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12272718065?profile=originalLa vie de Voltaire recouvre tout un siècle, ou peu s'en faut : mieux, l'écrivain se confond avec son temps au point qu'on a parlé dès son vivant du siècle de Voltaire . Plus encore, il semble incarner l'esprit même de la France. A quoi tient cette assimilation, quasi unique dans les lettres françaises ? A l'abondance de son oeuvre ? Il a écrit dans tous les genres jusqu'au dernier souffle ; mais, excepté les Contes , l'affaire Calas et la Correspondance  (en extraits), que lit-on, que sait-on encore de Voltaire ? Le reste appartient aux spécialistes,voire à ces maniaques d'une érudition stérile dont il se moquait si bien. Gloire internationale et rétrécie que la postérité a réduite au jardin de Candide. Gloire paradoxale peu conforme à celle qu'il espérait : poésie de Voltaire, théâtre de Voltaire, placements sûrs à ses yeux comme à ceux de ses contemporains, qu'êtes-vous devenus ? « Le superflu, chose très nécessaire », raillait-il : l'avenir l'a pris au mot. Dans le monument qu'il a laissé, c'est l'accessoire qui a survécu. Gloire déconcertante ; car, enfin, à la différence de Diderot ou de Rousseau, Voltaire n'a rien inventé, surtout pas un système de pensée, lui qui détestait les faiseurs de systèmes, pas même un genre littéraire. Sa poétique est morte et bien morte, balayée par le vent des modernismes. Les valeurs auxquelles il s'agrippait de tout son être tout en feignant de les combattre ne sont-elles pas celles sur lesquelles reposait l'Ancien Régime et que l'histoire allait renverser ? Que reste-t-il donc de lui et pourquoi reste-t-il ? Le besoin de connaître, de comprendre et d'expliquer, un talent exceptionnel de clarification, la « passion de penser tout haut », une soif ardente de justice et de vérité, un zèle inépuisable au service de ses convictions, quitte à répéter mille fois les mêmes idées, suffisent-ils à définir la supériorité du génie ? Voltaire aurait-il régné comme il l'a fait s'il n'avait eu le don supplémentaire de capter l'opinion (eût-il tort ou raison) par le tour plaisant qu'il imprimait à sa pensée, au risque de passer pour un écrivain superficiel, et par un influx dont il avait seul le partage ? Jean-Jacques mis à part, il a exterminé tous ses adversaires. Gloire offensive, par conséquent, mais gloire rassurante, celle d'un être qui n'a cessé de donner le change sur sa vraie nature et de vivre en opposition avec lui-même : associant dans un même élan conservatisme et contestation, à l'image du peuple français qui a d'excellentes raisons de se reconnaître en lui.

Ce « mystique inhibé »

G. Desnoiresterres a raconté la vie de Voltaire (résumée par R. Pomeau) en huit volumes plus que centenaires, dépassés mais non remplacés. Le personnage offre des contrastes permanents. Favorisé par le destin qui le fait naître au coeur de Paris (ou peut-être à Châtenay), dans un milieu aisé et riche de relations, François Marie Arouet manifeste d'emblée une fragilité dont il tirera parti pendant quatre-vingt-quatre ans, toujours mourant et ressuscitant, et en tout domaine passant d'un extrême à l'autre. Ce n'est pas duplicité de sa part, c'est le rythme naturel de son tempérament cyclothymique. Dernier de cinq enfants dont deux disparurent en bas âge, orphelin de mère à sept ans, il souffrit, semble-t-il, dans sa famille d'un isolement et d'une frustration de tendresse qui le marquèrent à jamais. Il dut également éprouver très tôt le sentiment d'un retard à rattraper : d'où ce besoin effréné de se classer le premier à la face de la terre en éliminant toute espèce de concurrence autour de lui, et de se faire remarquer par des incartades répétées. Arouet L.I.  (le jeune) est devenu (par anagramme) Voltaire  : manière de se singulariser tout en soulignant son infériorité natale. Il devait s'inventer par la suite une pléthore d'identités postiches. Une tendance obstinée à se fuir, la constante recherche d'appuis extérieurs (les femmes, les grands, notamment le régent ou Frédéric II), la difficulté à se fixer (il ne fonde pas de foyer et attend d'avoir franchi le cap de la soixantaine pour ne plus habiter chez les autres) signalent une évidente immaturité affective, une insécurité maladive, une incapacité congénitale à être soi au sens où Montaigne et Jean-Jacques l'entendaient. Il allait même jusqu'à se croire bâtard. Incarnation de l'Anti-Narcisse, Voltaire se désintéresse totalement de son moi  : Candide n'a rien à envier sur le plan matériel ; ce qui fait sa misère, c'est qu'il ne peut subsister sans l'aide morale d'autrui. Mais cette quête pathétique bute sur des obstacles répétés dont l'intéressé est le premier responsable : Voltaire a le don de se rendre insupportable partout où il passe. Il a enduré dans sa longue vie un bon nombre d'avanies retentissantes (la bastonnade du chevalier de Rohan et l'humiliation de Francfort sont les plus célèbres) : les torts n'étaient jamais entièrement contre lui.

