'ils n'en émergeaient grâce à leur  physique avantageux, leur touchante jeunesse, leur sex-appeal ou, au contraire,  par leurs disgrâces. Dans la masse de ces tenues modestes et décontractées s’enchâssent de rares adeptes de la cravate et du complet anthracite, tristement soulignés par l'attaché case dont les plus fonctionnarisés ne parviennent pas à se défaire. Je me demande toujours comment ils peuvent se résoudre à revêtir chaque matin ce cilice qui  oblige certains d’entre eux  à prendre une figure de carême.

Quand je me trouve dans le métro, je me demande si, lorsque je serai définitivement seule, amputée de mon compagnon, cet opéra cosmopolite, ce bouillon de cultures, cette mixture sociale auront le pouvoir de me distraire un moment de ma solitude.  Rien ne prouve d'ailleurs que "l'issue fatale", comme on dit si joliment, déboulera d'abord sur lui, mauvaise plaisanterie pour un homme si attaché à la vie.

Tous ces gens croisés dans les wagons ou sur les quais sont uniques.  Aucun destin n'en duplique un autre.  A chacun ses chagrins, ses bonheurs, ses manques, ses secrets. L'un respire l'opulence, l'autre ; une misère décente.  On  frôle des chagrins d'amour, des passions naissantes, des cancers en gestation, des conflits professionnels, des challenges réussis, des examens ratés.  

Que dire des sans abri ou des sans papiers, de ceux qui sont les deux à la fois ?  Qui sont-ils vraiment ? Le paysage est tellement brouillé qu’on ne sait plus qui est qui. Venus d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie, les exclus sont de plus en plus nombreux à arpenter nos trottoirs, à la recherche du droit de vivre, à côté des clochards nés ici. Les attitudes ne sont pas uniformes. Il y a le soulard jovial qui ne cache pas sa grande soif, la mater dolorosa berçant son enfant ou celui d’une autre, l’humilité feinte aux yeux baissés, la voix geignarde qui racole et, parfois, le visage farouche d’un seigneur de la pauvreté qui se contente d’être là, muet et immobile, comme un reproche vivant.

Ils sont nombreux dans le métro à traîner dans un grand sac en plastique ou dans un caddie déglingué tous leurs pauvres biens et à se transporter eux-mêmes de siège en siège, de station en station, tâchant de profiter au maximum d'un lieu qui les abrite des intempéries. Tout est fait d’ailleurs à présent pour qu’ils ne puissent prendre leurs aises. La plupart du temps les bancs où ils pouvaient s’allonger tout du long ont disparu, remplacés par des sièges fractionnés, dont les plus inconfortables se trouvent à mes yeux à la station Sainte Catherine.  Mais après la fermeture du métro, que deviennent-ils ?  Rejetés à la rue, comme des épaves vomies sur la plage de la solitude. 

J'ai souvent tenté d'imaginer le métro à deux ou trois heures du matin, dans le noir ou dans la pénombre, dans ce no man's land horaire où la vie active est réduite au minimum, où les rêves prennent le relais pour ceux qui dorment mais aussi pour ceux que le sommeil fuit.  Peut-être y a-t-il, ça et là, des présences cachées, des clandestins de l'ombre qui s'assoupissent tant bien que mal. On peut se demander la même chose pour les salles d’attente des gares. Y a-t-il un espoir de se terrer dans ces abris inhumains mais où, malgré tout, il fait chaud ?  Je m’estime privilégiée d’avoir un toit, une maison chauffée, et de quoi me nourrir sans problème. Même poser ses fesses en toute tranquillité sur une lunette de WC est un luxe. Que des êtres humains soient privés de ce bien-être élémentaire est un scandale.

Il nous est arrivé de tomber, vers 21 heures, gare Centrale, sur le repas servi par des scouts à des SDF, appellation froidement administrative, à laquelle je préfère substituer celle d’habitants des rues. Ces derniers mangeaient debout, parfois avec leur pauvre couvert en carton posé sur la saillie courant le long des murs du souterrain qui conduit au métro. C’est mieux que rien mais ça ne résout pas le problème de l’absence de toit, d’hygiène la plus élémentaire, de soins de santé. Où va l’Etat Providence quand il se décharge de ses devoirs sur la charité publique ?

C’est dans la salle d’attente de cette même gare centrale que nous avons pu entendre une conversation entre ce genre de paumés, scories de la société de consommation.  Une femme, jeune encore, manifestement alcoolique, tenait la dragée haute à quelques hommes passablement abrutis. Cette « marquise des anges » a envoyé l’un de ses servants lui quérir une canette de Gordon, tandis qu’elle achevait d’écluser la précédente. Elle se disputait ferme avec un Maghrébin qu’elle accusait d’avoir liquidé son chien. Ils étaient aussi insultants l’un que l’autre. L’un de leurs compagnons habituels, à ce que j’ai compris, manquait à l’appel. « Il est parti faire l’amour », a commenté l’un d’eux. Voilà pourquoi peut-être tous ces mâles supportaient patiemment la mauvaise humeur de la femme dont le bagou contrastait avec leur propre pauvreté de discours. Quand elle était suffisamment soûle ou triste, elle redevenait sans doute gibier, l’espace de quelques minutes. Le sexe restait donc prégnant dans cet univers sordide.

Un des hommes se plaignait du fait que les agents du chemin de fer avaient découvert la cachette où il serrait ses quelques biens et confisqué cette richesse : un lainage ou deux, peut-être une paire de chaussures.

L’assemblée se préoccupait du sort d’un compagnon qui avait été embarqué la veille à l’hôpital, suite à une overdose. Et tout à coup voilà que l’intéressé apparaissait. Il avait déserté son lit bien propre avant le petit déjeuner. Cigarette aux lèvres, il comptait ses sous, pour s’offrir, lui aussi, une canette de bière. Monde désespéré et féroce dont j’étais gênée d’être la voyeuse.

De temps en temps, surtout l’hiver, on apprend qu’un habitant des rues a été retrouvé mort sur les marches d’une église ou dans une entrée de métro. Et c’est souvent une personne qui la veille a refusé de suivre les services de secours qui lui proposaient un abri. Fait divers navrant qui aggrave le malaise ressenti chaque fois que je croise un clochard ou un mendiant – et ils sont de plus en plus nombreux – image tant de fois multipliée de la solitude absolue que certains tentent d’exorciser en entraînant dans leur misère, un chien, voire deux ou un chat. Le sort de ces petits compagnons me préoccupe autant que celui de leur maître. Ils n’ont pas choisi d’errer dans les rues,  pas plus que les chevaux n’ont choisi hier de mourir sur un champ de bataille ou de s’épuiser aujourd’hui dans un hippodrome. Nous traitons bien mal les animaux dont nous sous-estimons, j’en suis sûre, le degré de conscience.  Je pense souvent à un homme jeune, croisé plus d’une fois aux environs de la Bourse, mendiant, toujours avec une canette de bière à la main. Près de lui, sur un coussin, son compagnon, un superbe chat tigré, attendait patiemment, parce que cet humain le nourrissait et le chérissait. De cela je suis sûre, car par temps de pluie, l’homme l’abritait tendrement à l’intérieur de son blouson. Que sont-ils devenus ? Morts l’un et l’autre ? Et si le chat a survécu, a-t-il trouvé un nouveau maître pour le chérir ?

Au cours d'un trajet dans le métro, il arrive qu'un voyageur vous adresse la parole.  Pour vous offrir son siège par exemple,  ce qui fait toujours plaisir, tout en nous rappelant notre "grand" âge.  D'autres fois parce qu'il a saisi une de vos phrases et ne peut résister à l'envie d'y mettre son grain de sel.  Récemment, c'était à propos d'une affiche annonçant un forum sur l'énergie nucléaire, dont j'estimais que, pour une fois, il ne s'agissait pas d'une publicité idiote.  "Oui mais, s'insurgea notre vis-à-vis, avez-vous réfléchi au fait que les centrales nucléaires sont amorties et que nous continuons à payer l'énergie toujours  aussi cher ?" Comme nous allions bientôt descendre, je n'ai pas eu le temps de répondre à cet interlocuteur que si j'approuvais la formulation de l'affiche, ça n'impliquait pas que j'étais une inconditionnelle du nucléaire.

Plus gênant les confidences de ce "bon gros", les genoux encombrés de divers sacs en plastique, qui obligea un petit garçon qui l'accompagnait à me céder sa place.  Une autre place se libérant, le gosse demanda timidement s'il pouvait se rasseoir.  "Non, non, gronda l'adulte en désignant Jean, cette place est pour Monsieur.  Il faut apprendre le respect."  

Me voyant sourire, Jean me demanda pourquoi.  Je répliquai que le fils de ce Monsieur aurait voulu s'asseoir. Aussitôt le robinet d'une sorte de monologue se mit à couler. "Ce n'est pas mon fils.  C'est mon propriétaire.  Oui, son papa est décédé récemment et je suis son locataire ! Il collectionne les sacs en plastique de différentes provenances.  Je lui en ai rapporté toute une collection du Salon  de l'Auto.  Il en a déjà 700 !  Je vais bientôt lui ouvrir un site, pour en trouver d'autres et pour en échanger. 

Le petit garçon restait muet, timide et pâle, subjugué sans doute par cette espèce d'ogre bienveillant.  Je me demandai tout à coup jusqu'où allait la soumission de l'enfant car, tout à trac, par la vertu d'une transition que j'ai oubliée, le bavard nous déclara qu'il avait 55 ans, que sa vie était finie et son avenir derrière lui et que, depuis douze ans, il n'avait plus touché une femme.  "J'ai été battu pendant dix ans par mon père et ma mère.  Donc ce n'est pas d'eux que j'ai eu de l'amour et de la tendresse.  Ensuite je me suis engagé à l'armée.  Pas d'amour et de tendresse, là non plus.  Ma première femme m'a trompée sans arrêt.  Pas d'amour et de tendresse, une fois de plus.  Ma deuxième femme ne songeait qu'à sortir avec ses copines.  Encore un divorce.  J'ai trois enfants qui ne se manifestent presque jamais ».

