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12272724253?profile=original« Germinal » est un roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gil Blas du 26 novembre 1884 au 25 février 1885, et en volume chez Charpentier en 1885. Une adaptation théâtrale - drame en cinq actes et douze tableaux, en prose - de W. Busmach sera créée aux États-Unis en 1886 avant d'échouer à Paris au Châtelet en 1888.

 

Consacré mythe fondateur de la mémoire collective par une délégation de mineurs qui scanda le titre aux obsèques de Zola, à l'occasion desquelles Clémenceau salua la mémoire de celui qui fut "un moment de la conscience humaine", Germinal, treizième roman du cycle des Rougon-Macquart, reste à ce jour le roman le plus lu de Zola, jouissant d'un prestige égal à celui des Misérables. Ce roman épique, symbolique, fantasmatique, offrant une foisonnante complexité, dont le titre est riche de significations multiples, est aussi un extraordinaire roman-feuilleton et une enquête, où brille l'éclat d'un style. Plus profondément encore, la réussite de Germinal tient à l'art d'un Zola maître architecte. Tout passe par Étienne, substitut du romancier. Les sept parties amènent lentement mais sûrement l'accélération du dénouement, soigneusement annoncé par toute une série d'indices.

 

 

Première partie. Étienne Lantier, fils de Gervaise Macquart (voir l'Assommoir), arrive une nuit de mars à la fosse du Voreux, où l'accueille le vieux Bonnemort. Il prend pension chez une famille de mineurs, les Maheu. Les parents et les sept enfants, dont Catherine, Jeanlin et Zacharie, vivent entassés dans la promiscuité. Étienne trouve du travail à la mine, qu'il découvre. Intégré à l'équipe de Chaval, il comprend enfin que Catherine, qu'il avait d'abord prise pour un garçon, est une fille. Catherine initie Étienne au métier. Ce dernier lui raconte qu'il a giflé un chef après avoir bu et qu'il redoute son hérédité alcoolique. Au moment où il va embrasser Catherine, arrive Chaval qui impose un baiser à la jeune fille, en signe de possession. Catherine nie être l'amie de Chaval. L'ingénieur Négrel inflige une amende à l'équipe pour défaut de boisage. Les mineurs sont révoltés. Après avoir voulu quitter la mine, Étienne va au cabaret de Rasseneur, ancien mineur devenu chef des mécontents. Celui-ci loge le nouveau venu, qui désire partager la souffrance et la lutte des mineurs, et qui songe aussi aux yeux de Catherine.

 

Deuxième partie. Chez M. Grégoire, actionnaire de la Compagnie, on vit dans le confort et l'adoration de Cécile, la fille de la maison. Le cousin Deneulin, qui a tout investi dans la modernisation de la fosse Jean-Bart, vient pour emprunter, mais Grégoire lui conseille de vendre sa mine à la Compagnie. Il refuse. La Maheude tente en vain d'apitoyer les Grégoire, car l'épicier Maigrat, ancien surveillant protégé par la Compagnie, lui refuse tout crédit. Elle retourne chez Maigrat, qui exige que Catherine vienne chercher elle-même les provisions. Au coron, les commérages évoquent les moeurs et les liaisons des voisins. Mme Hennebeau, femme du directeur de la mine, qu'elle trompe avec Négrel, fait visiter le logement des Maheu à des Parisiens. Les mineurs commencent à rentrer de la mine. Il faut faire la soupe. Commence alors chez les Maheu une soirée comme les autres.

