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Au sujet de la précarité

 

Voilà un sujet qui préoccupe beaucoup de monde aujourd'hui. Après une petite plongée dans le passé, quelques réflexions bien d'aujourd'hui.

 

 

La précarité, voilà un mot qui nous est de plus en plus familier. En tant qu’artistes ou marginaux – souvent ces deux notions vont de pair – cela nous parle immédiatement. Nous l’avons connue cette précarité dans les années 50 avec d’autres personnes qui parfois nous étaient proches, comme ce couple qui s’est battu comme un beau diable pour nourrir les deux enfants qu’il avait eu le courage d’adopter. Avec le recul, certains souvenirs prêtent à sourire. Comme la vision de mon mari démontant de vieux radiateurs dans une maison promise à la démolition, sur les indications de ce voisin et ami. Il paraît qu’à deux nous avons poussés ces radiateurs, sur une charrette à bras, jusqu’au chez un démolisseur. On a ensuite partagé l’argent avec l’informateur. Celui-ci a ensuite démonté en douce des cheminées de marbre dans des maisons promises à la démolition pour les vendre, brûlant ainsi la politesse aux démolisseurs. Toujours dans cet esprit de débrouille, il a liquidé les quelques meubles qu’il avait gardés pour lui, après avoir tourné la page de l’époque où il était antiquaire. Je me souviens d’avoir gardé sa boutique un jour où il devait s’absenter et où il m’avait octroyé un billet de 500 Fr que j’ai été très contente d’empocher pour cette presque sinécure. N’empêche que je paniquais à l’idée qu’un acheteur éventuel aurait pu me poser des questions sur tel meuble ou tel bibelot.

Mon compagnon, de son côté, a travaillé au rafistolage de transformateurs qui devaient être envoyés dans les pays de l’Est et il partageait avec son coéquipier le bénéfice de la vente à la sauvette de quelques kilos de cuivre. Aujourd’hui, en France comme en Belgique, des pilleurs délestent la nuit les chemins de fer de ce précieux métal provenant des caténaires ou d’autre matériel. De temps à autre, l’un d’eux se fait électrocuter. Ce malheureux travaillait-il à son compte ou pour une bande organisée ? Appât du gain ou nécessité de survivre, ce type de vol conduit de plus en plus souvent à des issues dramatiques.

Tout est une question d’échelle. Nous pouvons sourire lorsque, autour d’une tablée amicale, les fidèles potes de notre jeunesse, racontent comment ils trouvaient normal, dans leur état de dèche, de piquer dans les grandes surfaces, de la nourriture mais aussi des jouets, au moment de la Saint Nicolas. A quoi bon épiloguer sur ces péchés de jeunesse ? Il n’y a sans doute pas de quoi fouetter un chat. Mais ce qui se passe aujourd’hui n’est pas anecdotique. C’est toute une partie de la planète qui est contrainte de migrer à tout prix, parfois jusqu’à risquer la mort, pour trouver de quoi survivre. Des exploiteurs de tout poil se pressent au portillon pour faire leur profit de toute cette misère. Passeurs, marchands de sommeil, fournisseurs de main-d’œuvre au noir, maquereaux…

Ces réflexions me sont inspirées par « It’s a free world » film de Ken Loach que j’ai découvert à la télévision ce 9 juin. Angie et sa colocataire Rose s’engagent, en ouvrant une officine de placement de travailleurs clandestins, dans un terrible engrenage, au risque de perdre tout sens moral et toute chaleur humaine. Pas de jugement de la part du cinéaste mais quel monde cruel il dévoile à nos yeux ! « Réussir », gagner beaucoup d’argent, plutôt que de subir un monde du travail sans pitié où l’on est pressé comme un citron, avant d’être jeté. Ecraser les autres, comme on a été écrasé, ne se termine pas en apothéose, lorsqu’on rencontre sur sa route des broyeurs autrement puissants et organisés que soi-même.

 

La précarité est au coin de nos rues, avec la multiplication des mendiants et des sans abri. Cela nous gêne car le spectacle n’est pas plaisant. Pourtant ces êtres déchus sont nos semblables. On n’ose toutefois pas les regarder dans les yeux, comme si la pudeur nous ordonnait  de détourner la tête d’un spectacle dégradant. Je déteste – je l’avoue – les femmes qui mendient en geignant, berçant un enfant qui n’est pas nécessairement le leur. Comme je suis scandalisée que des parents n’aient pas d’autre ambition pour leurs mômes que de les apprendre à tendre la main. Ces enfants pourtant restent des enfants et je m’attendris de les voir courir gaîment sur un quai de métro, avec une belle insouciance, lorsqu’ils cessent un court moment de faire la manche.

