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Regards sur "Deux êtres qui luttent" réunis en une seule et même personne,

"tantôt nonne, tantôt bacchante" *1 : enchanteresse éblouissante,

"Prêtresse du soleil et du sommeil"



"J'ai moi aussi aimé la beauté,

je l'ai contemplée et louée dans l'univers infini.

C'est elle qui élève et guide les pas de l'homme,

qui le réjouit par le plaisir aux mille visages contradictoires,

qui alimente la force de l'intelligence, la sage folie du cœur." [...]


"j'étais comme ces ivrognes qui aggravent leur mal en buvant en route,

mais qui étaient déjà ivres au départ.

Je suis née ivre, et j'ai vécu toujours altérée

de véhémence et de douleur." *


Anna de Noailles




Acte I


Florilège de témoignages élogieux



A) Fragments du Discours de réception de Colette à l’Académie Royale

de Langue et de Littérature françaises de Belgique (1936)


Évocation de la figure d'Anna de Noailles,

de la "petite déesse impétueuse" *2 à la "voix de bronze et d'argent" *3

par celle qui déclarait :




"Je suis devenue écrivain sans m’en apercevoir, et sans que personne ne s’en doutât. […]

Plus circonspecte chaque jour devant mon travail, et plus incertaine que je le doive continuer,

je ne me rassure que par ma crainte même. "


 

                       

                            Notre amitié ne fit pas grand bruit. Elle se forma assez tard, presque indépendante de l'admiration que je vouais à la comtesse de Noailles. Vous vous étonnerez peut-être de ne m'entendre, dans mon discours, ni la citer autant que l'envie m'en viendrait, ni ménager à son oeuvre ces moments de critique courtoise qui renforcent une louange éclairée. Ma part, je ne veux pas qu'elle soit de discuter un poète, d'assigner une dimension, une qualité, à des poèmes dont le moindre a capté pour toujours une parcelle merveilleuse du sensible univers, comme le bloc d'ambre préserve une aile éternelle de mouche, ou la délicate arborescence qui suggère la forêt inconnue. Découvrir, louer Madame de Noailles ?
[...] Je verrais autant d'impertinence à ceci qu'à cela ma part, que je choisis, est la meilleure, celle du peintre, celle d'un certain peintre. Anna de Noailles eut, comme les princes autrefois, ses peintres officiels, de qui la plume et le pinceau se vouèrent aux caractères évidents de sa personne et de son génie.[...]

                            En marge des effigies officielles, une souveraine rencontre toujours un peintre obscur mais épris, ébloui mais fidèle, qui traça pour lui-même un croquis ressemblait, inachevé, respectueux à la fois du modèle et de la vérité.
                           Ce peintre oublieux du décorum, assez heureux pour avoir surpris en négligé son modèle, pour avoir pu noter la chevelure épandue, le ruban dénoué, la sandale tombée, ce bénéficiaire d'un moment d'abandon ou de frivolité, je voudrais que ce fût moi, je voudrais, comme il arrive, que l’esquisse fit autorité, que l'on vînt sur elle consulter le reflet authentique d'une chevelure morte, le pli du sourire, la ligne creuse qu'effaçaient sur commande les portraitistes d'apparat.
                           M'y prenant au rebours de ceux qui la célébrèrent, je ne dirai pas « Ce grand poète avait les yeux tour à tour éclatants et voilés, des traits fermement modelés qu'un front inoubliable couronnait, mais je dirai "Dotée d'un front plein de présages, d'un nez à la fine et dure attache orientale, de deux yeux profonds et vastes, Madame de Noailles était donc un grand poète".
                          Car nous n'échappons pas à notre enveloppe, et nous ne la trahissons qu'au prix de mille peines. Les portraits d'enfant de la princesse Anna  de Brancovan attestent qu'elle naquit belle, qu'elle eut toujours des yeux resplendissants, si grands qu'ils débordaient un peu sur la tempe, des lacs d'yeux sans bornes, où buvaient tous les spectacles de l'univers.