 

Troisième partie. Étienne devient un bon herscheur. Chez Rasseneur, il fait la connaissance de Souvarine, un réfugié russe anarchiste. En accord avec Pluchart, son ancien contremaître devenu responsable départemental, Étienne envisage de créer une section de l'Internationale et une caisse de prévoyance en prévision d'un prochain conflit. Nous sommes en juillet. Maheu propose à Étienne de le prendre dans son équipe comme haveur. Ayant dû accepter de mauvaises conditions de travail, les mineurs sont de plus en plus mécontents. Maheu propose à Étienne de le loger chez eux après le mariage de Zacharie. Étienne parvient à convaincre Chaval d'adhérer à son association. Étienne apprécie la vie familiale et désire Catherine. Malgré leur attirance réciproque, rien ne se passe. Étienne se cultive, et alimente ses rêves de révolution sociale pacifique. Chaque soir, il fait une causerie, éveillant chez les Maheu des rêves utopiques. Fin octobre, le mécontentement des mineurs s'aggrave, car la Compagnie baisse leur salaire. Des discussions sur l'opportunité d'une grève se déroulent chez Rasseneur. Jeanlin est victime d'un accident à la mine et reste infirme. Catherine doit accepter de vivre avec Chaval. Étienne est déterminé à agir.

 

Quatrième partie. En décembre, la grève éclate, le jour où les Hennebeau reçoivent les Grégoire pour préparer le mariage de Cécile et de Négrel. Hennebeau songe à profiter de la grève pour absorber la mine de Deneulin. Arrive une délégation de mineurs. Maheu, qui a accepté de la conduire, expose les revendications de ses camarades. Étienne exprime sa volonté de changement social. Deux semaines plus tard, la grève est générale, sauf au puits Jean-Bart. Le silence règne sur le coron. Les mineurs tiennent, bien que la caisse de prévoyance soit épuisée. Une scène violente se déroule chez les Maheu. Chaval accuse Étienne de coucher avec Catherine et la Maheude. Fous de rage, les deux hommes se défient. Étienne décide de demander l'aide de l'Internationale auprès de son délégué, Pluchart. Rasseneur, partisan de la négociation, s'oppose à Étienne et à l'Internationale. A l'issue d'une réunion clandestine, les dix mille mineurs de Montsou adhèrent à l'Internationale. En janvier, le froid et la famine accablent les mineurs. On tente de survivre grâce à des expédients. Maheu et Étienne convoquent une assemblée dans la forêt pour remobiliser l'énergie des mineurs. Au cours de la réunion, Étienne parvient à galvaniser l'enthousiasme des mineurs, malgré Rasseneur. Jaloux, Chaval annonce la grève à Jean-Bart.

 

Cinquième partie. Deneulin se précipite à Jean-Bart, et parvient à circonvenir Chaval en lui promettant une place de chef. Le travail reprend. L'équipe de Chaval travaille au fond, mais l'on apprend que les grévistes de Montsou ont coupé les câbles. Il faut remonter par les échelles. Les grévistes ont envahi la fosse Jean-Bart, et, malgré Étienne, qui tente de les calmer, ils sabotent le matériel. Étienne contraint Chaval à se joindre à la manifestation qui marche sur les autres fosses. La foule traverse la plaine et va d'une fosse à l'autre. Fuyant les gendarmes, la foule revient à Montsou pour réclamer du pain à la Direction. Hennebeau fait appel à l'armée alors qu'au cours d'une promenade, Mme Hennebeau et Négrel ont cru voir l'image de la révolution dans la foule des manifestants. On se barricade. Les mineurs hurlent leur faim. Pour faire diversion, Étienne lance la foule sur l'épicerie Maigrat. Les femmes tuent l'épicier et le châtrent.

 

Sixième partie. L'armée occupe les fosses. Maheu est renvoyé, Étienne se cache, et Jeanlin le nourrit. Étienne, dégoûté par la violence et la misère, ambitionne une carrière politique. Chez Rasseneur, Étienne et Souvarine échangent des nouvelles démoralisantes. Arrive Chaval qui annonce qu'il va diriger une équipe de mineurs belges recrutés pour briser la grève. Il se bat avec Étienne, qui l'emporte. Catherine désarme son amant, qui sort, au comble de la fureur. Catherine refuse de vivre avec Étienne. La foule des grévistes affronte les soldats, qui tirent et tuent. Maheu tombe.