La charité que pratiquaient les dames patronnesses ne me paraît plus de mise, à une époque où règne l’Etat Providence. On a beau jeu d’ailleurs de parler des cotisations  que nous versons  à la Sécurité Sociale, pour se dispenser de donner une pièce aux nombreux solliciteurs que nous croisons sur notre route. Leur présence obsédante dans le quartier finit pourtant par nous interpeler.

C’est ce qui m’est arrivé cet hiver, au cours duquel j’ai vu, jour après jour, un homme, entre cinquante et soixante ans, assis en tailleur sur le trottoir, le dos appuyé à une voiture, murmurer à mon passage, une main à la place approximative du cœur : « S’il vous plaît, Madame, pour manger, Inch’Allah ». Là où j’habite, cette référence à Allah doit rapporter car certains Musulmans continuent à faire l’aumône. Pour moi, Allah ou tout autre « bon dieu » sert plutôt de répulsif. Mais, enfin, cet homme, que j’ai vu un jour de grand gel, remplacé par un homme jeune, portant un enfant de trois à quatre ans sur les genoux, il fait à présent partie du quartier.

J’ai appris, par une femme qui sortait de la pharmacie, qu’il a cinq enfants et que, lui, au moins, mendie pour manger et non pour boire.  Je me suis dit, à part moi, que lorsqu’on n’a plus rien, il est assez humain de se réfugier dans la chaleur trompeuse de l’alcool. Je me suis dit, également, qu’il est irresponsable de faire cinq enfants quand on n’a pas un clou pour se gratter le derrière. Toutefois, comme le disait ma belle-mère, dans sa sagesse populaire, l’amour, c’est quelque chose qu’on ne fait pas avec la main, en d’autres termes, c’est une activité pas totalement « contrôlable ».

Si bien qu’un jour, après avoir donné une pièce à cet homme, je lui ai adressé quelques mots. Je lui ai demandé s’il ne recevait rien pour ses enfants. A quoi il a secoué négativement la tête. Je lui ai demandé aussi s’il habitait le quartier. Pas de réponse à cette question mais dans les yeux noirs très doux de cet homme que je regardais de haut – fatalement puisqu’il était assis en tailleur sur le sol – j’ai lu qu’il préférait éviter de répondre. Drôle de contact humain qui m’a bouleversée. Je n’avais pas, d’évidence, à poser des questions. Je n’étais ni flic, ni « bienfaitrice » attitrée, ni de sa culture, ni de sa religion. Alors du bout des doigts il m’a envoyé un baiser, comme pour m’absoudre. J’en suis restée toute bête. Les copains à qui j’ai conté l’anecdote se sont esclaffés. Ils n’ont rien compris à mon émotion.

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Commentaires

  • Bonjour Mariel,

    Merci pour ton histoire vécue. Elle m'a fait penser à l'Africain qui sqattait notre immeuble : lui aussi dégageait une odeur loin du lys et de la rose, faisait sous lui, bref, il était devenu un véritable déchet humain. Et pourtant, dans son regard j'ai vu une étincelle d'humanité luire lorsque je me suis intéressée à lui.

    Mais, arrivé à un tel degré de décrépitude,, n'est-ce pas aussi une manière de suicide quelque part ?¨Plus tard, j'ai appris qu'il avait des parents, mais qu'eux mêmes se désintéressaient de lui, ne voulaient plus en entendre parler.

    J'ai pris quelques photos : il m'arrive de les regarder en me demandant ce qu'il est devenu.

    Sans doute a-t-il rejoint les étoiles : j'en ai vu beaucoup ainsi dans les rues de Bruxelles, dont une femme : un véritable sac coloré, affalé dont on ne distinguait plus qu'une touffe de cheveux roux : autour d'elle, des bouteilles éparses. Quel désespoir absolu l'avait-il rongée de la sorte ?

    Ils restent présents quelque part ... nous interpellent aussi.  Certains ont choisi la rue. Délibérément. Au grand dam de leurs familles car elles en ont honte.

    Comme tu le dis Mariel, c'est dans le désordre des choses .J'ai modifié légèrement ta formule , pardonne-moi.

