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Une enfance liégeoise dans Pedigree de Simenon

12272744263?profile=originalPedigree est un roman de Georges Simenon  (Belgique, 1903-1989), publié à Paris aux Presses de la Cité en 1948.

 

En 1940, un médecin diagnostique par erreur une angine de poitrine et prédit à Simenon une fin prochaine. C'est dans ces circonstances dramatiques que l'auteur décide d'écrire pour son fils Marc le récit de sa jeunesse afin de lui léguer une mémoire. Ce devoir de filiation prend d'abord la forme d'un journal "sans prétention littéraire" commencé le 9 décembre 1940 et terminé le 18 janvier 1945: Je me souviens est publié en 1945. Sur le conseil d'André Gide, le texte est romancé, élargi, et devient Pedigree.

 

Première partie. Lorsque, le 12 février 1903, Élise Mamelin ressent les premières douleurs elle se dirige vers la boutique "l'Innovation" où elle fut vendeuse et où l'attend son amie Valérie. Le petit Roger naît à minuit dix, un vendredi 13. Son père, Désiré, date la naissance du 12. Si Élise est d'une nature inquiète, prompte à deviner le malheur, Désiré, employé dans une compagnie d'assurances, est un homme heureux. Tous les matins, du haut de son impressionnante stature, il s'élance à la rencontre d'une nouvelle journée, fait halte chez sa mère, où tous les fils mariés s'arrêtent quotidiennement saluer la mère Mamelin qui n'aime pas Élise, trop fragile. La vie du jeune couple est parfaitement réglée et l'insouciance de Désiré, qui se contente de ce qu'il a, contraste avec les angoisses permanentes d'Élise. De la rue Léopold, ils déménagent rue Pasteur, passent leurs dimanches après-midi chez un beau-frère ou une belle-soeur, se soumettent aux rituels imposés par la famille. Léopold, le frère aîné d'Élise, prend l'habitude de venir s'installer dans le fauteuil d'osier de la cuisine lorsque Désiré est absent. Élise noie dans des activités ménagères ritualisées ses rêves de confort, de sécurité.

 

Deuxième partie. Elle finit par obtenir de Désiré qu'ils louent une grande maison où Élise aura des étudiants-locataires. C'est la rue de la Loi, où bientôt, Mlle Pauline, Mlle Frida, M. Saft, M. Chechelowski s'installent, ne laissant à Désiré que l'espace minimal pour vivre. Roger, lui, a la rue, ses amis, ses jeux sous l'étroite surveillance de sa mère qui astique, cuisine, sert des repas à ses locataires, espionne et gagne à droite et à gauche quelques sous qu'elle dépose sur un livret d'épargne pour "quand elle sera veuve": une obsession qui ne la quitte pas. Roger entre à l'école des Frères juste en face. Lorsque la guerre de 1914 éclate, la maison de la rue de la Loi se vide de ses locataires. Les Allemands ont envahi la ville.

 

Troisième partie. Roger fréquente désormais le collège Saint-Louis; sa mère, en le destinant à la prêtrise, a obtenu le demi-tarif pour ses études. En août 1915, Roger connaît ses premiers émois amoureux avec Renée. Il décide de renoncer aux études classiques et affirme qu'il veut devenir officier: il fréquentera ainsi le collège Saint-Servais, tout près du collège de Renée. Il hait sa famille, le milieu mesquin et pauvre qui est le sien, la ville froide et grise dont il arpente les rues le dimanche après-midi en direction du Carré où les jeunes filles se pavanent avant de se laisser coincer dans l'ombre des maisons. La famille vit désormais rue des Maraîchers. Roger lit énormément et apporte à tante Cécile, immobilisée par la maladie, des romans sentimentaux avant de puiser dans la caisse les quelques sous qui lui permettent de se payer une paire de chaussures jaunes. Honteux de sa condition sociale, il se révolte, délaisse l'école et la maison, imite un jour le comportement des dandys, le lendemain se met en sabots pour se rapprocher de la vie des petits artisans. A force de mauvaises fréquentations, il se laisse entraîner dans des déviations qui confinent au désespoir jusqu'au moment où la crise cardiaque de son père le "libère" d'une existence où il ne se retrouve plus. 1918: c'est l'armistice. Roger a seize ans. Dégrisé, seul, il doit travailler, se conformer au rôle qu'on attend de lui. Quelque chose d'irréversible s'est opéré. Sa vie désormais est ailleurs.

