J’étais sur le bord de la route qui mène à Knokke-Le Zoute.
- Je peux vous déposer quelque part ?
Un homme mince, à peine plus âgé que moi, le menton orné d’une fine barbe, me regardait, l’œil amusé par ma surprise, à bord d’une Mercédès décapotable toute noire, similaire à celles qu’utilisaient les généraux allemands durant la guerre.
Les Mercédès impressionnaient davantage que les voitures américaines auxquelles on s’était déjà habitué : Chrysler, Pontiac, Studebaker, Cadillac, seules les Thunderbird faisaient rêver. Et les M.G. anglaises avec lesquelles les jeunes gens un peu ivres roulaient sur les trottoirs durant la nuit de samedi à dimanche. Après avoir bu quelques verres en évoquant le match de hockey du lendemain.
J’étais au bord de la route parce que je faisais du stop depuis le matin. J’avais eu de la chance, je n’attendais que depuis un quart d’heure. J’ai posé mon sac sur la banquette arrière, et je me suis assis auprès du conducteur.
- Merci. Je vais à Knokke. Pierre Dutrieux.
- Joseph Collard. On m’appelle Joe. Je vais au Zoute. Vous me direz où il faut vous déposer.
J’avais réservé une chambre dans un petit hôtel à proximité de la Réserve où se tenait une exposition consacrée à un peintre belge devenu célèbre. J’avais lu des critiques à son sujet, et j’étais curieux de voir sa peinture. Nous en avons parlé, Joe et moi, ça nous a rapprochés.
Le lendemain matin, dans le hall d’entrée du casino, là où les toiles étaient accrochées, j’ai vu Joe qui parlait avec le peintre. Je connaissais son visage que des journaux avaient dévoilé la veille.
Lorsqu’il me vit, il me fit un signe amical pour m’inviter à les rejoindre.
- René Magritte, le héros du jour.
- Héros, héros ! Il ne faut rien exagérer.
- Je n’exagère pas. Quand mon père achète une toile, c’est que le peintre est célèbre. Ou le deviendra. Qu’en pensez-vous, Pierre ?
- Je ne connais pas votre père.
Nous étions sortis. Il s’était assis sur les marches de pierre.
- En réalité, il ne s’y connait pas tellement. Mais s’il juge le peintre ambitieux, il organise sa carrière comme un jeu de stratégie. Bouche à oreille, expo, rareté, un scandale si ça peut aider à la notoriété.
Il fit la moue d’un air malheureux. C’était peut être une forme de dérision.
- Nous ne sommes pas riches, Pierre. Etre riche, c’est vulgaire. Nous sommes fortunés. Très fortunés.
J’ai appris plus tard que son père était surnommé l’empereur, et que Joe, pour son vingt et unième anniversaire, avait reçu en cadeau un petit Piper peint aux couleurs du village où le père de Joe avait sa filature.
-Tu rentres quand ? En stop ? Je te déposerai.
Depuis, et jusqu’à la fin de sa vie, nous nous sommes revus à de très nombreuses reprises. Est-ce que nous étions devenus des amis ? Je le crois, oui.
Je n’avais pas assisté à son mariage. Cela avait été un mariage cérémonieux organisé par le Cercle Gaulois. A la réception, on avait servi du champagne Lanson, celui que Joe affectionnait. Non du mousseux plus économique dont le serveur dissimulait l’étiquette, comme on faisait à l’occasion d’autres mariages. En revanche, il était venu me trouver au moment de son divorce. Leur union, à Cécile Van de Werre et à lui n’avait duré qu’un an.
- Elle a prétendu que je la battais. Elle veut divorcer et obtenir un dédommagement. Un gros dédommagement.
Son avocat, Maître Dudevant, ancien batonnier de l’Ordre était une personnalité respectable et respectée. Un homme probe qui traitait souvent des affaires difficiles pourvu qu’elles fussent honorables.
L’avocat de la femme de Joe, en revanche, était un habitué des petites affaires louches et des divorces. Il passait pour un homme auquel on n’aurait pas confié ni un secret ni son portefeuille.
Le juge de paix nous avait interrogés, quelques uns de ses amis et moi, à titre de témoins. Il avait bien fallu le reconnaitre. Nous aurions mis la main au feu pour le dire, s’il avait fallu. Joe était incapable de battre qui que ce soit mais, c’est vrai, nous ne fréquentions pas le couple du matin au soir.
L’avocat de la femme de Joe avait levé les bras au ciel. Des témoins comme nous, il les aurait souhaités à tous ses adversaires.
La femme de Joe était la fille d’un colonel de gendarmerie, je suppose que c’est le père qui avait impressionné Joe, un colonel ! La femme de Joe eut droit au divorce prononcé aux torts de son mari, et à un dédommagement considérable.
J’ai revu Joe, un an plus tard. Il mangeait à une table voisine de la mienne dans un restaurant réputé où j’avais invité un client important. Ma situation sociale s’était largement améliorée.
- Pierre !
Il était accompagné d’une jeune femme très élégante, et très séduisante. Lorsqu’elle éclatait de rire, les convives des tables proches des nôtres se tournaient vers elle.
Elle portait une robe de satin, d’un bleu intense, qui la moulait depuis la poitrine jusqu’aux genoux. Elle s’était levée au moment ou Joe nous avait présentés.
- Hélène, ma fiancée.
Mon invité regarda davantage la compagne de Joe qu’il n’écoutait les propos que je lui tenais.