Avant de quitter cet inquiétant personnage, nous avons encore le temps d'apprendre qu'il avait "fait des bêtises".  Deux accrochages avec sa voiture en un mois et un séjour à l'hôpital… Pour cause de blessure ou de désintoxication ?  Il ne l'a pas précisé.  Et comme nous ne sommes pas des fonctionnaires de police, nous l'avons laissé parler.  Quant à moi j'avais pourtant une foule de questions à l'esprit.

Dutroux me hante-t-il à ce point ?  J'ai eu peur pour l'enfant sans père, confronté à l'adulte autoritaire, apparemment bien intentionné mais traînant son fardeau de coups reçus dès l'enfance et sa chasteté délibérée ou non. Mon appréhension noircit peut-être le tableau mais il manque des pièces au puzzle dans lequel l'homme s'est dévoilé.  De quoi est mort le père de l'enfant ?  Que fait sa mère ?  Vit-il avec elle ?  Est-elle également sous la coupe du bonhomme ?  Nous n'aurons jamais de réponses à ces questions.

Une autre fois une femme encore jeune vient s'asseoir à côté de moi. Elle s'informe si le métro va bien dans la direction "Roi Baudouin".  Sur ma réponse affirmative, elle se détend un peu et commence à bavarder. Ce soir elle est invitée chez des amis. Dans le temps elle se déplaçait en voiture mais, à présent,  il est très difficile de trouver à se garer à Bruxelles, alors elle est venue en train. Mais, arrivée à la gare du Midi, elle a paniqué car elle était serrée de près par deux bronzés qui lui murmuraient dans la nuque qu'elle avait un beau cul. Elle aurait voulu se retourner pour les gifler mais elle n'a pas osé. Elle a simplement hâté le pas, comme si elle n'avait rien entendu, en serrant son sac contre elle car, comment savoir à quoi ils en voulaient exactement ? Que fait donc la police ? On n'est vraiment pas protégé !

Que répondre ? Que la grande ville, c'est comme ça ! Lui dire que peut-être, bientôt, les seules femmes respectées seront celles qui portent le foulard. Lui raconter que dans un ascenseur d'hôpital, deux garnements de douze, treize ans ont laissé traîner leurs mains sur mes fesses et que, lorsque je me suis retournée, ils se sont accusés mutuellement en riant, si bien que je me suis sentie désarmée et prête à rire moi aussi. Ce qui m'a le plus choqué dans l'aventure, c'est qu'un homme d'une trentaine d'années a cru bon  de me faire la morale à moi, m'exhortant à excuser deux gamins sans repères et  sans avenir. Je n'avais aucun besoin de ce prêchi-prêcha pour me faire ma religion. Je le savais que c'était moi la coupable, avec mon gros cul de bourgeoise bien nourrie, belge depuis des générations.

Revenons aux saynètes du métro. Il est tard. Nous sommes, Jean et moi, face à un jeune couple, flirtant avec le quart monde. Le garçon est maigre et hâve, en jeans crasseux, une casquette à devise vissée au ras des sourcils, il ne dit mot. Il semble indifférent à tout, plongé dans une méditation morose… ou une absence de pensée. La fille, la figure trouée de piercings, tient dans des mains pas très nettes au vernis écaillé une "mitraillette". Je la regarde, fascinée et admirative car elle parvient à manger avec appétit, sans salir sa veste, ce qui déborde de cette chose extraordinaire, véritable corne d'abondance de la mal bouffe dont l’odeur forte a envahi tout le compartiment et où je distingue des bouts de viande, des frites, du ketchup, une feuille de salade fripée, des rognures d’oignon. Le garçon ne mange pas. Peut-être que de voir du coin de l'œil ce qu'engouffre sa compagne, il a déjà soupé ?

Récemment, de passage en métro par la gare du Midi, j’ai aperçu, couché de tout son long, devant une rangée de sièges, un homme aux cheveux tout blancs. Quelques malabars avec au dos de la veste la mention : contrôle des tickets, se sont approchés de lui. L’un d’eux a shooté dans ses chaussures et tous de crier : allez, ouste, debout ! Mais l’homme restait plongé dans son sommeil alcoolique ou dans son coma, comment le savoir. Alors l’un des intervenants a tapé dans ses mains, comme on fait pour chasser une bête malfaisante, un rat peut-être. Puis le train a démarré, emportant sa cargaison de voyageurs, pour la plupart indifférents à la scène.

Pour ma part, cela m’a rappelé une autre scène, surprise un jour, boulevard Anspach, lorsque deux agents de police ont houspillé une mendiante, lui ordonnant d’aller faire ça ailleurs, de préférence dans son pays. Pour en revenir au malheureux prostré sur le sol, gare du Midi, il pouvait être un des ces alcoolos qui s’écroulent n’importe où quand ils ont fait le plein. Les préposés de la STIB ont l’habitude d’en trouver, cuvant ici ou là et ils s’emploient à les chasser. C’est vrai qu’on se tronche dans le métro et il m’est arrivé de rester pantoise devant un homme âgé lampant l’oubli au goulot d’une bouteille de vin rouge de deux litres. Quoi qu’il en soit, cette vision à la fois de déchéance et de brutalité, surprise au passage, était dure à supporter.

                                                                                    MARCELLE DUMONT

 

 

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Autour du comptoir

A ceux qui aiment les ambiances de bistrot, je propose ce texte pris sur le vif.

 

 

 

AUTOUR DU COMPTOIR

 

Willy était de taille moyenne, quand il se déplaçait comme tout le monde sur le sol carrelé de son bistrot.  Dès qu'il se retranchait derrière le comptoir il gagnait vingt centimètres, grâce au plancher.  Il n'en fallait pas plus pour qu'il regarde tout le monde de haut.

Il avait commencé par travailler en usine et par contribuer, chaque samedi et chaque dimanche, à la prospérité d'autres cabaretiers.  Cela, sans compter les lundis de kermesse.  Les jeunes filles pouvaient se désoler de voir ce garçon bien fait, aux beaux yeux gris bleu, délaisser la danse, lui tenait à vivre sa jeunesse.

Un jour, las de s'imbiber comme une éponge et de ne conserver d'appétit que pour les frites et les pickles, il s'était laissé annexer par une future mémère.  Il s'était marié, n'avait plus bu que du café fort et, grâce aux largesses de ses beaux-parents, il s'était  payé un comptoir dont il allait enfin connaître la bonne face, celle qui aligne les pompes à bière et le tiroir-caisse.

On ne voyait sa femme dans le café que le matin, à l'heure des seaux d'eau et de la savonnée ou pour servir les filtres et les bouillons que de malheureuses égarées s'aventuraient à commander dans ce temple du houblon.

Vers les onze heures entrait Joseph, le client le plus assidu.  Parfois il arrivait un peu plus tard.  Cela dépendait de l'heure à laquelle il lui fallait remplir la tâche à laquelle il ne se dérobait jamais.  Contrairement à ce qu'imaginent la plupart des gens, être chômeur n'est pas une sinécure. Ce métier, comme les autres, comporte ses tracasseries et ses aléas.  On peut vous obliger à pointer à huit heures, même par les plus froides et brumeuses matinées de novembre ou à onze heures, alors qu'il ferait si bon à ce moment-là, allumer sa pipe devant une spéciale, à la Brasserie des Sportifs.

Mais Joseph n'était ni amer ni mesquin.  Il ne parlait jamais de ses ennuis professionnels. Il tendait au discours philosophique.  Son penchant à l'abstraction et à la noblesse de pensée, il l'avait acquis durant les années où il était enfant de chœur, puis élève au séminaire, ensuite bedeau, et cette inclination ne s'était jamais démentie.

Il arrivait à Joseph, plongé dans une douce somnolence et rôtissant ses brodequins à la chaleur quasi maternelle de la massive colonne du poêle à charbon, de sourire et de hocher la tête, au souvenir des plaisanteries perfides décochées par les employés du bureau de chômage.  Il ne leur en voulait pas.  Ils n'avaient pas su se débrouiller !

Lui, Joseph, possédait un chic inné pour perdre très rapidement les places successives qu'il avait dû accepter depuis qu'il avait quitté la typographie. Son physique n'était pas son moindre atout, il le savait.  A quarante-cinq ans, sa chevelure en brosse était déjà d'un gris sale et son visage portait les stigmates de la longue malchance qui lui permettait de téter en paix le bien-être divin coulant des larges flancs du poêle, de sa vieille pipe et des fûts de spéciale.

Pendant une heure environ, Joseph avait la Brasserie des Sportifs pour lui seul. Par la porte entre ouverte de la cuisine on entendait le bourdonnement du rasoir électrique de Willy, la voix de sa femme et de sa mère.  Le poêle ronronnait et crépitait et les mêmes affiches,  sur les miroirs, à la même place que la veille, vantaient les mêmes bières et les mêmes apéritifs, par la vertu des biceps d'un malabar, amateur de bière virile, et le sourire d'une blonde évaporée, levant un verre de liquide rubis, de la même nuance que ses lèvres et ses ongles vernis.

La machine à sous, le billard, le football de table, le billard électrique étaient autant de tentations assoupies, toutes lampes éteintes, un décor dont on se demandait s'il allait se remettre à vivre.

Vers midi, le cordonnier arrivait à son tour.  Il était en pantoufles et en blouse grise.  Il avait été, lui aussi, élèves des jésuites.  C'était un homme digne, ancien combattant et, lors des commémorations patriotiques, il était aussi décoré qu'un sapin de Noël.  Il s'attablait avec Joseph.  Ils se mettaient à deviser gravement, faisant assaut de lieux communs, de maximes.  Le visage de Joseph, tandis qu'il rendait ses oracles, flottait dans un épais nuage de fumée de tabac gris, celui du cordonnier ; dans les volutes molles issues de son cigare.

La porte à présent s'ouvrait sans arrêt et d'autres habitués prenaient place, sans prêter grande attention au menu fretin des clients de passage que sans doute on ne reverrait pas demain.  Ecoliers échappés du collège, ouvriers des chantiers de construction, petits employés, couples furtifs dont la communion n'irait pas au-delà d'une heure passée sur la banquette inconfortable, main dans la main.

