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Albert et Marguerite

En souvenir de la Grande Guerre, voici l'histoire d'amour de deux modestes héros.

Le petit soldat de la Grande Guerre s’appelait Albert et sa dulcinée se nommait Marguerite. Comment s’étaient-ils rencontrés ? A l’occasion d’un bal, d’une réunion de bienfaisance au bénéfice des Poilus ou tout simplement dans un lieu quelconque où Cupidon avait décidé de lancer ses flèches. Peu importe car ils étaient tombés en amour. De cet amour il reste une trace matérielle : une flopée de cartes postales envoyées à Marguerite, depuis les tranchées ou pendant les périodes de repos.

Ces messagères ont dormi longtemps dans un grenier et, par un hasard heureux, elles sont tombées entre mes mains. Leurs images aux couleurs passées, rehaussées de sentences douceâtres, tentent  d’enjoliver la dure réalité.

Un couple y figure généralement. Une jeune femme, en blanc et rose, y accueille les effusions d’un poilu bien rasé – il n’a gardé qu’une petite moustache de bon ton – son uniforme sort du pressing et son casque qui n’est jamais loin ne comporte pas une tache de boue. Le décor est aimable et paisible. Il y figure souvent des roses, tantôt dans un vase, tantôt dans les bras de la belle. Et lorsque le soldat songe à la femme sur laquelle il veille, si d’aventure il se la représente au lit, elle y est blottie sous une courtepointe violine, bordée d’un drap ajouré, brodé et orné de dentelle, écho des fanfreluches et affutiaux que les dames s’appliquaient à produire à cette époque, pour agrémenter leurs dessous.

La première carte postale d’Albert, envoyée de Montauban et datée du 12 mars 1915, est cérémonieuse car le scripteur dit vous à la destinataire qu’il appelle « Ma Chère Amie ». Mais elle est en même temps brûlante quand Albert assure Marguerite qu’elle pourra compter sur lui dimanche car il me tue de vous revoir, quand l’on aime un petit ange comme vous, que ne ferait-on pour lui ? Tue, lapsus révélateur ? En effet il lui tarde de la revoir, à la condition qu’il ne soit pas tué entre-temps, pauvre pioupiou soumis à la mitraille.  Il est heureux de pouvoir l’aimer cette jeune fille car c’est un rêve pour la vie. Vient ensuite le côté prosaïque : il ira à sa rencontre si elle n’est pas arrivée à l’heure qu’ils ont fixée. Puis, à nouveau, une grande flamme jaillit de l’âme du petit ami qui embrasse sa mie de tout son cœur, lui envoie ses meilleures amitiés et mille baisers.

L’image au revers du message fanfaronne en coup de clairon. Albert a choisi une carte postale sur laquelle un alter ego moustachu occupe l’avant-scène, sabre au clair, tandis qu’au fond du paysage champêtre sont massés une foule confuse d’hommes et quelques chevaux, sommés du drapeau tricolore.

Au fil du temps l’écriture se fait plus passionnée. Dans sa tranchée ou sa casemate le jeune-homme rêve à celle qui est maintenant sa petite fiancée. C’est bien rarement qu’il peut la tenir dans ses bras.  La guerre a mis entre eux une distance sidérale qu’ils peuvent franchir le temps d’un soupir, lors d’une permission. Pour employer le style de l’époque, la Patrie est une maîtresse exigeante, à qui le soldat doit chaque atome de son corps, son sang, ses yeux, sa chair, ne laissant à la bien-aimée qu’un être fourbu, angoissé et en sursis. Et s’il tremble, ce n’est pas de désir, c’est qu’il espère sauver sa peau, cette peau si tendre qu’il voudrait criblée de baisers et non d’éclats d’obus.

Mais l’amoureux  commence malgré tout à se dessaler. Sur la carte postale « Heure Exquise », Marguerite - car pour lui c’est Marguerite bien sûr – porte un déshabillé  qui dénude ses épaules et ses bras. Elle penche vers le canapé où reposent d’autres froufrous. Si Albert a cette fois oublié son casque, il a gardé sa vareuse. Enfin espérons qu’ils se débrouilleront puisqu’ils en sont aux préliminaires.

