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Un peu d'amour et de mort


Assez souvent, durant la nuit, je faisais le tour de la ville à pieds, 16 kilomètres environ, en quelques heures. Parfois, nous étions deux, Pierre Orloff et moi, à discuter de poésie, des problèmes du monde, et parfois des filles. Pierre était mon meilleur ami. Celui dont on souvient longtemps encore après qu’on se soit perdu de vue.
A cette époque, nous étions âgés de dix-huit ans. Nés le même jour, nous fêtions notre anniversaire en même temps. Pierre était d’origine slave, polonaise ou russe. Il ne savait pas, se plaisait-il à dire, parce que la ville dont son père était issu avait été conquise par les russes, reconquise par les polonais, et reprise par les russes. C’eut pu être les allemands. La Pologne avait toujours été une sorte de promenoir pour des armées étrangères.
La prononciation de Pierre s’efforçait de laisser entendre qu’il avait une ascendance identique à celle de ces héros littéraires, ils étaient russes pour la plupart, qui se battaient jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou qui se plaçaient le pistolet sur la tempe pour un oui ou pour un non. L’âme russe ! Maître d’hôtel, faites venir les balalaïkas.
C’est lui qui épousa Isabelle. Elle m’avait dit que je n’étais pas un garçon sérieux, que je ne pensais qu’à la baiser, un soir que je lui avais proposé après avoir dansé de prendre l’air à l’extérieur de la boite. Isabelle était une fille très séduisante dont la silhouette enflammait tous les garçons, et dont le regard déclenchait le cinéma de leur imagination.
La cérémonie du mariage fut sobre, un repas pour une douzaine de personnes dans un restaurant de la Grand Place. A la fin du repas, Isabelle, un peu ivre, embrassa tous les convives, l’un après l’autre. Quand ce fut mon tour, elle s’assit sur mes genoux pour m’embrasser.
Peut-être qu’elle avait voulu me transmettre un message ?
Le voyage de noces avait été offert par le père de Pierre : 8 jours à Djerba au Club. Pierre et sa femme en revinrent transformés. Je me suis demandé si Isabelle n’avait pas eu raison, et si moi je n’avais pas eu tort de ne pas lui avoir pas fait une cour plus sérieuse.
C’est la vie, comme on dit. Pierre et moi étions restés amis. Le samedi soir, je dînais chez eux.
Je ne me suis pas marié. Je me sentais bien dans ma peau. Libre de mes faits et gestes. Rien qu’un sac à remplir lorsqu’il me prenait l’envie de voyager.
Lorsque je revenais, Isabelle et Pierre m’invitaient avec autant de chaleur que si je revenais d’un voyage lointain après une longue absence.
- Tu as fait bon voyage ?
Isabelle m’embrassait sur les joues. Je retrouvais son odeur.
Le cabinet du docteur Leroy se trouvait au rez-de- chaussée d’une villa toute blanche entourée d’un jardin bien entretenu. Une rangée de fleurs, de chaque côté de l’entrée, accueillait les patients. Le premier étage était celui de son appartement: salle à manger de réception, une autre plus petite réservée à un usage quotidien, un salon, une cuisine et un bureau quasi de ministériel. Les trois chambres se situaient au second étage, là où il avait aménagé une salle de sport, une salle qu’il avait baptisée du nom de salle de fitness, et dont l’usage quotidien lui permettait de garder une ligne comparable à celle d’un athlète.
Les femmes, particulièrement, appréciaient le docteur Leroy. Il était bel homme. Le sourire éblouissant. Impossible de savoir si elles l’appréciaient parce qu’il était bel homme ou bon médecin, les deux sans doute.
Le jour où elle était venue le consulter, Isabelle s’était dénudé à l’exception de sa culotte. Impassible, André lui avait palpé les seins, lui avait demandé de tendre les jambes et, à l’aide du stéthoscope, il avait les yeux levés vers le ciel, -respirez très fort la bouche ouverte- il l’avait examinée soigneusement.
- Vous avez raison de vous livrer à un check-up. Selon moi, vous êtes parfaite.
- J’avais cru en me touchant les seins…
- Ils sont parfaits, eux aussi. Votre mari est un homme enviable.
Elle lui plaisait. De plus, elle était dotée d’une sorte d’animalité qu’il était incapable de définir. Une femme faite pour l’amour, pensait-il. Il avait l’impression que de son côté, il plaisait à Isabelle. Ce sont des choses que l’on sent.