A la table voisine des deux compères se tenaient un homme et une femme, dans la trentaine.  Ils venaient de temps à autre chez Willy, manger un sandwich et boire un verre durant leur heure de table.  Ils étaient mariés mais pas ensemble, ce que n'induisait pas leur allure tranquille.  Ils étaient simplement collègues.  C'était une amitié quiète, pleine de silences.  S'il existait entre eux une attirance physique, elle ne s'exprimait pas.  Rien qu'une sympathie, des affinités littéraires, comme le goût partagé de la Vouivre de Marcel Aymé, les livres échangés, une certaine aptitude à la contemplation. Sympathie renforcée par le mépris commun des cancans de bureau.

Lui, réservé, secret, avec un humour froid, une contenance flegmatique et ne perdant jamais de vue qu'il se trouve dans son quartier ou peu s'en faut, qu'il lui faut saluer tout le monde et serrer des mains.

Elle, souriante, animée, attentive comme au spectacle, détendue mais observant tout.

Lorsqu'elle était là, Joseph, pourtant misogyne, à la fois par conviction et par commodité, se surpassait. Il rappelait désespérément à lui son intelligence, sa mémoire, toutes les réminiscences utiles, perdues dans les brumes de la spéciale. Il s'astreignait à une élocution laborieuse, fatiguait sa voix enrouée tandis que son nez rougissait dans son visage blême et il était drôle par éclipses.  Lorsqu'il avait réussi une boutade qui avait fait rire sa voisine, il tirait de sa pipe une large bouffée, pour masquer peut-être la lueur de satisfaction qui luisait sur sa physionomie.

-         Tu crois peut-être, disait-il au cordonnier, que c'est facile d'être bedeau et qu'il  suffit, pour s'enrichir, de voler les fleurs défraîchies des cimetières pour les refiler aux bigotes ? D'abord, moi je suis honnête.  Ma vieille tante m'a élevé comme ça. "Qui vole un œuf, vole un bœuf."  Ca ne m'intéresse pas ! Un œuf, passe encore, tu le mets en poche, mais un bœuf ?  C'est voyant… Bien sûr, il m'arrivait de vendre plusieurs fois le même cierge mais je n'ai jamais trafiqué de l'encens, des hosties ou des choses de ce genre, j'ai trop le respect de la religion ! Le sens du sacré, comme disait François "Maurois", c'est ce qui manque le plus à nos contemporains.  Des gaillards comme toi, vous n'avez le respect de rien.

-         Pardon, intervenait le cordonnier en tendant son cou de poulet déplumé.  La patrie est sacrée à mes yeux.

-         La belle blague ! Tu devrais postuler pour la place de Soldat Inconnu.  Une petite flamme, des fleurs, de temps à autre un discours, voilà qui t'irait comme un gant.

-         Tes plaisanteries sont de mauvais goût.  Chaque fois que la patrie m'a appelé, j'ai répondu présent !

Et le cordonnier se battait vigoureusement la poitrine, d'un air offensé.

Les yeux aqueux de Joseph frémissaient alors, comme un lac qui se ride sous la brise.  Il faisait un signe à Willy et celui-ci s'empressait de remplir les verres.  Il en profitait pour serrer la main du couple voisin, en affectant d'appeler la jeune femme  "Mademoiselle".  Il professait qu'il faut plaisanter avec les clients et, pas très sûr du bon accueil que recevraient des blagues salées, il se bornait à cette taquinerie, après tout flatteuse pour la dame.

Un jour, celle-ci entra seule et parut désorientée en n'apercevant pas Joseph.  Willy se sentit obligé de lui faire la causette, appuyé à la table voisine, sans lâcher son torchon.

-         Tu n'es pas avec ton amoureux aujourd'hui ?

-         Non.  Il paraît qu'il a la grippe.  Et Joseph, que lui est-il arrivé ?  Je ne le vois pas à son poste.

-         Il aura dormi trop longtemps.  C'est pour lui que tu viens ?  Je vais lui dire, il sera très flatté.

La conversation se poursuivit sur ce ton pendant un moment. La femme avait des yeux chaleureux et vivants,  et il lui était très difficile de feindre l'indifférence ou de cacher ses impressions.  Elle avait aussi un corsage plein que Joseph lui-même avait remarqué et dont, dans un accès de lyrisme, il lui avait fait compliment.  Elle n'y avait pas été insensible, cependant que son compagnon habituel avait tiqué devant cette familiarité.  A présent elle écoutait  Willy avec indulgence. On avait parlé un moment de Joseph, tellement serviable, bon enfant, doué même mais si paresseux !

-         C'est un Aztèque, répétait Willy avec conviction, un vrai  zigoto Avec ses mains à l'envers, il est capable d'enfoncer les clous par la tête.  Vingt fois il est tombé sur une bonne place et à chaque fois il a laissé choir.  Sais-tu qu'il a failli se marier ?  Il avait déjà acheté les meubles et tout et puis la donzelle a foutu le camp.

-         Il a eu du chagrin ?

-         Au fond, je crois qu'il était bien content.  Se marier, c'est avoir des obligations, devoir travailler, se laver et tout ça ! Tandis que maintenant il mange à peine et dort tout habillé. Quand tu bois, tu ne penses pas tellement aux femmes.  Ca ne doit pas fort le tourmenter. Sur ce plan-là, les hommes sont bizarres.  Moi, à six ans, j'essayais déjà de m'en servir.  Ce n'était pas plus gros que ton petit doigt mais j'essayais de le mettre à ma petite voisine.  Une vieille a tout vu, a couru le raconter à ma mère.  Qu'est-ce que j'ai pris comme raclée ! Je crois bien que j'ai passé trois jours à la cave.

Tandis que Willy rit, tout épanoui au souvenir de cette lointaine précocité, la jeune femme sourit du bout des lèvres, un peu gênée. Comparer le sexe d'un garçonnet à son propre petit doigt lui paraît d'un étrange mauvais goût.  Quel paysan, se dit-elle ! Tous ses souvenirs d'amour doivent être du même ordre.

-         Quand tu es petit, tu en remarques des choses à la campagne.  J'ai vu combien de fois égorger des cochons, tuer des poules ou des lapins.  Alors tu imites, tu veux faire la même chose. Une fois, chez mon oncle, toute une portée de petits cochons a crevé.  Avant qu'on les enterre, j'ai essayé de leur ouvrir le ventre.  Ca n'a pas marché.  Je n'avais qu'un coutelas en caoutchouc !

Willy, pour une fois en veine de confidence, aurait continué à brasser ses souvenirs d'enfance si un client n'était entré, un fan du foot et les deux hommes se sont plongés dans les mérites comparés du Standard et d'Anderlecht. 

La jeune femme retombe alors dans ses pensées.  Son collègue lui a téléphoné la veille.  Elle en a d'abord été flattée puis un peu mal à l'aise.  Etait-ce l'effet de la fièvre ?  Voilà qu'il lui avouait avoir rêvé d'elle, coiffée du petit chapeau blanc qu'elle a porté tout l'hiver, faisant de l'ombre sur sa vie. La formule était jolie mais inquiétante.  Il vaudrait mieux ne plus s'accorder ce coude à coude d'une heure.  Elle soupire.  Elle se plaisait pourtant bien chez Willy.  Comment dire cela à son copain ?  Trouver un autre intérim alors qu'elle a si bien fait son trou dans ce bureau ?  Merde ! Ces relations de travail qui deviennent trop tendres finissent généralement par tourner au vinaigre.  Perdre un ami pour une amourette ? Le jeu n'en vaut pas la chandelle.  Elle s'arrangera pour garder ses distances.  Elle se le promet avec élan mais il y a au fond d'elle un léger doute.  A-t-elle jamais pu se refuser un gâteau ?  Un sourire creuse une fossette dans le visage si mobile.  En voilà une comparaison pâtissière !

 

                                                                                                MARCELLE DUMONT

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Un combat qui se termine bien

 

Je vous invite à la découverte d'une historiette, inspirée des temps lointains où j'habitais rue des Tanneurs, à la porte des Marolles.

 

 

Cette fois, Antonino en avait assez ! Il poussa brutalement la porte de la remise et donna un coup de pied dans une cage à poules vide.

 

Après le grand soleil du dehors, on y voyait à peine.  Une âcre odeur de poussière et de vieilles choses prenait à la gorge.  Le garçon passa  la  main dans ses boucles drues et écarquilla les yeux. Il aperçut enfin, appuyée au mur du fond, ce qu'il cherchait : une voiturette de glacier, ornée de bouts de miroirs et dont chaque flanc portait sur fond crème un paysage italien.  Le décor lui faisant face représentait le Vésuve couronnant la baie de Naples, du moins pouvait-on présumer que l'artiste n'avait pas voulu évoquer autre chose.

 

Antonino s'approcha et resta en suspens, étourdi par une brusque bouffée d'enfance. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir les autres panneaux.  Né impasse du Fauconnet, en plein cœur des Marolles, dans le fumet victorieux des caricoles, il avait appris la géographie de l'Italie en interrogeant ce quadruple visage. Aussi à ses yeux le pays de ses pères tenait-il tout entier dans un panorama de Naples, les fontaines de Rome, le palais des doges et l'échelle de soie de Roméo suspendue au plus charmant balcon de Vérone.  Ces naïves illustrations l'avaient gardé plus italien que les tomates frites et le chianti du dimanche.

 

Attendri, Antonino effleura d'une main frémissante le panache du Vésuve, la retira noire de suie et l'essuya au fond de son pantalon.  Par petites secousses maladroites il fit pivoter la voiture.  Lorsqu'elle fut dans la bonne position, face à la porte qui béait à quelques mètres, il lâcha les poignées pour se signer.

 

Si, après tant d'années d'abandon, la voiturette allait s'effriter avant de quitter son abri, son rêve tomberait de même en poussière.  Mais elle se contenta de gémir, coquetterie bien légitime à la fin d'un si longue relégation.  Cette plainte insolite attira la maman d'Antonino au seuil de la cuisine.  Elle resta interdite un instant puis se détendit comme un ressort.

-         Tonio, je t'avais défendu ! La voiture de papa ! Ah ! tête de mule !

 Si la mama l'avait osé, elle aurait giflé son fils, mais il avait dix-huit ans et en qualité d'aîné, la mort du père l'avait sacré chef de famille.  Antonino devina le combat et la considéra d'un œil terrible.  Il ne fallait pas, oh non, il ne fallait pas lui permettre d'arriver à cette extrémité.  Le moyen, pour un garçon giflé par sa mère, d'affirmer qu'à dater de ce jour, il agira en homme, sans se soucier des lamentations féminines ?