Dans une carte datée du 24 octobre 1916,  Albert s’exprime en termes pressants :

Mon cher ange d’amour, Je suis heureux, ma chère Marguerite, d’avoir toujours de tes nouvelles. Tu me dis que tu ne voudrais pas que je fasse comme la dernière fois. Eh bien je t’assure qu’il me tarde d’aller te donner une petite bise sur la bouche. Je te le dirai de plus près quand cela sera le moment. Reçois ma chère bien-aimée, mes plus doux baisers,

Albert, celui qui t’écriras toujours.

Le 2 janvier 1917 Albert franchit un nouveau pas dans les épanchements érotiques. Cette fois il va fort avec une carte friponne : Vite au dodo, mignonne, c’est l’heure du berger qui sonne.  Le couple est au lit. Elle, toujours en déshabillé, lui, en chemise. L’oreiller et le drap sont parsemés de fleurs bleues. La vareuse repose sur la couverture, surmontée du casque réapparu bien mal à propos.

Sans doute effrayé par l’audace de l’image, Albert se fait laconique :

Ma chère Marguerite,

Reçois de ton cher bien-aimé ces tendres et doux baisers.

Celui qui t’embrasse bien fort.

Mille baisers,

Albert

Mais trêve d’ironie ! A travers cette correspondance transparaissent les espoirs et les craintes d’un couple dont l’avenir est suspendu au fil de l’épée. Albert est pudique. Il se plaint rarement car il ne veut pas alimenter les frayeurs de Marguerite. Il lui assure que sa santé est excellente, que tout va bien, qu’ils se retrouveront bientôt dans la paix, cette paix qu’il appelle de ses vœux. Il écrit beaucoup à Marguerite aux alentours du Nouvel An 1917. Il lui envoie coup sur coup les fameuses cartes  postales qu’il trouve si jolies et si roboratives, comme s’il voulait conjurer le sort.

Mais il arrive que l’angoisse affleure entre les lignes.

Le 12 octobre 1916 Albert soupirait :

Nous sommes en ce moment entassés dans des abris comme des renards, où il me faut la bougie en plein midi pour écrire. Alors, vois-tu la vie que l’on mène. Enfin j’espère venir bientôt auprès de toi passer quelques heures où je serai très heureux.

Sur une carte datée du 23 novembre 1916 on lit : Oh, ma Chère Marguerite, quand j’y pense quelle vie que c’est et que cela dure ! Je pourrais être si bien auprès de toi. Enfin, espérons qu’un jour…

Quelques jours plus tard, le 28, Albert creuse son chagrin : Je pense toujours à toi, nuit et jour. Toujours mon cœur est près du tien, si éloignés que nous soyons lorsque je suis là à veiller l’ennemi. Je pense souvent à ces belles journées de la semaine passée, à ces belles heures d’amour, qu’on était si bien tous les deux. Je suis heureux quand j’y pense.

Marguerite souffre elle aussi. Albert y fait écho dans sa correspondance du 19 décembre 1916.

 

 Ma Chère bien Aimée, Tu me dis que tu es restée sans recevoir de mes nouvelles. Ce doit être dans le temps que j’étais à faire un stage. Ne te tourmente pas. Tu en auras presque chaque jour car je t’écris si souvent. Je suis très content de toi, ma petite Marguerite, car tu ne donnes plus de paroles de désespoir.

A l’approche du Nouvel An, les images et devises des cartes postales se font plus lyriques. Année nouvelle, année d’amour, douce ivresse, heure exquise, permission enchanteresse, foule de baisers et tonnes de caresses. Que de fleurs autour des fusils et des baïonnettes. ! Le summum de l’ineptie est atteint par ce quatrain :

 Si l’amour ainsi que la guerre

 A ses douleurs et ses combats,

Les baisers qui ne blessent pas,

Sont les obus que je préfère !

Mais comme il faut rester guerrier, coûte que coûte, un artiste un peu plaisantin  adosse chacune des lettres de « bonne année » à un obus fièrement dressé dans une guirlande de gui. Quoi qu’on fasse ils existent ces obus, on ne peut pas les gommer. Après la fin du conflit ils dresseront dans les chaumières, sur le marbre des cheminées, de chaque côté de la pendule, leur cuivre martelé, repoussé, travaillé avec amour,  et leur gueule débordante de fleurs en papier.

Albert n’échappe à cette fièvre d’optimisme. Entre Noël et Nouvel an il bombarde Marguerite de ces cartes idylliques, pour lui parler d’espoir, de bonheur et de paix, et l’assurer encore une fois de son amour. Il veut y croire : Année nouvelle, année d’amour, Sur le nouveau chemin défriché par la guerre, mon amour vous fera la marche plus légère.

