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Un homme ordinaire

 C’était un brave garçon. Après avoir terminé des études de droit et de fiscalité, il avait intégré le Ministère de Finances. Lorsqu’il avait été nommé contrôleur, il avait dit à ses amis :

- Je préfère que vous me disiez : Monsieur. Dans ma position, on risque de penser que je suis en mesure de favoriser des amis.

Il n’avait pas osé leur demander de le vouvoyer.

Peut être avait-il raison ? Peut être faut-il qu’un certain nombre de citoyens se défasse des liens noués durant l’adolescence pour endosser la stature de l’homme d’Etat. De celui pour lequel il n’y a pas de communauté particulière mais des citoyens égaux devant la loi. Ce sont des conceptions de ce genre qui créent l’ossature d’une nation et de l’administration qui en est le bras.

Henriette qu’il avait épousée après sa nomination était la fille unique d’un chef de service à l’administration. Lui-même était le fils d’un gendarme. Il avait été amoureux d’Henriette mais qu’elle ait été la fille d’un fonctionnaire avait ajouté à son charme. Il aimait l’idée que l’administration constituait une sorte d’aristocratie qui se perpétuait au travers des familles qui en étaient les serviteurs. Dans la noblesse tout autant il y a les familles dont les titres étaient prestigieux mais combien de chevaliers et d’écuyers en étaient la trame depuis des siècles. Ils étaient à titre égal des membres de la noblesse.

Ils n’avaient pas eu d’enfant, ils n’en avaient pas voulus ni elle ni lui. C’est ce qu’il avait répondu à un ami qui lui avait posé une question.

En réalité, il était mu par une autre ambition.

Jean avait convaincu sa femme de ne dépenser que le strict nécessaire pour manger, s’habiller ou sortir.  Leurs économies leur servaient à payer la maison qu’il avait achetée dans le Midi en prévision de sa retraite. La retraite !

- Nous pourrons jouir de la vie sans restriction.

Malheureusement, Henriette était morte avant leur retraite et  n’avait pas eu l’occasion de jouir de sa frugalité. La maison et l’argent économisé, seul Jean en jouirait.

C’est à cette époque qu’il avait commencé à changer. Il avait compris que les projets n’étaient jamais que des rêves dont il n’était pas le maître.

Désormais, tout allait changer.

C’était peut être une attitude excessive mais pas plus que la manière dont ils avaient vécu, sa femme et lui. Il n’y a rien de mal à vivre modestement. Se marier, avoir des enfants, travailler et vieillir sans être trop affecté par le sort. Discrètement, sans attirer l’attention. Mais ça avait un prix, pas nécessairement le moins cher.

Un jour, il avait dit à une jolie femme :

- Je connais très bien votre dossier.

Elle avait dit par après :

- Je me demandais ce qu’il avait voulu me faire entendre. Nous étions assis à la terrasse d’un café, je portais une robe légère, il regardait mes jambes avec insistance, je n’osais plus bouger.

Ce fut un éblouissement. Il en était conscient, il disposait du vrai pouvoir, celui de disposer des autres.

Un jour, il téléphona à un gros commerçant de la ville dont le dossier fiscal présentait quelques interrogations.

Ce fut l’épouse qui lui répondit.

Elle possédait un magasin de lingerie très bien achalandé qu’elle dirigeait à l’aide de deux vendeuses. Aucune n’était particulièrement aguichante. Chacune de ses clientes pouvait se sentir belle auprès de ses vendeuses.

- Vous me surprenez, monsieur le contrôleur ?

- Ce n’est probablement rien. Mais il faut que je vérifie, c’est la routine. Mardi prochain, ça vous convient ?

-  Mon mari sera en voyage mais je serai là, bien entendu. Les livres sont à mon domicile.

Les rumeurs naissent et se répandent vite en province. Lorsque Jean s’était présenté chez Elvire Dubois, elle avait préparé ses livres et du café sur une table basse auprès du divan. Une bouteille de vin aussi. Au fond du salon, une porte entr’ouverte donnait sur la chambre à coucher. On pouvait apercevoir le lit.

Il n’y avait rien de répréhensible dans le dossier. Jean y apposa un paraphe. Elvire venait de faire l’économie de mille cinq cents euros d’impôt.

Une des ses clientes, c’est le nom qu’il leur donnait, avait évité une amende de quinze euros. La valeur de l’argent varie avec les gens.

Il eut trois aventures de la même nature mais à chaque fois, il en était plus amer.

Jean était fatigué, On n’endosse pas une nouvelle peau aussi aisément qu’on le souhaite. Henriette lui manquait. Etait-ce ce qu’on appelle l’amour ? Elle lui manquait le jour, et elle lui manquait la nuit. Du temps qu’elle vivait, il lui était arrivé de faire l’amour en évoquant une autre. Parce qu’il aimait sa femme, il évoquait une actrice qui n’était souvent qu’une image plutôt que la femme d’un de leurs proches. Ils sont nombreux les maris qui agissent de cette façon.  Ils comblent leur femme, et ne la trompent qu’à peine.

Peut être que des femmes agissent de la même manière par amour pour leur mari ? Bien sûr,  c’est un acteur masculin qu’elles imaginent.

Henriette lui manquait de plus en plus. Sans elle, il avait le sentiment d’être exilé sur la terre. Il voulait mourir. Qui donc se préoccuperait de son décès ?  Qui donc s’était préoccupé de sa vie ?

Il voulait mourir mais pas comme quelqu’un qui n’a jamais existé. Sinon, sa vie toute entière comme la plupart des vies humaines se résumerait aux quelques lignes de sa nécrologie. Il acheta une grosse corde qu’il attacha soigneusement à une poutre du grenier. Il glissa dessous une vieille chaise. Il n’aurait qu’à la pousser. Qui donc s’inquièterait de lui ? 

Le lendemain, un incendie s’était déclaré dans l’immeuble. On découvrit le corps de Jean dans les décombres. Les responsables se perdirent en conjectures. La télévision avait envoyé un caméraman et un journaliste. On parla de Jean Dereux le soir même, et le lendemain lors des informations de mi-journée. Le journal local en parla durant quelques jours. La personnalité de Jean Dereux, dit le journaliste, apparaissait comme un mystère.

A quoi tiennent les choses ? Ce n’était plus un homme ordinaire.

 

 

 

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