Cinq ans après leur mariage, les Orloff avaient quitté le petit appartement de leurs débuts pour une maison. Une façade de 6 mètres, en retrait des maisons contigües, un jardinet devant, ils l’avaient achetée lors de sa première augmentation de traitement. Pierre avait changé de voiture. Elle était plus puissante et plus représentative de son statut.
La seule et véritable tristesse qui avait gâché les toutes premières années de leur mariage, c’était l’impossibilité dans laquelle ils s’étaient trouvés d’avoir des enfants. Un enfant, c’était le maillon d’une chaîne qui aurait projeté la lignée des Orloff dans l’avenir. Pierre en serait le dernier représentant. Aucun des maillons de cette chaine n’aura été davantage qu’une parcelle infime, et anodine, de l’histoire.
Ce fut une pulsion irrésistible à laquelle elle avait résisté durant plus de trois mois. Avant de s’endormir, elle pensait à André. A ses mains sur sa poitrine. Ce n’est tromper personne que de rêver.
Un jour qu’elle se dirigeait vers la gare, une petite voiture s’arrêta à sa hauteur. C’était le docteur Leroy. Il lui fit un signe de la main. Il était descendu en souriant.
- Madame Orloff, comment allez-vous ? Ah, vous marchez ! C’est bien, cela entretient la forme. Si je pouvais en faire autant, mais c’est difficile pour visiter ses patients.
- Je n’ai pas le choix, c’est mon mari qui utilise la voiture.
- Cela me donne la possibilité de vous conduire où vous voulez. Si j’osais, je vous demanderais de le remercier pour moi.
Tous les deux savaient que les propos qu’ils échangeaient auraient pu être remplacés par d’autres. Leurs regards en disaient bien plus sans que ni chez l’un ni chez l’autre il n’y ait eu la moindre hésitation.
- On prend un café ensemble ?
A la lisière de la ville, une grosse villa, le Panier d’Or, servait de restaurant, de lieu de rendez-vous, et d’hôtel de jour. On pouvait s’y faire servir dans les chambres. Ils commandèrent deux cafés.
- Je vous ai rassuré lorsque vous êtes venue me consulter ?
Tous les deux savaient que c’est aux seins d’Isabelle qu’il faisait allusion, et pas à sa santé. Elle était flattée. Elle devinait ce qui allait suivre, elle y était prête. Mariage ou non, lorsque le désir ou la curiosité vous étreint, c’est tout naturellement qu’on se met au lit. Le plus difficile la première fois, c’est de l’imaginer.
Plus tard, debout auprès d’elle, tandis qu’elle enfilait son pantalon, le torse encore nu, il dit en souriant :
- Tu as aimé ?
André avait eu envie de connaitre Isabelle autrement qu’au lit ou à sa consultation. Depuis qu’elle était sa maîtresse, il passait assez souvent devant son domicile. Un dimanche, il vit Pierre qui se tenait sur le seuil. André le salua de la tête avec la politesse qu’un médecin témoigne envers le conjoint de sa patiente. Pierre lui paraissait moins svelte que lui. Il était plus jeune, sans doute mais, c’était visible, Pierre était un peu enrobé pour un homme de son âge.
-Il m’a semblé que c’est le docteur Leroy qui vient de passer. Il m’a salué.
- Il n’habite pas loin. On n’y a jamais fait attention avant.
Elle voulait dire :
- Avant que je ne le consulte.
Elle était heureuse. C’était comme si André, en passant, lui avait fait une caresse. Elle imaginait des caresses qui n’étaient pas éloignées de la réalité. Comment dire à Pierre que c’est lui, son époux, qui aurait pu en être l’inspirateur.
Elle savait d’André et d’elle ce qu’ils attendaient l’un de l’autre. Elle en avait envie. Elle aimait penser qu’elle en avait besoin.
Durant un mois, Isabelle avait retrouvé André au Panier d’Or plusieurs fois par semaine. Lorsqu’ils se séparaient, elle se disait que c’était la dernière fois. Le lendemain, elle attendait le moment de le revoir avec impatience. Ce phénomène étrange, on le décrit si bien par la formule : avoir quelqu’un dans la peau. Ils se mettaient au lit sans beaucoup de préliminaires.
André avait modifié l’horaire de ses consultations, il n’osait pas penser à ses rendez-vous qu’il respectait mal. Isabelle quant à elle devait rentrer pour attendre son mari. Ce n’était pas la situation idéale pour une relation amoureuse. Mais c’était le même piment que celui que procure la lente montée des escaliers.
Ce qui le flattait, c’était avant tout son pouvoir de séduction. Le nombre de ses aventures faisait sa réputation de don juan, cette réputation qu’il aimait bien plus que les jolies femmes qu’il mettait dans son lit. 
Peu à peu, Isabelle s’attachait à lui. André par contre éprouvait le sentiment de s’enfoncer dans une impasse.