 

Septième partie. La Compagnie veut mettre fin au conflit. Étienne est en butte à l'hostilité des mineurs qui le rendent responsable des morts. Chez les Grégoire, on célèbre les fiançailles de Cécile et de Négrel. Deneulin s'est résigné à vendre sa mine à la Compagnie. Étienne et Souvarine confrontent leurs opinions. Étienne tient pour le socialisme, Souvarine ne croit qu'à la violence anarchiste et nihiliste. Il fait ses adieux à Étienne, avant de descendre dans le puits du Voreux pour le saboter. C'est la reprise du travail. Par suite du sabotage, les galeries sont inondées. On évacue, mais l'équipe d'Étienne est restée au fond. La mine s'effondre dans un gigantesque cataclysme. Indifférent, Souvarine s'en va. Hennebeau reçoit la Légion d'honneur. Les mineurs tentent de sauver les survivants, mais Zacharie meurt dans les opérations de sauvetage. Les bourgeois organisent une excursion au Voreux. Cécile est étranglée par le vieux Bonnemort. Prisonniers au fond, Étienne et Catherine doivent cohabiter avec Chaval. Étienne tue son rival. Les deux survivants deviennent enfin amants, malgré la présence du cadavre de Chaval. L'obscurité, la faim, l'angoisse, le grisou ont raison de Catherine, Étienne est sauvé, et réapparaît au jour sous l'aspect d'un vieillard aux cheveux blancs, alors que la Maheude hurle devant le corps de sa fille. En avril, Étienne s'apprête à partir pour Paris où l'appelle Pluchart. Il vient saluer ses compagnons de lutte, qui lui ont pardonné et ont dû reprendre le travail sans avoir rien obtenu. La Maheude doit travailler pour nourrir sa famille avec la seule aide de Jeanlin. Elle garde l'espoir d'une revanche et se réconcilie avec Étienne. Ce dernier croit en l'organisation, en l'efficacité des syndicats et en une révolution prochaine. En s'éloignant, il croit pressentir une germination irrésistible.

 

 

Sans prétendre être le premier roman à évoquer le monde ouvrier, Germinal en donne l'une des images les plus puissantes. Peinture précise et épique à la fois de la vie quotidienne, du labeur et des souffrances des mineurs, il organise savamment une progression vers le point culminant de la grève et de la catastrophe finale, ouvrant sur la perspective utopique de la cité future. Zola avait déjà traité de la condition ouvrière dans l'Assommoir. Ces deux textes, liés "biologiquement", puisque Étienne est le fils de Gervaise Macquart et de son amant Auguste Lantier, fonctionnent aussi en parallèle. Aux malheurs et à la déchéance de la blanchisseuse, répondent les affres de son fils, menacé par le déterminisme héréditaire.

 

L'Assommoir avait déjà montré combien il est difficile de constituer le peuple en objet littéraire. Grand absent du roman balzacien, il a été cantonné dans les bas-fonds avec les Mystères de Paris d'Eugène Sue et les Misérables de Victor Hugo. Le monde du travail, quand il n'est pas édulcoré dans les romans ruraux, inquiète. Alors que les classes laborieuses apparaissent comme des classes dangereuses aux yeux d'une bourgeoisie pour qui le mouvement ouvrier, en voie de formation, fait planer l'horrible menace du chambardement, les faire accéder à la dignité littéraire, c'est à la fois conjurer symboliquement la menace et projeter un éclairage salutaire sur une réalité méconnue. En somme, c'est prévenir pour guérir. Telle est l'intention idéologique du romancier.

 

Il faut d'abord souligner la qualité de l'information de Zola, nourrie par une documentation livresque abondante, mais aussi par la documentation rassemblée sur le tas lors de son voyage à Anzin en 1884. Le monde des mineurs, leur environnement, leur mode de vie sont donc un matériau pris sur le vif. Corons, cabarets, fosses, tout a été vu, mis en fiches, retranscrit et retravaillé dans l'espace fictionnel. Là s'inscrit l'ambition scientifique du romancier, l'expérimentation d'une réalité par l'écriture. Zola a su rendre ce pays minier, continent noir de la France industrielle, elle-même terre presque inconnue pour les lecteurs de romans de l'époque.