- Monsieur Verdier, il faut fêter cette rencontre au champagne. Les affaires, nous en parlerons un autre jour.
Un serveur vint joindre nos tables.
Hélène, c’était évident, jouissait d’être l’objet du regard admiratif de mon invité. Moi, je m’efforçais d’être discret tandis que Joe, avare d’expressions trop visibles, se tenait droit sur sa chaise, les bras croisés pour écouter sa fiancée.
Elle minaudait. Mon invité, monsieur Legal, lui faisait des compliments auxquels elle répondait par des :
- Vous exagérez.
Après le repas, c’est lui qui suggéra de prendre un dernier verre ailleurs. Joe avait poliment refusé mais Hélène, toute excitée, avait répondu :
- Oh, oui !
Moi, j’avais dit que ma femme m’attendait, et je les ai laissés.
La vérité, je l’ai apprise plus tard. Hélène n’était pas la fiancée de Joe. A peine une amie. Une maitresse occasionnelle. Lorsque Legal avait proposé un dernier verre, elle avait pressenti l’amant riche qu’il pouvait devenir. Quelques jours plus tard, elle était devenue sa maitresse.
- Et si elle avait été réellement ma fiancée ou ma maitresse, ton Legal aurait-il hésité ? Il vaut mieux ne pas y penser.
Je n’osais pas lui répondre.
- Il y a longtemps que je m’en suis rendu compte. La plupart des hommes ont un sexe à la place du cerveau. Ils ne pensent qu’à baiser.
Je fis semblant de faire de l’esprit.
- Et à l’argent, a dit un dramaturge.
- Tu penses comme moi, Pierre. Qu’il vive ou qu’il meure, c’est pareil pour le reste de l’humanité.
- Pour l’humanité ? Tu utilises de bien grands mots.
La dernière fois que je revis Joe, ce fut quatre ans plus tard. Nous habitions la campagne et cet après-midi là j’étais seul à la maison. La sonnette retentit. Je suis allé ouvrir, c’était Joe accompagné d’une très jolie femme qui ressemblait à ces mannequins que les magasines de mode affichent en page de couverture. Peut être l’avais-je déjà vue à la Télévision, je serais incapable de le dire, mais son visage me paraissait familier. Peut être parce que ces jolies femmes en couverture de magasine se ressemblent fort.
Je regardais Joe mais, je l’avoue, c’était pour ne pas regarder trop avidement sa compagne.
La poitrine triomphante sous un col roulé, les hanches serrées dans un pantalon impeccablement coupé, les lèvres entr’ouvertes, tous ces symboles de la sensualité féminine que véhiculent les fantasmes masculins les plus anodins, je m’efforçais de ne pas les regarder. Je me sentais rougir parce que j’avais le sentiment que Joe se moquait de mon attitude.
- Pauline et moi, nous rentrions. Je me suis souvenu de ta nouvelle adresse, et j’ai voulu te saluer. Je ne te dérange, pas ?
Pauline me souriait.
-Elle était en Espagne avec moi. Nous étions fatigués. Nous ne sommes pratiquement pas sortis de l’hôtel.
- Joe !
En me regardant, son sourire s’était élargi. Je crois qu’elle a mouillé ses lèvres.
- Je te téléphonerai. Allons Pauline.
Il la poussait vers la porte, la main posée sur ses fesses.
Quinze jours plus tard, il m’a téléphoné. Il disait qu’il s’ennuyait. Qu’il était fatigué. Que c’était toujours la même chose. Sans ajouter rien de précis.
- Tu es toujours avec Pauline ? Mes félicitations.
- Elle me fatigue mais ce n’est pas à cause de ce que tu crois.
Il avait revu Henry, un ami célibataire, sans autre occupation que d’être toujours amoureux de la femme des autres. Cela mettait du sel dans sa vie. Sans aucune vergogne, il faisait la cour à Pauline qui, disait Joe, paraissait hésitante. Elle savait que Joe était riche, comme elle disait, mais Henry paraissait très riche lui aussi. S’il l’était plus que Joe, cela lui conférait un charme supplémentaire. Physiquement, là n’était pas la question, ils se valaient tous les deux.
- Il ne faut pas se fier au physique des femmes. Ce n’est pas parce qu’elles sont bêtes qu’elles ne pensent pas.
Joe aimait faire preuve de cynisme.
Je ne l’ai plus jamais revu. Cependant, j’ai le sentiment de l’avoir accompagné jusqu’au dernier de ses jours.
Henry, Pauline et Joe ne se quittaient plus. Hormis lorsqu’ils allaient se coucher. Henry de son côté, Joe et Pauline du leur. Certains jours, peut être que c’était le contraire.
Avant de sortir, ils prenaient l’apéritif ensemble. Toujours le même. Un whisky pur malt de quinze ans d’âge que Joe avait acheté à cette intention. Un soir, il n’avait pas eu envie de sortir, il avait versé du poison dans la bouteille. Il n’aurait qu’à ne pas toucher à son verre.
Ils trinquèrent en levant leur verre à la hauteur des yeux. Joe n’avait pas touché au sien de sorte qu’il vit Pauline et Henry redresser la tête avant de s’enfoncer dans leur fauteuil.
Probablement qu’il dit en ironisant :
- Vous n’aurez plus besoin de vous cacher. Et toi Pauline, tu n’auras plus de fausses excuses à me donner lorsque tu ne seras pas libre. Après tout, tu as raison. Un lit, c’est un lit.
Il regarda son verre auquel il n’avait pas touché. Il le vida d’un trait.
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