La main de la mama retomba dans son tablier et des larmes d'impuissance lui vinrent aux yeux. Antonino se fit câlin.

-  Aide-moi donc à la nettoyer.  Regarde ! Elle est encore toute belle.

La mère alors prit sa revanche.  Elle écarta le jeune homme d'un coup de coude.

-  Laisse donc. C'est mon affaire.  Papa n'aurait pas permis que tu y touches.

Et elle se mit en devoir de récurer la voiturette.  Antonino, autorisé à l'aider, transportait les seaux, rinçait l'éponge et la peau de chamois.  Le nettoyage terminé, tous deux se recueillirent.  Débarrassée du fard de la poussière, la peinture apparut fort écaillée.

    -  Je la repeindrai, fit Antonino avec ferveur.

- Et le Vésuve, tu vas donc peindre dessus et Juliette à sa fenêtre, ce n'est pas possible,   voyons, dit-elle, tout en s'essuyant les yeux du coin de son tablier.

- Alors je ferai des retouches de mon mieux.

Un silence religieux se maintint durant quelques minutes.  La mama le rompit la première.

- Tu vas vraiment t'en servir ?

- Oui, fit Antonio d'une voix forte et le torse bombé.  Je veux reprendre le métier de papa. Je ne veux plus ressemeler des chaussures dans une échoppe puante.  Je veux le soleil et le ciel bleu et… gagner de l'argent.

- Mais, que dira Angelo ?

- Je n'ai pas de comptes à lui rendre, fit-il d'un air à la fois troublé et résolu.

 

Quelques jours plus tard, Antonino quittait l'impasse en poussant la voiturette, toute proprette et fringante sur ses roues bien huilées.  Les cuves étaient lestées de crème glacée que la maman, en l'absence de matériel perfectionné, avait préparé à l'ancienne mode, dans des cuveaux garnis de gros sel.  Ensuite, un fichu jeté sur les cheveux, elle s'était rendue à l'église brûler un cierge.

 

Elle avait fait de même le jour où Antonino était entré comme apprenti chez le cordonnier et elle devait bien reconnaître que cela n'avait pas servi à grand-chose.  Raison de plus pour tenter d'amadouer le Seigneur cette fois-ci.

 

Quant à Antonino, il était debout depuis l'aube et se rongeait les ongles d'impatience.  Il avait vu le ciel prendre des tons fondants de sorbet et s'azurer, il avait assisté à  l'apparition du soleil. Sur le coup de dix heures, il sentit qu'il ne pouvait plus reculer.

 

La première personne qu'il rencontra fut Angelo. Celui-ci dévalait la rue, campé d'un air si hautain sur le siège de son tricycle qu'il semblait chevaucher un destrier.  A la hauteur d'Antonino il ralentit et se pencha vers lui, comme s'il doutait du témoignage de ses yeux puis, d'un coup de pédale impérieux, il accéléra sa descente.  Au bas de la rue il stoppa et attendit, les bras croisés sur la poitrine et il lui reluisait au soleil comme une paire de bottes bien cirées.

 

Le conducteur du Vésuve n'avait pas assez de toute sa présence d'esprit pour retenir sa voiturette qui tintinnabulait gaiement sur les pavés en pente raide.  En novice il ignorait encore comment freiner d'un coup de rein.  Il réussit pourtant de justesse cette première épreuve.  Arrivé près d'Angelo, il s'apprêta à affronter courageusement la seconde.

 

La chair trop bien nourrie d'Angelo et ses petits yeux noirs brillants comme des boutons tout neufs baignaient dans la lueur dorée du vélum en plastique jaune de son tricycle.  Il souriait aimablement.  En glacier moderne, il avait opté pour la traction à essence et de même qu'il avait relégué le joli parasol à raies rouges, il s'était prononcé pour les colorants et la crème minute.  Sa clientèle était nombreuse, son commerce prospère, son crédit auprès des jeunes filles illimité, il avait donc tout lieu d'être content de lui.

 

- Heureux de te voir, Antonino ! Tu es en congé ?

- C'est fini, le cordonnier, fit l'autre avec défi.

- Tiens ! Et pourquoi ?  C'est pourtant un bon métier. Mais pour ce qui est de ça, tu as pris la bonne décision, reprit-il en pointant l'index sur le Vésuve.

- C'est vrai ? fit Antonino avec émotion, voyant poindre une imprévisible entente cordiale.

- C'est sûr ! Au Vieux Marché, tu en auras bien cinquante balles.

    Sans attendre la réponse, il poussa sur le démarreur et s'éloigna en rigolant.

- Je te ferai voir de quel bois je me chauffe, hurla Antonino, en tendant le poing. 

    Et, saisissant sa trompette de cuivre, il y souffla rageusement.

 

   La première heure il ne vendit rien.  Soit qu'il suivît de trop près son rival, soit qu'il signalât sa présence avec trop de modestie.  Chaque fois qu'il était sur le point de sa décourager, il se répétait : Voici une semaine je faisais fondre de la poix sur le réchaud du vieux Léon.  Alors sa poitrine s'élargissait pour mieux humer l'air de la rue et le feu sacré se rallumait.  Son premier client fut un tout petit garçon costumé en cow-boy qui s'enfuit sans payer.  Cet incident l'inclina à témoigner à l'amateur suivant une méfiance exprimée carrément en ces termes : Fais voir tes sous !  La mère sortant d'une épicerie, surprit l'injonction et la prit en mauvaise part.  Antonino s'entendit traiter de gangster et de sale macaroni.

 

Une sortie d'école lui offrit enfin une chance.  Ensuite il cassa la croûte dans un petit café, assis près de la vitre, pour surveiller son bien et de peur de laisser échapper un client.  Cette journée décisive se passa ainsi vaille que vaille, dans des alternatives d'abattement et d'enthousiasme.  Vers le soir, Antonino stoppa dans une petite rue déserte et se mit en devoir de vider ses cuves, afin que sa maman crût que les choses s'étaient passées au mieux. Pendant ce temps il rêvait d'un petit salon de consommation, à front de rue, garni de miroirs et beaucoup plus luxueux encore que celui d'Angelo… Ce satané Angelo qui lui gâtait ses espoirs et apparaissait aux quatre coins de ses rêves glorieux, comme l'ange de Dieu veillant au seuil du Paradis Terrestre.

 

Cette nuit-là Antonino eut une indigestion et se promit de n'être plus jamais obligé de consommer lui-même sa marchandise.  Ce qui ne l'empêcha pas, le lendemain, dès dix heures, de surgir de l'impasse, non en bleu intimidé mais en combattant prêt à tout.  Sondant la rue d'un regard agressif, il aperçut son rival qui enfourchait son tricycle.  Ils étaient trop bien synchronisés pour ne pas y lire un signe du destin.  L'un des deux était de trop ! Angelo fondit du haut de la rue et rasa de si près le gêneur que l'intention de détruire le Vésuve et sa cargaison était manifeste.  Les deux garçons serrèrent les mâchoires en silence.

 

Le duel à mort devenait inévitable mais les pensées guerrières d'Antonino s'évanouirent comme un souffle de vent, à la vue d'une jeune fille en robe d'organdi rose qui surgit au coin de la rue et monta à sa rencontre en balançant les hanches.  Elle lui souriait.  Ravie de commencer la journée par une cliente si accorte, il s'apprêta à prendre la commande mais la fille se contenta de chantonner en passant : Bonjour, Antonino. Puis elle éclata de rire et poursuivit son chemin, sans se retourner, laissant notre ami ému, bouleversé.

 

Qui était cette belle inconnue qui, pourtant, semblait le connaître ?  Une payse à n'en pas douter, débarquée depuis peu de la mythique Italie.  Sa voix chantante confirmait ce que son physique indiquait si bien.  Pas très grande et potelée, la fille avait le teint brun, les cheveux noirs et annelés massés en chignon, l'œil étincelant sous le long sourcil de jais et ses lèvres charnues découvraient des dents éblouissantes.

 

Antonino regrettait fort de n'avoir pu mettre à profit la rencontre.  Il aurait pu… offrir une glace à la jeune fille… Lui demander son nom… Si elle était nouvelle venue dans le quartier ou si elle ne faisait qu'y passer.  Et même, avec un peu d'audace, lui fixer rendez-vous.

 

Son imagination échauffée ne se fixait plus de limites et il n'était pas loin de croire que s'il l'eût voulu, il  n'est rien qu'il n'eût obtenu de cette sirène en rose.  Il faisait une chaleur accablante et peu à peu la veste craquante d'amidon du garçon mollissait aux aisselles.  La sueur perlant sur son visage, il poussait sa voiturette comme en rêve par les rues étroites et ombreuses et il avait soif d'amour et d'eau fraîche.  Il allait, la tête bourdonnante de roman et de soleil, hanté par la voix chaude qui avait si bien prononcé son nom.  Sans y prendre garde il en changeait l'intonation, la gonflant de langoureuse tendresse.  Il allait à pas incertains, ne se souvenant de rien, ni du Vésuve au fond duquel la crème glacée commençait à fondre, ni d'Angelo, ni de ses ambitions marchandes.  Aussi récolta-t-il sans s'étonner la nuée de clients qu'il avait cherchée la veille avant tant d'âpreté.

 

A midi il lui fallut rentrer chez lui pour se réapprovisionner.  Pendant qu'il se reposait, les coudes sur la table, dans la fraîcheur de la petite salle au parfum d'ail et de savon noir, la mama vint tourner autour de lui comme un frelon, grasse et sombre, sans se douter qu'elle dissipait aux yeux de son fils un ravissant nuage rose.   Toute frémissante d'agitation, elle brûlait d'envie de conseiller son fils, de le seconder de son mieux puisque la chance semblait lui sourire.  La pincée de billets jetés sur la table par Angelo avait réveillé dans ses os une soif éteinte depuis longtemps, faute de pouvoir s'épancher.  Elle s'était rappelée les bons jours où son mari faisait choir dans la maison une pluie de piécettes qu'elle empilait avec tant de plaisir, avant de les ranger dans une vieille boîte à biscuits.

 

- Tu sais où tu devrais aller ? Dans les jardins de l'Albertine. Il y a des enfants qui jouent là tout l'après-midi.  Ca t'en ferait de la clientèle !

