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Un amour d'occasion.



Lorsqu’elle est venue chez moi, elle savait que nous ferions l’amour ce jour-là. C’était un dimanche après-midi. Elle est revenue le lendemain et depuis nous avions pris l’habitude de nous retrouver tous les lundis.
Au début de ce qui allait devenir notre liaison je ne l’attendais pas à proprement parler. Je savais seulement qu’elle viendrait. Parfois à trois heures, parfois plus tard, selon un emploi du temps qu’elle répartissait minutieusement avant de quitter son domicile.
Quant à moi, sa venue faisait partie des évènements ordinaires qui faisaient la substance de ma vie quotidienne d’alors. A cette époque, ma femme était morte depuis près d’un an, tous les évènements avaient la même coloration, celle de certains films muets à la technique imparfaite où toutes les images se suivent sans que l’une plus que l’autre ne retienne l’attention.
Avant de venir elle téléphonait. Elle disait :
- C’est moi. Tu es libre ? Je serai chez toi dans un quart d’heure.
J’étais toujours libre. Et elle était toujours chez moi un quart d’heure plus tard.
Nous nous mettions au lit dès qu’elle arrivait. Ensuite je me rhabillais rapidement tandis qu’elle se rendait dans la salle de bain.
- Tu ne m’as jamais demandé si je me sentais bien, m’a-t-elle demandé un jour. C’est comme si tu faisais l’amour tout seul.
Elle avait raison. J’apaisais une soudaine tension de mon corps mais j’aurais pu tout aussi bien m’en passer. Ou le faire avec une autre. Avec elle, c’est vrai, c’était mieux : je ne sortais pas de chez moi, je ne sortais pas de moi-même.
Un jour, son mari lui avait téléphoné, elle ne savait d’où, et ce détail l’avait longtemps préoccupé comme s’il pouvait expliquer quelque chose de plus, il lui avait dit : je pars, et elle avait compris aussitôt qu’il se séparait d’elle. Peut-être que l’intuition féminine, c’est de s’attendre toujours au pire ?
C’était une jolie femme riante et sensuelle, elle aimait plaire et elle excitait les regards et les corps. Peut-être que le regard des hommes lui donnait le sentiment d’exister ?
A partir de ce jour-là cependant ses joues si pleines et si lisses se creusèrent. Regarde, disait-elle, j’ai des rides là. Elle montrait de petites striures à chaque extrémité de sa bouche. Elle souriait et elle les frottait lentement comme pour les effacer.
Elle aurait dû rester, ce soir-là. Lorsqu’elle est partie je me suis senti seul pour la première fois, et sur le lit encore défait c’est son odeur que j’ai cherché. Pour en retenir la chaleur, j’ai posé la main sur l’endroit que son corps avait occupé.
- Tu m’aimes ?
Lorsqu’elle m’a posé la question je suis resté silencieux. Je ne savais pas ce qu’il fallait répondre, je suppose que c’est parce-que je ne l’aimais pas d’amour. Mais est-ce qu’on sait ce que c’est que l’amour ?
J’aimais sa présence, je lui étais reconnaissant d’être auprès de moi mais je ne m’étais jamais demandé si je faisais partie de sa vie et de sa mémoire. Je pensais que j’étais le prolongement de sa main nocturne et de son sexe : une caresse plus puissante qui dessinait son corps, lui donnait son volume et, par la grâce d’une fabuleuse maternité, le faisait accoucher de lui-même à chaque fois que nous faisions l’amour.
Désormais, elle venait aussi le dimanche et elle restait de plus en plus tard. Avant de venir, elle me téléphonait pour me dire qu’elle avait pu se libérer ou, quand elle ne venait pas, pour me dire qu’elle n’avait pas pu le faire. Le soir, elle téléphonait pour dire qu’elle était bien rentrée ou pour savoir ce que j’avais fait de ce dimanche sans elle ?
Je répondais : rien, parce qu’il ne se passait rien lorsqu’elle ne venait pas.
Les autres jours de la semaine, ceux où elle ne venait pas, elle téléphonait aussi. Parfois le soir, parfois déjà à midi. Il se passait toujours quelque chose qu’elle devait me raconter sans attendre. Par l’intermédiaire du téléphone je partageais sa vie. Je le dis avec une sorte de dérision mais désormais tous les jours de la semaine portaient son nom.