                  

                                                Colette


Source : http://www.centre-colette.com/


* :   Extraits tirés de "Jardins d'enfance", recueil "les Éblouissements" et "la Nouvelle Espérance"

* 1 : Allusion à l'un des poèmes d'Anna de Noailles intitulé "Deux êtres luttent"

         (Recueil "Les Forces éternelles," 1920)

* 2 : Formule due à Rainer-Maria Rilke

* 3 : Citation de Colette

 
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Portrait de la poétesse en 1913 par le peintre Philip Alexis de Laszlo

L’histoire de l’œuvre
Colette fut élue à l’Académie Royale de Langue et Littérature françaises de Belgique le 9 mars 1936 pour succéder à la comtesse Anna de Noailles disparue en 1933. Le discours est publié : le fascicule de 32 pages édité à Liège par l’Académie Royale porte le titre Réception de Madame Colette/Discours de M. Valère Gille et de Madame Colette et le texte publié par Grasset le 30 avril 1936 en un petit volume de 59 pages intitulé « Colette/Discours de Réception à l’Académie Royale belge de Langue et de Littérature française ».

Le texte de Grasset est certainement postérieur de quelques jours au fascicule belge, peut-être distribué aux invités à l’issue de la cérémonie. Une dédicace autographe montre qu’en toutes circonstances Colette gardait le sens des réalités : « Ah ! quel trac ce jour-là ! — seul le dîner, belge et royal lui aussi, m’a rendu mes forces. »


Le fil du texte

Colette commence par rendre hommage à l’assemblée qui l’accueille, et ne cache pas l’émotion et l’angoisse qui furent les siennes en acceptant cette distinction imméritée à ses yeux car c’est le hasard qui a voulu qu’elle soit écrivain. Ses pensées vont vers son hôte, la Belgique dont elle apprécie l’accueil et la bienveillance. Elle se sent légitimée du fait que sa famille est belge par Sido. Elle trouve le ton pour vanter la gastronomie, et assure que l’esprit et l’amour abattent les frontières. Elle évoque ensuite son amitié avec Anna de Noailles, qui fut tardive et discrète. Mais Colette, rappelant l’environnement familier d’Anna de Noailles, veut la rendre vivante et présente jusque dans la voix qui lui demandait : « Vous n’aimez donc pas la gloire ? » Colette conclut qu’elle aime la gloire de la poétesse et prend à témoin son auditoire pour s’assurer qu’elle l’a bien servie. C’est un discours équilibré et habile.


Quelques pistes d’analyse

Deux axes traversent ce discours : la distance de l’écrivain à l’égard de son travail et la place d’Anna de Noailles.

Colette se dit « lucide » et « demeure [son] juge le plus sévère ». Elle estime que « l’écrivain qui perd le doute de soi » et « se fie à une soudaine euphorie, à l’abondance » se doit de poser sa plume. Elle s’interroge fréquemment au sujet de sa vocation, notamment dans ses lettres, mais elle écrira jusqu’à la fin de sa vie.
Concernant celle à qui elle succède à l’Académie, Colette n’entre pas dans les louanges mais fait le portrait d’une belle femme. Les rencontres, rares et brèves, n’ont pas pris la forme de rapports confidentiels et familiers. Leurs divergences ont été pour elles salutaires quant à leurs places respectives dans le monde et dans la littérature : Agora et poésie pour Anna de Noailles, « modestie passive » et prose pour Colette. La reconnaissance mutuelle permet à Colette de se démarquer de la poétesse et de prendre la première place du « roman féminin ». Elle fera plus tard le portrait d’Anna de Noailles dans Trait pour trait.



II


Jean Cocteau nous parle de celle qu'il a bien connu,
L'égérie de ses débuts :"Femme divinement simple et sublimement orgueilleuse"*
De la race d'une Antigone ou autres héroïnes de tragédie grecque


"Le verbe d'Anna de Noailles agissait à la façon d'un opium ;
ses volutes gagnaient l'esprit de l'auditeur, jusqu'à le mêler profondément à elles ;
elle ajoutait au charme de Shéhérazade l'esprit de Ronsard,
 le génie du chant à celui de la rime, au dire de Cocteau,
qui la mettra plus haut que Hugo et Racine."