- J'y avais pensé, assura Antonino, pourtant incapable depuis la rencontre du matin d'une pensée mercantile.  Là-dessus il se leva et se remit en route, renouant avec ravissement le fil arachnéen de sa rêverie.

 

A cette même heure  Angelo venait, comme à l'accoutumée, de prendre possession de l'esplanade de l'Albertine et, laissant venir à lui les gamins, il leur distribuait d'un geste rond de semeur cornets et galettes.  Tout allait à merveille quand il aperçut Antonino et sa voiturette.  Il s'immobilisa.  Ses petits yeux brillèrent comme des couteaux qu'on aiguise et, son cou se gonflant de colère, son bouton de col sauta.

 

Possédait-il un tricycle, un salon de consommation, maintenait-il depuis cinq ans sur la rue du Faucon et extensions le monopole de la crème glacée, pour supporter qu'un apprenti vînt chasser sur ses terres ?  Il se dressa sur ses pédales comme un  coq sur ses ergots, son visage prit une teinte violacée.  Ses bras battirent et retombèrent le long de sa veste avec un claquement menaçant, ses yeux dardèrent un rayon mortel et sur le ruban de sa casquette le soleil alluma un reflet d'incendie.

 

Mais Antonino s'en fichait bien !  Il venait d'apercevoir, se prélassant sur un banc, la jeune fille à la robe rose.  Sa vue se troubla et il lui dédia un tremblant sourire.  Elle le lui rendit et lui fit un signe amical de la main.  La joie cloua le garçon au sol quelques instants.  Cela suffit pour déclencher le drame.

 

L'orage est souvent le fruit des jours les plus aimables et les plus bleus et l'événement s'annonça de la plus gracieuse façon.  La fille se détacha du banc comme une lourde fleur ployant sur sa tige et, ondulante, elle glissa vers son admirateur.  Celui-ci ouvrit d'un geste large ses deux cuves, heureux si elle acceptait d'y plonger les deux mains.  Tel un moineau lissant ses plumes au bord de la fontaine, elle avait en s'avançant de petits mouvements de tête qui mirent des ailes à l'amoureux.

- Te voilà, Antonino.  Donne-moi donc une boule à la vanille.

 

Mais Angelo était descendu de son perchoir.  Cette fois il suffoquait.  Il bondit comme un tigre, saisit la jeune fille par le bras et la rejeta au loin.  Ensuite son poing s'écrasa sur le nez d'Antonino.  Eberluée, la victime poussa un rugissement de rage.  L'amour, la jalousie, la rivalité commerciale, l'humiliation, la colère l'anéantirent puis, le soulevant aux cheveux, le jetèrent dans la bataille comme un tourbillon. 

 

Mais si Antonino était léger et souple et porté par la passion, Angelo était un lourd taureau de combat, rompu à la lutte et aux méchantes ruses et, tenant son adversaire sous le marteau-pilon de ses poings, il semblait vouloir le réduire en poussière.

 

Maria qui vivait le moment le plus glorieux de son existence poussait des cris aigus en trépignant.  Deux agents arrivèrent enfin au petit trot et séparèrent les combattants mais à ce moment Antonino gisait déjà, saignant et meurtri, à côté de sa voiturette, tandis que Maria sanglotait à ses pieds, agenouillée et repentante comme une Madeleine.

 

Il fallut transporter le blessé à l'hôpital.  Pieusement Maria reconduisit elle-même le Vésuve impasse du Fauconnet.  L'agresseur s'en fut passer quelques heures à l'ombre, destin digne d'envie par une journée aussi chaude.  Pendant ce temps l'agitation grandissait dans les deux familles par les bons soins de Maria, courant d'une mère à l'autre, avec une vélocité remarquable.

 

Tantôt elle épouvantait sa tante, mère d'Angelo, en lui peignant son fils dans les griffes de la loi, tantôt elle faisait pâmer la mère d'Antonino, en lui représentant son rejeton sanglant et inanimé sous le scalpel.  Tantôt elle émouvait l'une et l'autre en psalmodiant que les deux garçons avaient failli s'entre-tuer par sa faute.

 

Enfin tout ce bouillonnement retomba et les trois femmes revinrent à la réalité.  La convergence de leurs intérêts les mit d'accord et, chargées de présents, elles s'en furent à l'hôpital.  Antonino était allongé sur son lit, bien sage dans ses bandelettes, fatigué et la tête sonnante.  Le trio entrant sur la pointe des pieds le tira de sa torpeur.  Il crut d'abord rêver et se sentit mal à l'aise, comme s'il devinait que ces trois femmes, les deux noires et la rose, allaient changer son destin, comme des fées prêtes à se pencher sur lui pour marmonner des charmes.

 

La triple apparition s'approcha de son lit.  D'abord sa mère avec un sachet de reines-claudes  puis Maria, les bras encombrés de magazines et, enfin, la plantureuse mère d'Angelo, toute souriante sous ses fortes moustaches, et tenant à deux mains une énorme grappe de raisins ambrés.

 

Alors Antonino connut qu'il ne rêvait pas.  Sa maman se précipita sur lui, le tâta et le mouilla de ses pleurs.  Ensuite, rassurée de le sentir chaud et vivant, elle se laissa tomber sur une chaise et se signa.

 

Puis Maria entra en lice.  Elle se saisit de la main du blessé et, roucoulante, lui demanda pardon.  Elle s'informa en tremblant s'il ne souffrait pas trop.  Antonino se serait volontiers fait hacher menu pour vivre un tel moment.  Aussi fut-il trop heureux de se déclarer nullement offensé et tout à fait dispos.

 

- Mais Angelo ? Il est à la police à présent !  C'est ma faute ! Comme je le regrette ! J'ai voulu taquiner mon cousin, le faire mousser en allant te parler et tu vois ce qui est arrivé.  Promets-moi que tu ne porteras pas plainte, que tu prendras tout sur toi si on t'interroge. Fais-le pour moi et pour ma tante qui est désespérée.  Angelo fera la paix avec toi, c'est juré.  Il te laissera tranquille.

 

Antonino fit un signe d'assentiment.  Bien sûr il était déçu d'apprendre que Maria n'avait été gentille avec lui que pour mortifier Angelo mais il demeurait avant tout sensible à une tendre pression de main, au point d'oublier la brûlure des ecchymoses.

 

Les deux mères poussèrent un profond soupir de bonheur.  Celle d'Angelo déposa enfin sa grappe de raisins sur le lit et eut un sourire tout gonflé de reconnaissance. 

  

Impuissant et superbe, Antonino flottait entre deux eaux, dédaigneux de savoir quel coton lui filaient les trois Parques penchées à son chevet.  Amoureux et l'esprit envolé, il sombrait dans le sommeil, seulement relié au monde des vivants par la paume tiède qu'il continuait à serrer.

 

                                                                                                       MARCELLE DUMO NT

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Barcelone, presque un an déjà !

 

Vous plairait-il de découvrir les impressions d'une candide, découvrant en 2010 Barcelone, ville tant désirée ?

 

J’ai donc finalement accompli le voyage à Barcelone dont je rêvais depuis des années, pour un séjour d’une huitaine. Ma fille Claude a réussi non sans peine à me décider. J’en reviens très fatiguée mais éblouie. La fatigue que j’ai ressentie à arpenter sans fin les rues m’a permis de mesurer à quel point je suis rouillée et combien il est important pour moi de surmonter cette lassitude, si je veux rester alerte et donc « jeune » encore un moment.

Commençons par une sorte de pense-bête qui me permettra, je l’espère, de raviver mes souvenirs, avant qu’ils ne s’effacent tout à fait.

Nous sommes arrivées dans l’après-midi du lundi 20 septembre par un temps gris mais doux. Nous avons pris un taxi pour nous rendre à notre auberge de jeunesse qui se trouve 101, avenue Paral-lel.  

Le quartier est assez central car il est proche de la Rambla, la grande avenue commerçante, avec un large terre-plein central  où se trouvent les étals de souvenirs et où défilent sans arrêt badauds et touristes.

Nous nous sommes promenés dans les rues avoisinantes et j’ai constaté que le linge que j’avais remarqué dès notre arrivée, exposé sur plusieurs balcons, était toujours là, alors qu’il s’était mis à pleuvoir légèrement. Sans doute les ménagères qui l’avaient ainsi déployé, le laissant tout éclairé par le bleu ou le vert des persiennes voisines, étaient au boulot, à courir les boutiques, parties je ne sais où, les bras encombrés de toute une marmaille, que sais-je ? Dans la ville que nous visitons, il n'y a pas que des touristes plongés dans une sorte de magie mais des gens qui vivent leur vie de tous les jours. Et qui se signalent à nous par une lampe allumée, une silhouette passant devant une fenêtre ouverte, un cri venant de nulle part lorsqu’ils sont chez eux, retranchés derrière la fragile barrière de la vie privée, auréolés d’un mystère plus profond encore que celui des passants, petites fourmis affairées sur un sentier de la guerre dont nous ignorons tout.

Nous avons arpenté le quartier qui est mouvementé et assez modeste, avec des petits bistrots sympathiques et bruyants, des marchands de fruits et des bazars où l’on trouve à peu près de tout pour pas cher. J’ai acheté un couteau pour peler mes fruits du matin dans un de ces bazars. Ces commerces sont souvent tenus par des Pakistanais ou des Chinois.  

Nous avons soupé dans un petit café aux chaises vert pomme. J’y ai dégusté mes premières tapas barcelonaises. Effet de la découverte ? C’est là qu’elles m’ont semblé les meilleures. Nous avons goûté à l’excellent jambon séché du pays, puis à des anchois au vinaigre, servis avec du pain frotté de tomate fraîche. Nous ne nous sommes pas attardées car, avec la soirée qui s’avançait, l'endroit devenait de plus en plus bruyant, dans la mesure où  chacun s’efforce de couvrir le bruit de la télévision, malédiction à laquelle on n’échappe pas dans ce genre d’établissement.