Nous nous retrouvions presque tous les jours. Sous n’importe quel prétexte, je me rendais chez elle. A l’exception du lundi et du dimanche où c’est elle, toujours, qui venait chez moi.
Généralement, j’arrivais vers midi, elle avait préparé de quoi déjeuner et nous mangions ensemble.
Nous parlions de choses et d’autres, de ce qui se passait en ville, de ce que l’un ou l’autre avait fait ou avait dit, en somme de ces banalités qu’engendre la vie de la plupart des couples. A la fin du repas, elle rangeait la vaisselle et, en se tournant vers moi, elle disait :
- Tu viens !
Je la suivais en lui tenant la main ou en posant la mienne sur sa hanche. La chambre se trouvait à l’étage. Après avoir soulevé le couvre-lit, elle allait se déshabiller dans la salle de bain pendant que je disposais soigneusement mes vêtements sur un siège. Puis je m’étendais sur le lit.
Quelques instants plus tard, elle apparaissait nue, une serviette à la main, et sans dire un mot elle se glissait sous les draps. Nous faisions l’amour avec ardeur mais sans émotion.
J’éprouvais le sentiment d’être l’objet d’une étrange distorsion du temps. La semaine se divisait, et ma vie avec elle, en deux parties distinctes. L’une m’intégrait peu à peu, ordinaire et paisible, dans sa vie quotidienne mais je me demandais en la quittant si je l’aimais d’amour; l’autre dans l’isolement de ma maison se déployait dans la fièvre et le malaise
Nous restions au lit de plus en plus longtemps. Même après nous être aimés nous attendions à nouveau cette faim qui venait de nos ventres, et s’il nous arrivait de nous lever, nous nous couvrions à peine; nos corps, comme s’ils étaient devenus notre sexe commun étaient l’objet douloureux de notre attente. Et la nuit, après son départ, j’avais envie d’elle encore. Mais je me demandais toujours si je l’aimais d’amour ?
Ce qu’elle a qualifié plus tard de notre liaison durait depuis près de six mois. Un jour elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle ne savait pas à quelle heure elle viendrait, et qu’il se pouvait qu’elle ne vienne pas du tout.
- Tu n’auras qu’à téléphoner.
Elle ne savait pas, a-t-elle dit, si elle pourrait me téléphoner pour me dire s’il fallait que je l’attende ou non. J’ai répondu que ça n’avait pas d’importance, que nous nous verrions le lendemain, mais ma voix s’était faite véhémente et je répétais qu’on pouvait toujours trouver le temps de téléphoner.
- Je te dis que je ne sais pas si je pourrai le faire. D’ailleurs, je t’en ai parlé.
- Mais pourquoi ?
Il me semblait soudain que cette question était la question capitale de ma vie.
- Pourquoi ? Pourquoi ?
J’étais sûr qu’elle hésitait et que si j’insistais, elle ne pourrait pas résister.
- En tout cas, je t’attendrai.
Je l’ai attendue comme je l’attendais tous les lundis. Mais je savais qu’elle ne viendrait pas. J’étais accoudé à la table de la cuisine, la porte du bureau était ouverte, c’est là que se trouve le téléphone.
En réalité, je ne m’attendais pas à ce qu’il sonne et j’aurais pu tout aussi bien fermer la porte mais ce soir-là il était une partie de moi-même, et il m’était aussi nécessaire que chacun de mes membres pour m’aider à résister à cette étrange sensation que j’avais de ne plus exister.
De quoi donc m’avait-t-elle parlé à quoi je n’avais pas prêté suffisamment d’attention? Pourtant, elle me racontait tout dans les moindres détails. Même si son récit n’avait jamais de continuité apparente, souvent en l’écoutant j’avais l’impression de l’avoir accompagnée toute la journée jusqu’au moment où elle sonnait à ma porte.
Je ne parvenais pas à m’en souvenir. Pourtant, je le vois bien aujourd’hui, tout était important de ce qu’elle me disait. Elle a dû me dire, mais je ne l’avais pas entendue, que l’incohérence est l’ordre de la vie.

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