 

La mine transforme hommes et femmes, par l'influence du milieu sur les individus, mais aussi par l'empreinte indélébile de l'aliénation sur les corps et les âmes. Celle-ci est montrée, mise en texte. Germinal parle de ce qui n'a pas encore de nom ailleurs que dans la philosophie politique et celle de l'Histoire: la lutte des classes. D'où la prise en compte romanesque du collectif. Dans cette lutte, le prolétariat des mines reçoit évidemment la meilleure part. Son premier représentant dans le roman annonce en quelque sorte son essence: Bonnemort. Ayant vécu par avance le destin de tous les autres, il symbolise l'exploitation séculaire, la déchéance, la maladie professionnelle. La famille Maheu élargit la perspective en incluant les sexes et les générations. Le travail repose sur l'équipe, où, suprême raffinement, les mineurs sont contraints de participer eux-mêmes à leur propre exploitation, dans les enchères du marchandage. Catégories, spécialisations, division d'un travail globalement exténuant et débilitant: la mine gâche les existences en autant de gestes répétitifs, en heures de sueur et de souffrance. Salaires de misère, système qui oblige à négliger la sécurité, amendes, dépendance totale à l'égard de la Compagnie (logement, santé, chauffage...): la mine a ses nouveaux esclaves.

 

L'espace social est celui des trajets: du coron à la fosse, du carreau au coron. A la lecture, le roman donne l'illusion de se passer le plus souvent au fond. Il n'en est rien. Le coron, c'est encore la mine. Le poids de la fatigue, celui de la pauvreté, de l'environnement: tout y redouble l'effet du travail. Mécanisation des comportements, dépossession du temps et de la force vitale, obsession de la routine: voilà l'illustration la plus convaincante de l'aliénation de la classe ouvrière. Seule la ducasse, avec ses tendances orgiaques, introduit une rupture dans cette réitération. Germinal dit magnifiquement cette privation de liberté: le mineur et sa famille sont prisonniers de la mine. D'où la force de l'opposition avec l'espace bourgeois, tout de confort, de chaleur, de jouissance égoïste. Plus importante encore est l'absence d'intimité dans le coron. Tout se sait, tout s'entend: on scrute les lits et les couverts. Promiscuité qui fait que le mineur est toujours à l'étroit comme dans sa taille. L'espace de la mine proprement dite est celui des taupes. Galeries, couloirs, puits, l'enfermement, la chaleur oppressante, l'obscurité, la poussière: tout indispose, tout métamorphose le mineur en un corps enchaîné et menacé d'écrasement. Violence contenue, qui explose parfois; langage sec, rapports humains durs. Lieu de l'énergie à la fois par son produit et son travail, la mine est aussi celui du rut. Seul plaisir qui ne coûte rien, le sexe renvoie aussi à l'angoisse existentielle. Germinal insiste, parfois lourdement, sur cette obsession de la reproduction. On y plante souvent des enfants, destinés à reproduire le destin des parents. Comme si les mineurs ensemençaient en permanence leur propre malheur.

 

Cette énergie s'investit aussi dans la conquête du jour. La grève, c'est cette libération des êtres de la nuit, qui envahissent la surface, qui courent, crient. Les mineurs forment une meute. Poussés par la faim, la colère et la fureur meurtrière, ils donnent libre cours à leur ivresse. Comme le torrent furieux qui envahit la mine, la foule barbare dévaste tout sur son passage. Meurtre, viol, destruction: le fantasme du grand soir acquiert chez Zola une ampleur extraordinaire. Cette humanité asservie prend une revanche éphémère, avant de retomber dans sa servitude. Car en définitive, la grève n'aura été qu'un rêve, un moment où l'ont peut croire tout possible. La vie des mineurs, hommes, femmes et enfants, s'épuise en une terrible frustration. Les rêves de la jeunesse, la quête d'amour, tout bute sur la réalité sinistre. Dans l'environnement noir, gris et rouge, dans la végétation pauvre, dans ce monde de brique et de charbon, il n'y a pas place pour l'Art, sauf celui du romancier. Quand il n'y a pas de pain, le rêve tourne vite au cauchemar. D'où l'importance d'un avenir de germination, sans lequel Germinal se définirait comme un voyage au bout de la nuit.