Une après-midi, elle l’avait retenu plus longtemps qu’à l’habitude, et il avait manqué une obligation importante. Il se résolut à en parler :
- Je sais, c’est difficile mais il faut nous séparer Isabelle. Avant que cette délicieuse aventure ne devienne une aventure ordinaire. Je t’ai donné du plaisir, mais tu m’en as donné toi aussi.
Elle se rhabillait toujours en dernier. Elle aimait qu’il contemple ce corps qu’elle lui dissimulait peu à peu.
Elle était abasourdie.
- Je ne te plais plus ?
- Jamais aucune femme ne m’aura procuré plus de plaisir.
Il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter :
- Tu peux en être fière, tu sais.
Elle avait demandé qu’il la dépose près de la gare. Elle voulait marcher. Il avait voulu lui donner un léger baiser, celui d’un ami. Elle détourna la tête. Chez elle, lorsque Pierre était rentré, elle avait aussi détourné le visage qu’elle lui tendait auparavant. Elle ne savait pas pourquoi mais elle était fâchée contre Pierre.
Le corps d’André fut découvert au pied d’un arbre centenaire à proximité du Panier d’Or. Une balle lui avait traversé le cœur. Il avait l’air surpris. 
Pierre avait été arrêté deux jours plus tard, à la sortie de son bureau. Il avait écouté les accusations de l’inspecteur Delrue. Il était resté silencieux. Alors même que son avocat lui répétait qu’il n’y avait aucune preuve que ce fut lui. Que d’autres pistes existaient que la police dès lors n’explorerait plus.
Durant son incarcération, c’est moi qui lui rendais visite le plus souvent. Lorsqu’Isabelle venait le voir, elle éclatait en sanglots presqu’immédiatement si bien qu’ils ne se disaient rien d’utile ni à l’un ni à l’autre.
L’inspecteur Delrue avait dressé une liste de femmes dont la rumeur disait qu’elles avaient été ou étaient encore les maitresses d’André Leroy. Celles qui avaient des raisons de souhaiter sa mort. Ne serait-ce que par mari interposé, ce qui assied une réputation. On le sait. Une femme pour laquelle on tue devient deux fois plus désirable.
Il n’y avait plus pour lui de raisons pour se mobiliser.
- Il méritait de mourir autant de fois qu’il a eu des maîtresses. Il n’aimait que lui.
C’est ce que Pierre m’avait dit la première fois.
- Ce n’est pas toi qui l’as tué.
- Peu importe qui l’a tué.
L’inspecteur Delrue n’avait pas cherché d’autre coupable. Pierre fut condamné à douze ans de prison.
J’allais le voir régulièrement. Soit seul, soit en accompagnant Isabelle. Il devenait de plus en plus sombre.
Un jour, Il saisit ma main.
- Promet le moi, Richard. Tu veilleras sur Isabelle.
J’étais chez elle tous les jours. Pas seulement les jours où nous allions visiter Pierre.
Un soir où je m’apprêtais à rentrer chez moi, c’est elle qui me retint.
- Ne me laisse pas, Richard. J’ai peur toute seule dans cette maison.
- Tu veux que je dorme ici ?
- Il y a la chambre d’amis. Ce n’est plus possible, je ne peux plus rester toute seule.
Nous sommes montés. Je me suis déshabillé dans la chambre d’amis, et je l’ai rejointe dans son lit.
Pierre devenait de plus en plus déprimé. Nous avions peur pour lui. Nous en parlions au lit avant de nous étreindre. Comme si la présence de Pierre, une présence invisible mais aussi évidente que si elle était réelle nous rapprochait et, je ne l’avouais pas, épiçait nos élans. Elle avait eu raison, Isabelle, avant son mariage avec Pierre, c’est moi qu’elle aurait dû épouser. Nous étions faits l’un pour l’autre. Elle pour moi. Moi pour elle.
Pierre s’était pendu dans sa cellule. Ce fut une découverte épouvantable. Ce fut une journée horrible. La nuit, nous nous sommes serrés l’un contre l’autre non pas seulement pour faire l’amour mais pour nous protéger comme des enfants apeurés.
- Je t’aime, Richard. Toi aussi, dis, tu m’aimes. Tu ne le dis jamais.
C’était un mois après les funérailles de Pierre. Elle était étendue sur le lit, j’avais les mains sur ses épaules.
Cette nuit-là j’ai dit : 
- C’est moi qui ai tué André Leroy. Je ne supportais plus l’idée de ses sales mains sur ton corps.
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Commentaires

  • Eh bien .... il en a des morts sur la conscience le dénommé Pierre !

    J'aime ces virevoltages d'une histoire dans l'autre. Des imbrications peu ordinaires qui débouchent sur des nouvelles qui ne le sont pas moins.

    Vous êtes le spécialiste des entrelacs. Que vous réussissez fort bien.

    Rebonne soirée.

  • 1967035324?profile=originalMaurice :-) 

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