Comme tant d’autres, les deux amoureux souhaitent la fin prochaine du cauchemar… qui mettra encore presque deux ans à s’accomplir. Hélas ! Comme on le sait, la ‘Der des Der » a engendré vingt ans plus tard un démenti sanglant à la naïve espérance d’une paix durable.

Pour Albert et Marguerite la correspondance s’interrompt brusquement, après les premiers jours de 1917. Que s’est-il passé ? J’aimerais imaginer que dans un coin perdu du grenier gisent oubliées des tonnes de « doux baisers ».  

Et que des baisers ils ont pu en échanger vraiment, à se meurtrir les lèvres, qu’ils ont fait l’amour et, s’ils le souhaitaient, engendré beaucoup d’enfants. Qu’ils se sont aimés fort, au moins pendant quelques années.

Le petit soldat est plus vraisemblablement mort, à Craonne, sur le plateau où il aura chanté avec ses compagnons « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes ». Il s’est peut-être mis en grève, avec d’autres troufions. A-t-il fait partie des révoltés, fusillés « pour l’exemple » ? A moins que tout simplement il n’ait sombré dans les boues de l’Yser ou de la Somme, sans avoir revu sa Marguerite.

Fauché en pleine jeunesse, comme tant d’autres. Mort pour la France ou pour la Belgique. Mort pour cette Patrie dont d’autres images dessinent la sinistre trilogie : armée, sceptre ou république – c’est du pareil au même - et clergé. Et pour que l’horreur (ou la dérision ?) soit totale, le Christ cautionne parfois cette allégorie, en marchant dans le sang comme sur les flots du lac de Tibériade, main dans la main avec une bonne sœur.

Rien n’a changé depuis les tirades patriotardes de Corneille. Les mots ont pu rajeunir mais c’est toujours le même refrain : Mourir pour la Patrie est un si digne sort qu’on briguerait en foule une si belle mort…

La Patrie, entité mamelue,  ouvre grand les bras aux orphelins de père pour les broyer sur son sein de granit. A quoi bon pleurer, les enfants, votre papa a connu une mort glorieuse et la patrie reconnaissante vous accueille et vous protège. Et, bien sûr, les veuves et les mères éplorées ne sont pas oubliées. Beaucoup de médailles, un flot de belles paroles, un peu d’argent et le tour est joué !

Au-dessus des morts pour la patrie, entassés dans des fosses communes ou alignés dans un cimetière bien propre, comme à la parade, au dessus des gueules cassées, des manchots et des culs de jatte, plane la camarde, toujours recommençant sa danse macabre, coquettement drapée dans les plis de l’emblème national.

Ce bout de soie tricolore qu’on jette sur le cercueil des morts illustres flotte symboliquement au-dessus des charniers où s’entasse le menu fretin des sans grade.

Pour ce drapeau il serait indécent de marchander sa vie, dit la propagande de l’époque. Elle recommande même à chacun d’ouvrir sa bourse en souscrivant à l’effort de guerre. Quel meilleur placement que la multiplication des canons ?

On en lit des choses politiquement correctes sur l’avers de ces vieilles cartes postales !   La vérité s’écrit au revers, à l’encre ou au crayon aniline, en plein cœur de l’espérance et de la souffrance humaine. Baisers de papier, baisers virtuels, pauvres mots d’amour, un peu d’écume rose sur un trop-plein d’amertume. Albert et Marguerite aspiraient à une vie toute simple, faite d’amour et de petites joies, en lieu et place  d’un destin héroïque dont ils se seraient bien passés!

MARCELLE DUMONT   

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Commentaires

  • Oh c'est très poignant et émouvant : Une sacrée leçon d'amour !

    S'agirait-il de ton grand-père, de ta grand-mère ?

    Ces lettres sont des trésors, des soleils sombres mais oh combien lumineux.

    Je t’embrasse Marcelle.

    Amicalement.

  • C'est un texte magnifique.

    Texte qui me fait penser aux lettres d'Appollinaire à Lou.

    Il n'avait pas comme Albert le souvenirs d'effusions réelles alors son imagination l'a entraîné très loin en pleine auto excitation et délire érotique.

    Et quand ils se sont enfin vus...patatra, la déception

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