 

La vérité historique (Zola amalgame des événements qui ne se produisent pas ensemble dans l'Histoire et les débats au sein du mouvement ouvrier présentés dans le roman sont anachroniques) importe moins que la thèse à défendre. Aux conditions "réelles" de la lutte ou de la vie ouvrière se substitue une conception syncrétique, informée par une vision mythique. La composition travaille l'antithèse: celle du monde du Travail et du monde du Capital. Opposition irréductible qui dégénère en violence dont l'assassinat de Cécile par Bonnemort, atroce meurtre de l'innocence par l'aliénation au sens quasi clinique, dit en quelque sorte la force fantasmatique - plus encore que la fusillade. A cette opposition manichéenne et efficace, s'ajoute celle entre les différentes formes du capital. Le rentier (Grégoire) contre l'investisseur (Deneulin); le petit capital (Deneulin encore) contre le grand (la Compagnie)... La classe ouvrière, quant à elle, est divisée par la jalousie. La société est travaillée à tous ses niveaux par la loi d'airain de l'intérêt. Pour dynamiser cette lutte du capital et du travail, Zola utilise 52 personnages. Il faut leur ajouter des êtres ou des entités animées par l'imaginaire: les chevaux Bataille et Trompette, la fosse du Voreux, le "Capital-Minotaure" (belle expression de Colette Becker), l'eau... La construction romanesque obéit en partie aux préceptes du naturalisme: les personnages représentent des forces, des lois, mais là s'arrête la théorie. S'il est vrai qu'aucun d'entre eux ne domine vraiment, même pas Étienne, s'il est vrai qu'ils prennent une valeur symbolique, ils gardent une présence individuelle.

 

Zola obéit à des contraintes: la série, qu'il a définie en 1868, avec la loi d'hérédité, et l'influence du milieu sur les individus. Personne n'y échappe. De plus, l'arbre généalogique des Rougon-Macquart impose un Étienne marqué par l'irrépressible désir de tuer. Mais le personnage subit une mutation. Ce n'est pas seulement une force qui va, inconsciente d'elle-même, déterminée par la fatalité scientiste, mais surtout un héros qui s'attaque au Capital-Minotaure. Il vient d'ailleurs, et il repart ailleurs. Déjà en lutte avec le patronat, il apparaît comme un homme d'action, même si Zola le montre saisi par des sortes d'illuminations confuses. Contre Rasseneur, le réaliste tranquille, il incarne la force de la revendication immédiate, la colère des exploités. Étienne prend alors sinon l'allure d'un héros positif, du moins celle d'un initié et d'un initiateur. Germinal ressemble ainsi à un roman d'éducation. Chez les Maheu, il s'installe, devient un membre de la famille, à laquelle il va insuffler le désir de justice et de revanche. Il y a du mysticisme dans l'évolution d'Étienne. Il connaît d'ailleurs l'humiliation christique de l'abandon des hommes et la passion de la souffrance dans la mine, véritable descente aux Enfers. Contrairement à Souvarine, condamné à l'individualisme de l'action violente et désespérée, torturé par le souvenir d'une exécution, Étienne est un meneur et un éclaireur. Il annonce la libération de la classe ouvrière.

 

Cette évolution est aussi liée à une pédagogie: il faut peindre un milieu, des catégories, des différences spécifiques, des types (voir les Maheu). Le roman zolien est un système, ce qui garantit sa grande lisibilité mais accentue son côté un peu artificiel et didactique; à ces contraintes choisies et assumées, il convient d'en ajouter de plus subtiles, qui ressortissent à l'idéologie de Zola. Liée dans son esprit au sang, à la violence, la grève rejoue la tragédie de la Commune. L'ouvrier zolien est aussi un barbare dans une histoire de feu et de sang.