 

Roman autobiographique et d'atmosphère liégoise, Pedigree peut être considéré comme un texte témoin où sont cristallisées les composantes des climats, ces fameuses "atmosphères" propres à l'oeuvre de Simenon. Mais ici pas d'intrigue, le fil conducteur du récit est celui de la chronique d'une famille liégeoise du début du siècle. Liège, c'est l'odeur du chocolat qui s'échappe de la maison Hosay, la cité industrielle où les enfants d'ouvriers portent des tabliers de couleur - marque de mauvais goût pour Élise qui a le sentiment d'appartenir à une classe de petits employés -, c'est un univers gris si implacable qu'il semble sans issue, ce sont les toits d'ardoise de l'école des Frères, l'alcoolisme qui pointe parmi les proches parents: tante Martha, oncle Léopold, tante Félicie.

 

Chez ces Rougon-Macquart de Belgique, les deux branches familiales - les Mamelin et les Peters - ne peuvent se rejoindre, et le roman met en contraste permanent les deux clans. Différences de sensibilités mais également positions sociales inverses créent une réelle tension dramatique. Installée depuis des générations dans le quartier populaire d'outre-Meuse, la famille Mamelin appartient à la petite bourgeoisie ascendante: "vieux Papa" était mineur, le père est chapelier et Désiré employé dans une compagnie d'assurances. Ce dernier, satisfait de ce modeste prestige, ne connaît pas l'ambition et perpétue les rites et coutumes du clan sans se laisser entamer par les événements. Les Peters proviennent, eux, d'une petite bourgeoisie plus aisée: le père était chef de digues dans le Limbourg, mais sa faillite laisse treize enfants dans la misère. Élise, la dernière, subit plus que les autres le contrecoup de cette déchéance. Ses soeurs ont épousé des commerçants aisés alors qu'elle se marie avec un petit employé. Solitaire, elle vit dans une peur maladive de cette pauvreté qu'elle a connue dans sa jeunesse et nourrit une volonté farouche de s'élever au-dessus du "strict nécessaire" que lui apporte Désiré.

 

Élise incarne l'archétype maternel qui se retrouve dans tous les portraits de mères chez Simenon: répudiant leur fils ou dirigeant tout de leur vie, elles sont tyranniques, habitées par l'angoisse, l'anxiété; le mal vient de leur faiblesse et l'égoïsme, les ruses, les abandons, les affections en procèdent. Mais Élise incarne aussi la lutte quotidienne pour la survie et une certaine forme de marginalité; si elle "sent" les choses, elle s'en défend par une morale rigide et contraignante. Fragile, modeste et fière, elle est dotée d'une volonté d'acier. C'est du discours de la mère, alors que l'enfant jouait dans ses jupes, que sont nées les images troubles, c'est aussi du contact avec la mère que naît la géographie liégeoise: les ruelles notamment, par lesquelles Élise "coupe court" et dans lesquelles, adolescent, Roger ira pourchasser des images fugitives de femmes qu'on déshabille dans l'ombre.

 

Le roman occulte ou transpose partiellement des événements de la biographie et l'accent doit être mis sur un curieux rétrécissement du cercle de famille dans Pedigree: Georges Simenon avait un frère cadet, Christian, pour qui il semble que la mère ait marqué une nette préférence. L'élimination littéraire de Christian dans la fiction autobiographique rejoint le thème du frère ou du faux frère dans l'ensemble de l'oeuvre.

 

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