Et puisque nous sommes sur le chapitre de la bouffe, nous avons constaté que l’on peut manger pour 10 euros : entrée, plat principal, dessert et une boisson, dans des établissements très fréquentés à la fois par les touristes et les gens du crû, par exemple dans le quartier gothique. C’est parfois réussi, parfois moins si on a fait un mauvais choix. Je me souviens d’un saumon grillé tout à fait acceptable mais aussi de sardines fraîches que Claude a été seule à apprécier. L’établissement dans lequel nous les avons mangées était très agréable d’aspect, avec une sympathique ambiance de brasserie à l’espagnole mais il était bondé et le service nerveux, pour ne pas dire expéditif, m’a rappelé les usines à bouffe françaises, où les gens attendent debout derrière votre chaise que vous leur cédiez la place et où les serveurs volent de table en table, comme s’ils ambitionnaient de remporter un marathon.  

Un autre jour, nous avons mangé des aubergines, associées à des pignons de pin et à du fromage de chèvre. C’était délicieux mais très salé. C’était le dimanche qui a précédé notre retour et nous étions à une terrasse, après avoir visité l’église Santa Maria  del  mar.

J’ai rapidement renoncé à mon verre de rouge au repas de fin de matinée car cela me coupait les jambes et nous avons énormément marché, façon la plus rationnelle de découvrir les charmes variés d'une ville où la surprise,  l'émerveillement et parfois l'effroi vous attendent à chaque coin de rue.

Un soir, nous avons échoué dans un restaurant assez chicard, tapissé d’une impressionnante collection de bouteilles de vin. Les familles qui y étaient attablées s’y trouvaient manifestement pour s’offrir un menu de gala.

Nous nous sommes cantonnées à nos tapas mais cette fois j’ai été déçue car mon jambon serrano avait été frotté d'huile et c’était très écœurant.  En revanche il y avait là une grosse femme qui servait et faisait l’article dont je me suis régalée. Imaginez une face lunaire aux paupières peintes en bleu, aux cheveux plaqués à la garçonne, surmontant une sorte de barrique sanglée dans un tablier noir. Mais quelle rondeur, quelle alacrité, quelles mimiques alléchantes pour appâter les dîneurs, avec force sourires gourmands et gestes expressifs des petites mains courtaudes aux ongles peints en rouge.

J’ai eu droit, en place de mon modeste verre de rouge, à une excellente bouteille entamée dont la serveuse m’a fait comprendre que je pouvais en boire à discrétion. Pour en revenir à notre serveuse et sommelière, elle me fascinait et j’aurais aimé en savoir plus sur elle. Me changer en petite souris pour l’observer dans l’intimité de ses heures de repos. Mariée ou non, homo ou hétéro, enfants ou pas, satisfaite de sa vie ou désabusée ? Mon instinct d’écrivain fonctionnait à fond et j’imaginais la même sympathique et inquiétante personne en maquerelle. Qu’elle avait été peut-être un jour, après tout. 

Pas très loin de l’hôtel nous avons découvert dans une rue transversale un sympathique bar-restaurant, le Zodiaque, sans télévision (enfin !). La patronne, jeune et très maigre, était chamarrée de tatouages, sur les bras, le cou et le dos. Je lui ai trouvé un charmant sourire et cette fierté innée que je prête toujours aux Espagnols, Catalans ou non. La musique diffusée en sourdine ne m’a pas gênée, alors que Claude l’a trouvée un peu lancinante. Nous avons mangé un plat très frais mais fort relevé, avec des légumes et du poisson finement émincés. Description sommaire pour un plat choisi par Claude dont le nom en catalan ne lui disait rien mais elle avait compris qu’il comportait du saumon.

Nous sommes retournés là deux jours plus tard et nous avons dû attendre en grignotant de toutes petites olives vertes que la cuisine s’ouvre à vingt heures trente. Nous avons bien mangé cette fois-là aussi, mais qu’on me réduise en tapas, si je me souviens de ce que nous avions commandé. Claude me dit avoir mangé des langoustines. Quant à moi, peut-être un plat de pâtes ? Le repas du soir a toujours été un moment agréable,  après une journée bien remplie, car je pouvais enfin boire un petit coup (très petit), me détendre et parler avec abandon.

Mon vieux désir de découvrir Barcelone est né, je pense, d’un reportage où il était beaucoup question des réalisations fantastiques de Gaudi. Pourtant le premier quartier qui m’a enchantée, le lendemain de notre arrivée, fut le « barri gottic » que nous avons découvert sous une fine pluie tiède, l’après-midi, après avoir sillonné la ville le matin en bus touristique.

Ce bus touristique permet d’avoir une vue d’ensemble de la ville car, avec trois lignes distinctes que l’on peut quitter ou prendre à loisir, il sillonne des quartiers très divers : de la Rambla à la mer, de la Barcelone du XIXème, avec ses grandes places prestigieuses, ses monuments imposants ou gracieux aux éblouissants quartiers modernistes, dans lesquels Gaudi se taille la place du lion, sans oublier le charme d’une végétation méditerranéenne, pleine de couleurs et d’odeurs de résine qui font s’ouvrir tout grand nos yeux et notre odorat, façonnés par la mer du Nord et gorgés de cieux gris et de pluie froide.

A Barcelone la mer est vraiment bleue, bordée de plages de sable où  bronzent  les inévitables adeptes du farniente, réduits de loin à la taille  de poupées Barbie. On découvre, à proximité du port et de la marina, le musée de la marine. Tout le quartier semble rayonner autour de  Christophe Colomb, perché très haut au centre d’une place, et montrant  impérativement la direction de Gênes.

Je me suis éprise ailleurs d’un éphèbe, mi homme, mi ange car il a des ailes en dépit de son sexe. Il domine une fontaine,  porte une étoile sur la tête et, comme il trône au centre d’une place très fréquentée, je ne saurai jamais comment il se nomme ni quelle allégorie l’a jeté là, pour nourrir les rêves et/ou la concupiscence des pauvres mortels qui ne sont pas de marbre. Je l’ai revu plusieurs fois au passage, toujours ambigu et énigmatique. J'avoue avoir une faiblesse pour les corps,  toujours plus au moins dénudés, de ce genre de sculpture et pour leur érotisme discret ou affirmé. Je les préfère à tous les héros solennels, supposés bienfaiteurs de l’humanité, engoncés dans la chape de plomb de leur redingote, surchargée de décorations, tandis que leurs mérites,  frappés du ciseau de l’immortalité, s’effritent pourtant doucement dans la pierre où on les a gravés.

Tout le monde ambitionne de gagner l’étage du bus touristique où la vue est meilleure qu’en bas. Si on a la chance d’être aux premières loges du perchoir, juste derrière le pare-brise, c’est un régal. On découvre à gauche, à la volée, des façades aux balcons extraordinaires, dentelle de pierre ciselée au premier étage et s’envolant plus haut dans des voltes en fer forgé. Ou porter les yeux car les murs ocre ou jaune, les volets bleus ou verts, les céramiques tarabiscotées, les toits aux encorbellements exubérants nous appellent de concert ? A notre droite un réverbère tourmenté,  orné d’une chouette de fer forgé, flanquée d’un pigeon, en chair et en plume, nous sollicite à son tour. Plus prosaïquement on découvre sur le toit des abris bus  une forêt de fils bleus que des touristes désinvoltes ou exaspérés ont arraché de  leur audio-guide.

L’odeur fraîche des halles géantes gorgées de fruits, de légumes et de fleurs monte jusqu’à nous, bouffée sensuelle, alternant avec l’austérité des églises romanes et l’exubérance des gothiques. Ces  halles s’offrent parfois le luxe de réminiscences mauresques. Les arènes que j’ai découvertes du taxi qui nous amenait de l’aéroport, sont elles, franchement arabes.

Et, tout à coup, le choc hénaurme de la Sainte Famille, cette cathédrale que Gaudi a rêvée, avec le désir secret, peut-être, qu’elle ne soit jamais achevée, entre fantasme démesuré et élucubration architecturale sans rivale.

L’architecture contemporaine de Barcelone m’a moins frappée, à part quelques buildings aux structures apparentes qui tranchent sur de monotones constructions cubiques comme il en existe chez nous. J’ai eu un coup de cœur pour un centre de recherche médical, sorte de tour de Babel tronquée, recouverte d’une cotte de maille brun clair, faite de multiples persiennes.

Pour en revenir au quartier gothique, il comporte pas mal de vestiges romains dont certains ont été utilisés pour la construction de la cathédrale. On y découvre de délicieux patios, comme celui de la maison de l’Archidiacre avec ses voûtes, sa fontaine, ses azulejos et son palmier pluricentenaire qui s’élance jusqu’aux galeries de l’étage.

Les petites rues qui cernent ce quartier sont pleines de boutiques et de camelots. On fait la queue pour visiter la cathédrale dont nous ne verrons finalement que le cloître plein de charme car, lorsque nous avons voulu pénétrer dans l’édifice, une messe s’y déroulait et un cordon rouge en barrait l’entrée. Nous avons toutefois pu nous approcher du retable de Saint Joseph qui vient d’être restauré et brille de mille lumières et couleurs, comme une baraque foraine, souligné qu’il est d’une ceinture de lampions, innombrables cierges se consumant dans des verres de couleur.

Si nous n’avons pas visité la cathédrale, nous avons découvert plusieurs églises au hasard de nos déambulations : celle de Bethléem, de Notre-Dame du Pin, de Notre-Dame de Miséricorde et enfin, la cathédrale de Sainte Marie de la mer, construite par les marins, sur leurs propres deniers, pour faire pièce à l’arrogante cathédrale financée par la bourgeoisie.

Partout j’ai pu constater la ferveur des croyants. La lueur des cierges tremblote aux pieds de Sainte Rita (particulièrement honorée) de Sainte Agathe ou de Notre-Dame de Miséricorde.  Leur chaleur irradie jusqu’à nos visages. Chaque chapelle latérale nous offre des motifs d’émerveillement et de réflexion mais, malheureusement pour moi, Claude ne s’intéresse qu’à l’art roman et aux vierges noires, alors que je pourrais rester de longues minutes à détailler les angelots, les fruits, les fleurs, les voltes et virevoltes de l’exubérance baroque. Je ne suis jamais saturée de la symbolique religieuse de mon enfance que je m’essaie à déchiffrer à nouveau. Si les quatre évangélistes me sont familiers, d’autres représentations m’échappent et j’aimerais retrouver leur signification, comme un mot que j’aurais sur le bout de la langue sans parvenir à le prononcer.