 

La tradition la plus contraignante reste celle du romanesque. Si le roman est social, il est aussi tributaire des situations, des schémas narratifs conventionnels comme ceux du mélodrame et du roman noir. D'où les stéréotypes, certes remotivés, et les oppositions de type dramatique, comme celle entre Étienne et Chaval, rivalité amoureuse qui se modalise en querelle politico-syndicale. Ce roman de lutte s'inscrit dans un espace surdéterminant. Le Voreux tire évidemment son nom des résonances qu'il autorise: le champ sémantique de la dévoration s'y épanouit. Le pays minier, tout d'obscurité et de platitude, prend en hiver sa vérité oppressante et désespérante. La vie semble condamnée dans ce monde à la fois minéralisé et esthétisé. Tout est houille, tout est charbonné. Il faudra attendre la fin du roman pour voir triompher la vie: la germination impose sa vitalité contre la mort et contre la fatalité. A la coloration sombre, aux tons de l'obscurité, s'ajoutent l'humidité et la boue. Pays froid, pays trempé: l'eau, on le pressent, jouera un rôle décisif. On ne cherchera pas là une vérité du Nord: c'est l'imaginaire de Zola qui transfigure le paysage, le crée en accord avec la tragédie glauque qui va s'y jouer.

 

Germinal organise le récit d'une catastrophe, comme nombre de romans des Rougon-Macquart. Une apocalypse est mise en scène. Elle synthétise la répression de la grève, la quasi-liquidation de la famille Maheu, la disparition du Voreux et le bouleversement de la société, qui, annoncé, prophétise l'imminence d'une fin du monde. Ce qui explique la place de Souvarine, incarnation des forces de destruction. Dans cette symphonie apocalyptique, les modalités traduisent les fantasmes et réincarnent les mythes. Combinaison de l'air et du feu, le grisou menace toujours, même s'il ne sera pas la cause du cataclysme final. Au feu, la terre ajoute sa puissance écrasante. De surcroît, c'est l'eau qui tue dans Germinal. L'inondation, sourde, constante, pernicieuse, prend soudain une allure irrésistible et effrayante. Les monstres (le Voreux, la Compagnie), les hommes (le meurtre) jouent en majeur cette partition de mort et de cataclysme, où seuls le sexe, cet exutoire, et le sommeil, ce luxe, offrent leur dérivatif.

 

Germinal développe une épopée, avec son cortège de grossissements, voire d'exagérations. Si elle comporte une cause et un héros, l'épopée implique aussi le merveilleux. Ici radicalement moderne, celui-ci transfigure machines et fosse, animées, animalisées, voire anthropomorphisées. L'épopée combine enfin les symboles: ils abondent. Cette épopée récupère bien des recettes du feuilleton. Il n'y manque pas le personnage pathétique et persécuté, incarnée par Catherine, qui mérite que deux hommes se battent jusqu'à la mort pour elle. On ne doit pas négliger cet aspect du roman: il constitue en grande partie son efficacité, et autorise sa dramatisation.

 

Roman épique, Germinal se définit aussi comme roman lyrique. Roman de la pitié, il sait faire appel aux sentiments du lecteur. Art de la description, du tableau, du contraste: le style de Zola est à la fois artiste et parfaitement adapté à un langage "populaire". Sans recourir au patois du Nord, Zola utilise un relâchement syntaxique, une certaine monotonie du vocabulaire qui combine une langue familière et une langue littéraire. Il s'agit d'une tentative de restitution d'un univers mental, d'une expérience, de moyens d'expression proches de ce que vivent les ouvriers. Enfin, le style de Zola évoque l'art du peintre. On mesure sa réussite à cette indéniable capacité à transmuer un paysage morne en objet esthétique. Germinal s'impose aussi, et peut-être surtout, comme roman poétique.

Robert Paul in arts et lettres Belgique

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Commentaires

  • J'ai lu votre analyse avec grand intérêt, Zola reste un de mes classiques. Vous écrivez que le style Zola évoque l'art du peintre: savez-vous , je pense que oui, que Zola avait pour seconde passion la photo? Personnellement, je retrouve dans ces romans et dans sa façon de camper les personnages 'l'oeil du photographe' qu'en pensez-vous?
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