    Bonne soirée Rolande

     

     

     

     

  •  Chère Marcelle,

    Merci à toi Marcelle mais la gaîeté, c'est un cadeau des bonnes fées penchées sur mon berceau et aussi, de ma grand-mère bien-aimée riante, gaie, heureuse de vivre tout simplement malgré des passages à vide des épreuves multiples qu'elle me racontait, bizaremment, sans aucune amertume. Elle revenait souvent sur l'épidémie de grippe espagnole dont elle avait été victime : "j'ai bien pensé mourir me disait-elle" Elle avait quatre jeunes enfants à cette époque.

    Plus tard, je me suis dit qu'elle avait peut-être vécu un état proche de la mort ou une EMI (Expérience de mort imminente) J'ai bien étudié cette question, mais cela, c'est un domaine très personnel, difficile à partager.

    Pour la jeune femme à la Mercedes, c'est toujours et toujours le même problème depuis la nuit des temps : nouvelle formule de la cour des miracles d'antan.

    Comme tu le dis : difficile de séparer le bon grain de l'ivraie (Jésus Christ dans l'une de ses Paraboles)

    Bonne journée à toi. Rolande

  • Chère Rolande,

    J'ai lu avec beaucoup d'attention et d'émotion ton long commentaire sur la précarité. C'est toute une expérience humaine que tu développes là. C'est formidable de garder tant de gaîté et d'amour de la vie, après des mésaventures si amères. Et ton coeur reste ouvert et généreux, j'en suis sûre.

    Ta réflexion à propos de la jeune femme sortant de la Mercedes avec un enfant dans les bras m'a beaucoup frappée. Elle justifie des doutes qu'on n'ose pas toujours exprimer mais, finalement, c'est vrai que la mendicité cache parfois un business juteux dans lequel les plus faibles sont souvent exploités. Il est bien difficile de séparer le bon grain de l'ivraie.

  • Merci Mariel

    La vieille dame indigne, j'adore. Mais bouger le monde !! là je m'interroge quand même.

    Mais comme disait je ne sais plus qui : "Un sourire ne coûte rien". Alors, comme la grimace est plus belle et les rides à l'avenant, pourquoi pas. La coquette radiguette s'en va dans les prés, folette jusqu'à la fin des galipettes. Mieux vaut en rire qu'en pleurer, même si pleurer fait aussi beaucoup de bien à l'âme. Et çà les psys n'aiment pas trop. Il leur faut toujours trouver moultes explications.

    Bonne soirée et de beaux rêves. Rolande

     

  • La précarité, une amie .... sic souc qui m'a accompagnée depuis mon enfance : nous y étions noyés et impossible de rester insensible devant tous ces pauvres rencontrés dans certains quartiers de Bruxelles.

    L'accordéon, ma grand-mère en était folle : malgré toute la mouise, elle restait gaie, dansante. Elle a tout traversé : les deux guerres, la mort de son père, très jeune, laissant des enfants dont elle était l'aînée : elle en a recueilli deux après son mariage. C'était l'époque sans allocations diverses et il m'arrive de me demander comment et par quel miracle ils s'en étaient sortis.

    J'ai erré dans Bruxelles, y retrouvant, parfois, la pauvreté de mon adolescence sans le sou. Hébergée pendant la durée de mes études, par des Religieuses :  une chambre sous les toits, sans chauffage et sans eau courante. Seule pensionnaire. Mes études ont été payées lorsque j'ai reçu mon premier salaire.

    Les femmes qui mendient en se servant d'enfants qui, parfois, ne sont pas les leurs, je m'y suis laissée prendre plus souvent qu'à mon tour jusqu'au jour où .... une toute jeune femme avec un enfant dans les bras est sortie, là, devant moi, d'une grosse Mercédes avec les clefs en main. Le choc.

    Lors de mes périgrinations en France, j'ai cru la reconnaître dans le flot des mendiants divers qui envahissaient une ville très connue pour ses Pélerinages.

    J'ai rencontré la précarité lors de mes années d'enseignante, aussi bien parmi les Belges que chez les Etrangers.Celle qui m'a marquée le plus, c'est cet Africain drogué, toujours saoul, qui avait envahi le couloir de notre immeuble. Rejeté par tous évidemment : un habitant avait même menacé de lui jeter un seau d'eau pour le faire déguerpir. J'ai essayé de l'aider, mais mêmes les services sociaux ne pouvaient intervenir, sous prétexte que l'on ne peut venir en aide à ceux qui n'en veulent pas. Finalement, j'ai quand même réussi à le faire prendre en charge par une Association. Il est revenu chez nous pour squatter le hall d'entrée : un peu moins sale, un peu plus propre et puis, tout a basculé à nouveau. En attendant, je me suis mise à dos la presque totalité des habitants de l'immeuble qui désapprouvaient mon action envers cet Africain : bref, je n'avais pas à l'aider. Un seul mot d'ordre : le chasser, point, barre.