J’ai découvert dans les églises parcourues bien des sujets d’étonnement. Comme cette Vierge en grand arroi, portant dans ses bras son tout jeune fils, tout aussi élégamment vêtu mais exhibant déjà une croix suffisamment grande pour qu’il puisse y étendre son petit corps, s’il le souhaitait.

Ailleurs je suis restée pétrifiée devant une piéta où la Vierge, très grande dame, exhibant dentelles, brocards, velours et colliers de perles, porte sur ses genoux le corps nu, sanglant et supplicié du Christ. Comme Barcelone fêtait à ce moment sa sainte patronne : « Notre-Dame de Miséricorde », à grands renforts de musique, de réjouissances populaires et de défilés de géants, j’ai supposé que cette madone avait été mise sur son trente et un, pour les trois jours au cours desquels elle aurait la vedette.

Ailleurs encore un christ en croix portait une sorte de jupette vert pomme. Ce qui m’a rappelé mon étonnement lorsque j’ai découvert, dans la section romane du musée des arts de Catalogne,  un christ en croix, vêtu d’une sorte de pyjama bigarré.

Le dernier jour de notre séjour à Barcelone – nous reprenions l’avion le lendemain dans l’après-midi – nous avons donc découvert l’impressionnante et sobre cathédrale de Sainte Marie de la Mer, pendant une grand’messe chantée, par une jeune soliste  à la voix très agréable. J’étais charmée de retrouver ainsi des impressions d’enfance. Avec, il est vrai, un petit cachet exotique car, chez nous, je n’ai jamais vu une dame agiter un éventail pour se rafraîchir pendant l’office.

Si mes souvenirs sont exacts, c’est le jeudi 23 septembre que nous sommes montées à pied depuis notre hôtel, pour découvrir la Fondation Miro, sur la colline de Montjuïc, dans un environnement de jardins méditerranéens qui prépare à la découverte de l’œuvre si lumineuse, si fraîche et si éthérée de Miro, l’amoureux des femmes et des étoiles. Nous sommes montées lentement, nous reposant à chaque palier coupant la longue volée d’escaliers qui y conduit. A chaque étape des fleurs aux couleurs éclatantes débordaient des vieux murs, pour nous saluer doucement de leurs grands bouquets ondoyants.

La découverte de l’univers de Miro est passionnante dans sa diversité. En voguant à la découverte de toiles ou de dessins aériens, subtils et allusifs, on reste cloué par l’enchantement. Que dire de la monumentale tapisserie « de la Fundatio » si gaie, si colorée, si fantaisiste dans laquelle figure un chat, autre idole de Miro, à la grande joie de l’humble adoratrice de Messire Chat que je suis ? J’en suis restée baba. C’est beau comme un rêve d’enfant. Son complice dans cette belle aventure textile est Josep Royo. Ils l’ont tentée dans les années 70 et c’est vraiment une réussite, très éloignée des canons habituels de l’art de la tapisserie.

J’ai aussi été fascinée par les bronzes inspirés d’objets de récupération. Assurer de cette manière l’éternité à un vieux panier à linge ou à une poubelle, c’est une prouesse !

Ce même jour, dans l’après-midi, nous sommes allées à pied au musée national d’Art de Catalogne dont le bâtiment prestigieux abrite des collections remarquables d’art roman, d’art gothique, d’art de la renaissance, du baroque, du XIXe et du XXe siècle jusqu’au années 40. Nous nous sommes cantonnées de commun accord à l’art roman. Cette section est vraiment passionnante. Elle comporte entre autres des fresques prélevées dans des églises romanes des Pyrénées. A chaque fois une maquette montre l’édifice dont la fresque est originaire et l’endroit où la peinture murale se trouvait précisément. On y découvre aussi de nombreuses peintures et sculptures sur bois – particulièrement des christs en majesté et des descentes de croix, de l’orfèvrerie et de la sculpture sur pierre travaillée comme de la dentelle.

J’ai identifié sur un chapiteau, Adam et Eve, bientôt chassés de l’Eden, chavirés de honte et voilant leur sexe, tandis que le Serpent s’enroule autour du célèbre pommier. Car, bien que le fruit défendu ne soit pas décrit dans la Bible, il a plu à l’imagination humaine de le « croquer » le plus souvent sous cette forme. Ce n’est pas le cas dans « L’agneau mystique » des frères Van Eyck où il ressemble plutôt à une grenade.

Un autre jour nous sommes allées à la découverte du Musée d’Art Contemporain dont – hasard pour nous – l’entrée était gratuite ce jour-là. Nous y avons découvert entre autres dans la collection permanente plusieurs œuvres de Broodthaers dont ses variations sur le poème de Baudelaire « La Beauté », chef-d’œuvre absolu que j’adore depuis l’adolescence.  J’avoue ne pas voir ce que les chipotages de notre ami Marcel y ajoutent. Le côté intello récupérateur de Broodthaers n’est pas ce qui me branche le plus chez lui. Je préfère de loin ses casseroles de moules, ses assemblages d’œufs, ses vitrines pleines d’anthracite bien brillant ou son os d’ancien belge.

Une vidéo passait et repassait le très court métrage intitulé « Une pipe ça tire » dans lequel mon cinéaste de mari était à la caméra. La pipe y apparaît nimbée de fumée, puis fumant par le fourneau et par l’embout.

Les exégètes de Marcel ignorent bien sûr quelle part Jean Harlez,  en caméraman, apportait dans ces réalisations faites dans un esprit ludique, à la bonne franquette, par deux copains qui s’entendaient comme larrons en foire. Passons ! Le pauvre Broodthaers qui avait un fameux sens de l’humour s’amuse peut-être dans l’au-delà de la façon dont les marchands récrivent aujourd’hui son histoire. Ils ne risquent rien car il n’est pas prêt  de descendre du piédestal où on l’a hissé pour les démentir.

A part ça, visite assez indigeste pour moi car j’ai horreur de déchiffrer les rébus de l’art  conceptuel qui se baptise volontiers de gauche, alors qu’il est avant tout chiant et élitiste. Bien sûr il m’arrive d’être séduite, par exemple par ce « dessin sans papier » qui n’est autre qu’un encadrement en fin fil métallique, de Gego.

Grâce à Google, j’en sais à présent beaucoup plus sur cette artiste juive, née à Hambourg en 1912. Elle s’appelait Gertrude Goldschmidt. Elle est morte en septembre 1994, à Caracas, dans sa patrie d’adoption car la montée du nazisme en Allemagne a fait fuir sa famille en 1935. Architecte et sculpteur, elle a enseigné l’architecture à Caracas. Elle est particulièrement connue pour ses « réticulaires », sortes de sculptures aériennes en métal dont la fragilité de la structure donne un « tremblé » et une vision différente au spectateur, selon l’endroit d’où il la regarde. C’est du moins ainsi que j’interprète le charabia que, sur Google, la traduction instantanée de l’anglais en français m’a donné en pâture à ce propos.

Pour ce qui est de Craissac dont j’ai admiré une œuvre, j’ai simplement pointé un Didier Craissac, dessinateur mais aussi Jacky Craissac, un percusionniste, créateur de ses propres instruments qui écrit également  des textes et fait de la photo.

Côté exposition temporaire, le Français Wolman était à l’honneur, ainsi que Bennett. J’ai aimé du premier une toile brûlée montrant son châssis, un kaléidoscope, plus loin, des dessins « enfantins » associés à de brèves phrases narratives. Du moins je crois que ces œuvres étaient de lui. J’ai aussi interrogé Google à propos de ces deux artistes dont le premier s’est illustré dans le mouvement lettriste. Le second vit à New York  et peint de curieux petits paysages si fidèles qu’ils font penser à de la photo, me dit-on. Les reproductions que j’en ai vues me laissent assez perplexe. En tout cas, ceci prouve bien qu’on peut difficilement entrer dans l’art conceptuel, si on ne connaît pas déjà quelque peu l’artiste qui est exposé.

Ce même jour, alors que nous étions assises à une terrasse et dégustions notre dessert,  détendues et bavardant, Claude s’est fait voler son sac à dos qu’elle avait posé à côté d’elle et non entre ses genoux, comme elle le fait habituellement. Toutes à notre nirvâna, nous n’avons rien vu ni l’une ni l’autre. Mais, tout à coup, Claude a remarqué un consommateur courant après son propre bagage et parvenant à le récupérer. C’est alors qu’elle a réalisé la disparition du sien.

Heureusement il ne s’y trouvait ni argent ni nos papiers mais un superbe foulard peint à la main, un grande écharpe de laine, une petite veste imperméable qui m’appartenait et le pull que Claude tricotait avec amour pour le petit dernier de sa belle-fille. Une laine superbe, regrette-t-elle, et aussi un type d’aiguilles qu’on ne trouve pas en Belgique. Cela nous a évidemment un peu douchées. Mais, après tout, nous nous trouvions dans une ville de quatre millions d’habitants, ce qui implique une légion de pickpockets, mendiants, traîne-savates, paumés, drogués et  miséreux qui tentent tant bien que mal de survivre. Le lendemain, dans l’ascenseur de l’auberge de jeunesse, alors que nous évoquions notre mésaventure, un francophone – peut-être un Suisse ou un Luxembourgeois – nous a dit que dans la foule qui se pressait lors des festivités de Notre-Dame de Miséricorde il s’était fait voler son portefeuille. Il se retrouvait donc sans papiers et, j’imagine, sans argent. Pour reprendre l’avion, il allait devoir exhiber une attestation de la police, laquelle lui avait assuré qu’il n’aurait pas d’ennuis puisqu’il appartenait à l’Espace Schengen.

J’avais d’ailleurs remarqué, lorsque nous nous trouvions à cette terrasse, près du Musée d’Art contemporain, que certains individus qui passaient et repassaient avaient l’allure assez déjetée de gens qui vivent ou plutôt survivent dans la rue et errent sans but, si ce n’est de récolter une petite pièce ou l’occasion de se remplumer quelque peu sur le dos des bourgeois et des touristes.

