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12272774471?profile=originalLe bon apôtre est un roman de Philippe Soupault (1897-1990), publié à Paris chez Kra en 1923.

Entre la fin du mouvement dada, dont il était l'un des plus ardents activistes, et le début du surréalisme proprement dit (en 1924), Philippe Soupault établissait avec ce premier roman une sorte de bilan intellectuel et moral de sa propre jeunesse. Oeuvre d'abord de provocation - la seule mention de "roman" faisait alors frémir Breton, et demeurait plutôt inattendue sur la scène littéraire de la part de qui passait surtout pour un "jeune poète agité" -, le Bon Apôtre s'inscrivait aussi, de façon diagonale, dans les recherches en vue d'un renouvellement de la narration - l'auteur connaissant personnellement Valéry et Gide, mais aussi Proust et Joyce - que l'histoire littéraire a retenues sous le nom de "crise du roman des années vingt".

 

Connaissant Jean X... depuis l'enfance, le narrateur, Philippe Soupault (apparaissant sous ce nom, et à la troisième personne, durant tout le livre) avait été frappé par son "instinct de mimétisme" par quoi il plaisait à tous et semblait dissoudre en lui-même toute esquisse de personnalité: d'où son surnom de "bon apôtre" (chap. 1). De retour d'un voyage, à l'âge de dix-neuf ans, Philippe Soupault apprend que son ami est en prison après avoir été démasqué comme menteur pour avoir accusé de vol une employée de ses parents et pour avoir simulé la folie afin de tenter d'échapper à la justice (2). Cherchant à comprendre cette inexplicable et fausse délation, Philippe rend visite à Jean, en Normandie, dès la sortie de prison de celui-ci, il apprend qu'il s'agissait surtout pour Jean de se débarrasser de cette bonne pitoyable, après une vague amourette porteuse d'un "dégoût subtil" (3). Huit mois plus tard, désespoir latent (4-5). Jean devient alors "poète moderne": "C'était une course monotone, mais sans merci. Les poètes à bicyclette. Dans un grand vélodrome artistique et littéraire, on distinguait les poètes de demi-fond, les poètes derrière motos et les champions routiers" (6). L'ennui provoque la fuite définitive de Jean: "M'échapper, c'est ce que je veux et je ne sais de quelle prison." Dix-huit mois plus tard, Philippe reçoit une carte postale de Jean, venue du Canada, et y répond: "Mon cher Jean, j'ai vécu deux années près de toi, je te voyais quotidiennement. Où es-tu? Je ne vois rien. La lumière se divise. Il fait jour et nuit."

 

Délibérément lacunaire, travaillant par succession de plans en décrochement les uns des autres, le Bon Apôtre ruine toute continuité narrative. Dès l'introduction, l'auteur résumait d'ailleurs en trois pages l'"action" à venir - "Je raconte une histoire. Je parle surtout d'un homme. Il s'agit de l'éducation des années 192... "Éducation sentimentale"? Oui. Non. Éducation tout court" -, désamorçant d'emblée tout intérêt qui se porterait sur l'anecdote afin de contraindre à une autre lecture, attentive à la construction comme au jeu de l'écriture. Sous la désinvolture ostentatoire - telle la célèbre note finale: "Tout est fini maintenant. J'écris des romans, je publie des livres. Je m'occupe. Et allez donc!" - et le caractère circonstanciel de certaines attaques (portrait-charge de "Poteau", alias Cocteau, ou du mécène Jacques Doucet traité d'"épicier", ce qui ne l'empêcha pas d'acheter le manuscrit...), par-delà les très nombreuses références autobiographiques où les personnages de Jean et de Philippe se superposent jusqu'à la confusion (haine de l'éducation bourgeoise, découverte de Lautréamont, explication du "goût du scandale", etc.), le sens du récit tient alors tout entier dans le dépliement de sa forme.

 

Sur 140 pages, Philippe Soupault fait alterner la narration portée par Philippe et le "Journal" de Jean, dédoublant ainsi les points de vue. Dans cette pulsation, il incruste, à la façon des collages, la plupart des procédés d'écriture: la lettre, le billet, le poème, le monologue intérieur, allant même jusqu'à la parodie du fait divers et du jargon juridique. Aussi la délicate destruction de l'architecture romanesque ouvre-t-elle à un univers de l'inconstance et de la variété. La pluralité des voix et objets représente alors la thématique centrale du livre, liée en partie au personnage de Jean, à savoir le statut même du sujet philosophique que le dadaïsme avait attaqué: "Tout est perdu d'avance puisque c'est moi tout entier qui suis en jeu." Dans un lyrisme contenu et une élégance stylistique presque glacée, le Bon Apôtre ne déroule ainsi un récit que pour en exhiber les manques: les motivations du geste de Jean restent incompréhensibles, le geste - rimbaldien - de la fuite ne résout rien et le sujet apparaît pour finir dépossédé de toute maîtrise, soumis à un vide que le "Journal" de Jean, en abyme du texte lui-même, n'a de cesse de circonscrire. Faisant sienne, mais avec un détachement ironique, l'exigence classique, la phrase recèle dans sa transparence un piège, où viennent se dissoudre (comme dans le personnage de Jean) les notions d'histoire, de sens, d'identité, et peut-être celle du réel lui-même, dont on dirait que l'écriture vise à l'évacuer.

 

Mémoires d'un désespoir, machine à briser la référence, le Bon Apôtre avait été remarqué et compris dès sa parution au point de manquer de peu le prix du Nouveau Monde, pour lequel le jury préféra in extremis le plus rassurant Diable au corps de Radiguet.

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