Claude Arnaud, biographe de Jean Cocteau *


                      

                          a)  Rien ne prouvera donc aux intellectuels que la comtesse Anna de Noailles soit un très grand poète, car la toute mystérieuse sexualité dont je parle n'est pas le fait d'un milieu qui confond avec du brio ce qui brille et pour lequel un certain ennui semble être le signe de sérieux et le privilège de chef-d'œuvre. Après une gloire que peu de personnes vivantes connurent, la comtesse de Noailles tomba brutalement dans la fosse commune où la gloire, qui est femme, abandonne les cendres de ceux qui on trop voulu se faire aimer d'elle. […]
                           Pauvre et merveilleuse Anna, elle ferait sans doute fort étonnée d'apprendre la révision de son procès entreprise par un poète dont les incartades lui paraissaient néfastes et, en outre, que cet anarchiste incorrigible occuperait un jour le fauteuil illustré par elle et par Mme Colette à l'Académie royale de Belgique.[…] Un soir de novembre 1918, j'entendis Joseph Reinach dire à la comtesse : "Il existe en France trois miracles : Jeanne d'Arc, la Marne et vous ". Moréas la surnommait l'abeille de l'Hymette. Quelle jeune femme ne s'enfiévrerait de tels éloges ! Roumaine par les Brancovan, grecque par les Musurus, portant un des noms les plus représentatifs de l'aristocratie française, sanctifiée déjà, petite-fille, au bord du lac de Genève par l'extase d'une mère, pianiste virtuose, la comtesse se laissa glisser sur la pente où j'eusse continué de glisser moi-même si je ne m'étais aperçu à temps que ma glissade était une chute vertigineuse. Cette chute se termine fort mal pour ceux qui refusent la porte étroite et se laissent pousser par les flatteurs. [...]
                           La comtesse adorait cette éloquence à laquelle Verlaine conseille de tordre le cou. Il arrivait à l'oraculeuse sibylle de tomber dans le bavardage et je l'ai vue, à table, boire de la main droite et agiter la main gauche afin que les convives ne lui enlèvent pas le crachoir. […] La comtesse se bouchait les oreilles à ce qui n'était pas fanfare. Comme les charmantes rainettes, dont elle avait les mains étoilées, la taille fine et la gorge palpitante, elle ne résistait pas au rouge. […] Le prodige de la comtesse qui faisait Léon-Paul Fargue s'écrier : " La mâtine ! Elle a encore tiré dans le mille ! "
                           C’est lorsque, sans directives et sans contrôle, l'expiration, prise pour inspiration elle se mettait à vaincre des couches de matières mortes, à jaillir comme la flèche du Zen, seule consciente du but. Elle estimait qu'en tirant à l'aveuglette, il y a des chances pour que quelques balles atteignent la cible. On regrette que ces balles chanceuses soient des balles perdues, et que pour sauver certaines strophes il faille en abandonner d'autres. Sans doute se référait-elle à l'exemple torrentiel d’Hugo.
                          C'est alors qu'il ne s'agissait plus de fleurs qui rêvent de finir dans des vases, ni de ce délire que la comtesse confondait avec le sublime. Brusquement, sa foudre invente de surprenantes audaces, sa flèche quitte l'arc, traverse des désordres, frôle la catastrophe et se plante dans la pomme, sur la tête du fils Tell.
 

                           Jean Cocteau


http://www.jeancocteau.net/


 


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La Comtesse Anna de Noailles par Jean-Louis Forain








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Commentaires

  • Valériane d'Alizée, merci mille fois de cet apport magnifique

    Les vers transportés de la très belle et grande poétesse

    ses yeux profonds et doux

    Tout nous plait à ravir !

    Elle vous ressemble non ?!

    Amitié en écho de Rébecca Lily,

    L'Oiselle de la Lyre d'Alizé

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