J’en viens maintenant à Gaudi et au mouvement moderniste barcelonais qui m’avait tant fait rêver. Là, je reste sur ma faim. Si nous avons bien consacré plusieurs heures à parcourir à pied les lieux recommandés par le guide Michelin où découvrir les façades de ces merveilles, nous n’avons pénétré que dans la cathédrale de la Sainte Famille, en nous limitant au rez-de-chaussée car il fallait faire une file d’une heure et demie pour accéder aux ascenseurs. L’édifice que nous avons découvert est loin d’être terminé. Il comporte peut-être autant d’espaces interdits envahis par les bétonnières que de vitraux. Il n’en est pas moins surprenant par ses vastes proportions, son ode à la lumière, à la couleur et à la verticalité.

Je me suis fort intéressée à une exposition dédiée au rôle que la nature, la faune et la flore  jouent dans l’inspiration de Gaudi. Pendant ce temps Claude rongeait son frein.

Nous avons eu ensuite la mauvaise idée de grimper à pied la colline sur laquelle s’étend le parc Guël, chef-d’œuvre de Gaudi. En dépit de plusieurs escalators, il faut se farcir moult montées en pente raide, avant d’y arriver. Après ce bel effort, Claude a été prise de vertiges. Elle a proposé de m’attendre pendant que je visiterais le parc mais l’escalier monumental qui en marque l’entrée m’a découragée. Je n’avais plus de jambes ! Nous avons pris un taxi qui passait, pour rentrer à l’Auberge et y prendre un repos bien mérité. Nous étions mortes de fatigue toutes les deux et Claude ne se sentait pas très bien.

Il est vrai qu’au cours de la matinée nous avions déjà pas mal marché et visité la cathédrale de Sainte Marie de la mer.

Pour ce qui est des bâtiments dus à gaudi et à ses confrères modernistes, il y en a tant et tant à découvrir au fil des rues, ce qui permet d’ailleurs de découvrir également des bâtiments de prestige du XIXe siècle, qu’on ne peut les épuiser en quelques heures. Je garde un très bon souvenir de nos déambulations mais je me dis qu’on ne peut comprendre Barcelone en si peu de temps !

Revoir Barcelone, rien que pour les principaux chefs-d’œuvre de Gaudi et pour le musée Picasso ? Ce ne serait pas une mauvaise idée mais cela demande réflexion, de la santé et du temps !

Claude a droit à toute ma reconnaissance pour m’avoir offert ce voyage mais j’ai constaté que parfois, là où j’aurais voulu flâner, par exemple sur la Rambla où s’exhibent de curieux artistes de rue, comme il en existe d’ailleurs à Bruxelles, nous n’étions pas sur la même longueur d’onde. Certains d’entre eux, maquillés et costumés avec art, se contraignent à une immobilité si pétrifiée qu’on a l’impression qu’ils ne clignent même pas des paupières. Mon côté badaud aurait bien voulu les observer un moment. Il y avait entre autres un cow-boy fort réussi et une sorte de monstre ou de vampire, celui-là très gesticulant, qui terrorisait les enfants. Claude déteste ce genre de choses et elle pressait le pas.  Je la suivais comme un toutou car je ne me voyais pas larguée dans une ville inconnue, même nantie de l’adresse de l’auberge et d’un plan.

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Au sujet de la précarité

 

Voilà un sujet qui préoccupe beaucoup de monde aujourd'hui. Après une petite plongée dans le passé, quelques réflexions bien d'aujourd'hui.

 

 

La précarité, voilà un mot qui nous est de plus en plus familier. En tant qu’artistes ou marginaux – souvent ces deux notions vont de pair – cela nous parle immédiatement. Nous l’avons connue cette précarité dans les années 50 avec d’autres personnes qui parfois nous étaient proches, comme ce couple qui s’est battu comme un beau diable pour nourrir les deux enfants qu’il avait eu le courage d’adopter. Avec le recul, certains souvenirs prêtent à sourire. Comme la vision de mon mari démontant de vieux radiateurs dans une maison promise à la démolition, sur les indications de ce voisin et ami. Il paraît qu’à deux nous avons poussés ces radiateurs, sur une charrette à bras, jusqu’au chez un démolisseur. On a ensuite partagé l’argent avec l’informateur. Celui-ci a ensuite démonté en douce des cheminées de marbre dans des maisons promises à la démolition pour les vendre, brûlant ainsi la politesse aux démolisseurs. Toujours dans cet esprit de débrouille, il a liquidé les quelques meubles qu’il avait gardés pour lui, après avoir tourné la page de l’époque où il était antiquaire. Je me souviens d’avoir gardé sa boutique un jour où il devait s’absenter et où il m’avait octroyé un billet de 500 Fr que j’ai été très contente d’empocher pour cette presque sinécure. N’empêche que je paniquais à l’idée qu’un acheteur éventuel aurait pu me poser des questions sur tel meuble ou tel bibelot.

Mon compagnon, de son côté, a travaillé au rafistolage de transformateurs qui devaient être envoyés dans les pays de l’Est et il partageait avec son coéquipier le bénéfice de la vente à la sauvette de quelques kilos de cuivre. Aujourd’hui, en France comme en Belgique, des pilleurs délestent la nuit les chemins de fer de ce précieux métal provenant des caténaires ou d’autre matériel. De temps à autre, l’un d’eux se fait électrocuter. Ce malheureux travaillait-il à son compte ou pour une bande organisée ? Appât du gain ou nécessité de survivre, ce type de vol conduit de plus en plus souvent à des issues dramatiques.

Tout est une question d’échelle. Nous pouvons sourire lorsque, autour d’une tablée amicale, les fidèles potes de notre jeunesse, racontent comment ils trouvaient normal, dans leur état de dèche, de piquer dans les grandes surfaces, de la nourriture mais aussi des jouets, au moment de la Saint Nicolas. A quoi bon épiloguer sur ces péchés de jeunesse ? Il n’y a sans doute pas de quoi fouetter un chat. Mais ce qui se passe aujourd’hui n’est pas anecdotique. C’est toute une partie de la planète qui est contrainte de migrer à tout prix, parfois jusqu’à risquer la mort, pour trouver de quoi survivre. Des exploiteurs de tout poil se pressent au portillon pour faire leur profit de toute cette misère. Passeurs, marchands de sommeil, fournisseurs de main-d’œuvre au noir, maquereaux…

Ces réflexions me sont inspirées par « It’s a free world » film de Ken Loach que j’ai découvert à la télévision ce 9 juin. Angie et sa colocataire Rose s’engagent, en ouvrant une officine de placement de travailleurs clandestins, dans un terrible engrenage, au risque de perdre tout sens moral et toute chaleur humaine. Pas de jugement de la part du cinéaste mais quel monde cruel il dévoile à nos yeux ! « Réussir », gagner beaucoup d’argent, plutôt que de subir un monde du travail sans pitié où l’on est pressé comme un citron, avant d’être jeté. Ecraser les autres, comme on a été écrasé, ne se termine pas en apothéose, lorsqu’on rencontre sur sa route des broyeurs autrement puissants et organisés que soi-même.

 

La précarité est au coin de nos rues, avec la multiplication des mendiants et des sans abri. Cela nous gêne car le spectacle n’est pas plaisant. Pourtant ces êtres déchus sont nos semblables. On n’ose toutefois pas les regarder dans les yeux, comme si la pudeur nous ordonnait  de détourner la tête d’un spectacle dégradant. Je déteste – je l’avoue – les femmes qui mendient en geignant, berçant un enfant qui n’est pas nécessairement le leur. Comme je suis scandalisée que des parents n’aient pas d’autre ambition pour leurs mômes que de les apprendre à tendre la main. Ces enfants pourtant restent des enfants et je m’attendris de les voir courir gaîment sur un quai de métro, avec une belle insouciance, lorsqu’ils cessent un court moment de faire la manche.

La charité que pratiquaient les dames patronnesses ne me paraît plus de mise, à une époque où règne l’Etat Providence. On a beau jeu d’ailleurs de parler des cotisations  que nous versons  à la Sécurité Sociale, pour se dispenser de donner une pièce aux nombreux solliciteurs que nous croisons sur notre route. Leur présence obsédante dans le quartier finit pourtant par nous interpeler.

C’est ce qui m’est arrivé cet hiver, au cours duquel j’ai vu, jour après jour, un homme, entre cinquante et soixante ans, assis en tailleur sur le trottoir, le dos appuyé à une voiture, murmurer à mon passage, une main à la place approximative du cœur : « S’il vous plaît, Madame, pour manger, Inch’Allah ». Là où j’habite, cette référence à Allah doit rapporter car certains Musulmans continuent à faire l’aumône. Pour moi, Allah ou tout autre « bon dieu » sert plutôt de répulsif. Mais, enfin, cet homme, que j’ai vu un jour de grand gel, remplacé par un homme jeune, portant un enfant de trois à quatre ans sur les genoux, il fait à présent partie du quartier.

J’ai appris, par une femme qui sortait de la pharmacie, qu’il a cinq enfants et que, lui, au moins, mendie pour manger et non pour boire.  Je me suis dit, à part moi, que lorsqu’on n’a plus rien, il est assez humain de se réfugier dans la chaleur trompeuse de l’alcool. Je me suis dit, également, qu’il est irresponsable de faire cinq enfants quand on n’a pas un clou pour se gratter le derrière. Toutefois, comme le disait ma belle-mère, dans sa sagesse populaire, l’amour, c’est quelque chose qu’on ne fait pas avec la main, en d’autres termes, c’est une activité pas totalement « contrôlable ».

Si bien qu’un jour, après avoir donné une pièce à cet homme, je lui ai adressé quelques mots. Je lui ai demandé s’il ne recevait rien pour ses enfants. A quoi il a secoué négativement la tête. Je lui ai demandé aussi s’il habitait le quartier. Pas de réponse à cette question mais dans les yeux noirs très doux de cet homme que je regardais de haut – fatalement puisqu’il était assis en tailleur sur le sol – j’ai lu qu’il préférait éviter de répondre. Drôle de contact humain qui m’a bouleversée. Je n’avais pas, d’évidence, à poser des questions. Je n’étais ni flic, ni « bienfaitrice » attitrée, ni de sa culture, ni de sa religion. Alors du bout des doigts il m’a envoyé un baiser, comme pour m’absoudre. J’en suis restée toute bête. Les copains à qui j’ai conté l’anecdote se sont esclaffés. Ils n’ont rien compris à mon émotion.

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