    Ce qui devait arriver arriva : je me suis fait agresser sauvagement avec prise de commando. Là aussi, j'ai pu mesurer la méchanceté humaine lorsqu'elle atteint son paroxysme : bref, aucune aide de la part des habitants, au contraire : c'était de ma faute. J'ai résisté trois années, me suis inscrite à l'Aide aux Victimes, et n'en pouvant plus, ai abandonné ce quartier que, pourtant, j'ai aimé.

    Mon seul désir : avoir LA PAIX, LA PAIX, LA PAIX.

    L'accordéoniste roumain, je l'ai connu aussi et nous étions devenus complices : à chacune de nos rencontres, il me faisait un clin d'oeil et il y allait de ses airs de guinguette. J'avais très envie de danser dans les couloirs du Métro. Oui, vraiment très envie. Mais civilisation oblige .... de quoi aurais-je eu l'air. Sûrement que l'on m'aurait embarquée manu-militari.

    Bref, Monsieur Ayguersparse ne connaissait rien de rien à certaines choses de la vie lorsqu'il m'a un jour écrit une lettre peu amène. Mais c'est pas grave, des gifles, çà me connait.

    Allez, bonne journée quand même. La vieille.

  • Je suis contente de te voir réapparaître sur un petit air d'accordéon. Je me disais en effet que je devrais t'écrire pour avoir de tes nouvelles. Est-ce qu'on ne devrait pas fonder une amicale des amis et amies de l'accordéon et des accordéonistes, avec ou sans grosse moustache ?
  • Mes errances bruxelloises croisent parfois le chemin d'un accordéoniste roumain.

    La première fois c'était à la terrasse du comptoir du midi à coté de la gare du même nom. J'y attends un ami perdu de vue depuis 30 ans et retrouvé par hasard et par internet.

    Un accordéoniste joue avec virtuosité ces airs de guinguette parisiennes de l'entre deux guerres qui semblent faire partie du répertoire de tous les accordéonistes ambulants.

    Je lui demande de jouer un air de son pays. Un grand sourire fait se redresser sa moustache et le voilà entamant un air roumain qui lui fut rétribué proportonnellement au plaisir qu'il m'avait procuré.

    Je l'ai rencontré dans un autre coin de Bruxelles et il me gratifia à nouveau d'un air de chez lui.

    La dernière fois c'était dans le tram. Nous étions  séparés par la foule. Il s'apprêtait à descendre mais en me voyant il fit quelques accords en guise de clin d'oeil et s'esquiva car les musiciens n'ont pas le droit de jouer dans les trams. 

    Petit moment de complicité....

  • Merci pour ce petit signe sympa que tu m'adresses. Comme toi je ne peux résister quand je croise un accordéoniste. J'aime ce "piano du pauvre", comme le chantait Léo Ferré et les mélodies toutes simples, à la portée de tous, dont il nous fait cadeau.
  • Chères Chris et Lisette,

     

    Merci d'ajouter votre grain de sel au texte sur la précarité, avec votre expérience personnelle, exprimée avec drôlerie et sincérité.

     

     

  • Je crois que tous ceux qui ont connu la précarité se retrouveront dans ce texte.

    Je l'ai connue aussi mais nous n'étions pas de vrais pauvres car il y avait toujours sous-jacente cette idée que c'était transitoire et nous avions des rêves et des projets.

    Après avoir travaillé la nuit à monter des stands pour des salons ou des foires, callligraphié des textes sur des panneaux, on allait manger un infâme spaghetti au Jager à coté de la Bourse. Il coûtait 18 francs.

    Il y avait aussi ce petit restaurant de la porte de Namur qui vendait des boulettes dans une sauce douteuse.

    Nous n'avions pas les moyens de nous payer les boulettes alors le patron pour quelques centimes nous donnait la sauce seule avec un morceau de pain.

     

    Il y a deux livres magnifiques sur la précarité:

    "La Faim" de Knut Hamsun et "Dans la dèche à Paris et Londres" de Georges Orwell écrit dans les années 20

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