Émile Faguet l'appelait « un chaos d'idées claires » : formule contestée à juste titre. Il fut plus sûrement un noeud de tendances contrariées. « Mystique inhibé », selon les termes de R. Pomeau, courtisan déçu, poète rentré, coeur frustré, cet écorché vif a trouvé le moyen de se faire prendre pour un insensible par excès de sensibilité, mais d'une sensibilité toute « primaire » et très proche de l'impétuosité. Dans sa sexualité, l'inceste exerce une sorte de barrage : la femme est plus ou moins pour lui une mère protectrice (Mme de Rupelmonde), une soeur (Mme du Châtelet), une fille (Mme Denis), une complice ou une compagne, jamais l'épouse et rarement l'amante. Si ses maîtresses le trompent, il entre en furie et, l'instant d'après, badine : ressentirait-il le cocuage comme une libération ? Cet ennemi des convulsionnaires avait de réelles convulsions. « Mon Dieu, qu'il est bête, lui qui a tant d'esprit ! », s'écriait Mme de Graffigny. Avec une intelligence supérieure, Voltaire accumulait bévues, maladresses, mesquineries insignes. D'un héritage médiocre il a su faire une fortune immense : généreux dans les grandes circonstances, il se montrait ladre dans les petites. Il ne lui fallut pas moins de soixante ans pour atteindre la sagesse : car il y avait en lui un fonds d'ingénuité candide, une âme disposée à croire au meilleur des mondes, à la bonne foi des gens, à l'infaillibilité des vérités qu'on lui avait enseignées, et prise perpétuellement au dépourvu par le démenti des événements, quitte à se défendre par des sarcasmes contre l'injustice du sort pour mieux dissimuler sa déconvenue et se punir de sa faiblesse. Tel fut Voltaire, orphelin prolongé, tels furent ses héros de roman.

Un écrivain tout ensemble classique et moderne

Avec le recul du temps, la carrière de Voltaire donne l'impression d'une réussite incomparable. La réalité fut tout autre. Aux difficultés de la condition d'auteur au XVIIIe siècle Arouet le fils ajoutait les risques occasionnés par son impertinence. Dans le système très coercitif de la monarchie absolue, l'auteur d'Oedipe  et des Lettres philosophiques  incarne d'abord une protestation contre les excès et les abus du pouvoir, une aspiration « bourgeoise » (plus que démocratique) à la liberté individuelle, celle qui permet d'avoir les opinions de son choix et de dire tout haut ce que l'on pense, du moment qu'on n'attente pas à l'ordre public. Frondeur, mais non rebelle, Voltaire n'a pris la figure d'un précurseur hardi qu'en raison du retard intellectuel, politique et religieux accusé par la France à la mort de Louis XIV. Homme d'action, son avance est essentiellement d'ordre pratique.

Ce ne fut pas un génie précoce : du moins, chez lui, le génie tarda-t-il à s'éveiller au sein d'un talent qui avait gagné sans peine les hauteurs. Comme Victor Hugo (on l'a souvent remarqué), Voltaire resta longtemps un élève éminemment doué qui imite ses maîtres, et il n'écrivit ses chefs-d'oeuvre (l'Essai sur les moeurs , Candide ) qu'à un âge très avancé. L'Ingénu  (1767 : l'auteur avait soixante-treize ans) étincelle de jeunesse. L'entrée dans la carrière des lettres mettait ce fils de tabellion en conflit avec les siens (son père et son frère aîné) ; à elle seule, elle avait valeur d'affranchissement. Mais le débutant s'engagea dans les voies les plus traditionnelles de l'art, la tragédie et l'épopée. Le succès d'Oedipe  (1719) n'avait pas de quoi faire rougir M. Arouet père ; le sujet choisi eût pu l'inquiéter, mais Freud n'était pas encore passé par là. Quant à La Henriade  (1723), elle vaut surtout par les obsessions qui s'y reflètent : crainte envers les religions génératrices de fanatisme, haine du prêtre, aspiration à un despotisme tolérant. Car Voltaire ne nie pas le bienfait de l'autorité, pourvu qu'elle sache respecter le droit des personnes.

Voltaire, qui tenait au jansénisme par la fibre paternelle et aux milieux libertins par les amis de sa mère, reçut auprès des jésuites le meilleur des enseignements possibles. Les guerres de Religion, c'est un conflit de famille qu'il n'a jamais assumé complètement : l'arrivée de la Saint-Barthélemy lui donnait la fièvre. Esprit réceptif par excellence, il répercutait tous les rayons que la vie lui adressait : il fut un mondain, mais un mondain tourmenté, beaucoup plus proche de Pascal qu'il ne le croyait, alliant le luxe et l'angoisse comme deux pôles de son être. Des jésuites il eut les qualités et les défauts : un goût précoce pour les affaires du temps, un sens éminent de l'actualité, une souplesse d'adaptation, de l'entregent, du flair, l'attrait pour les cimes de la société, des ressources inépuisables de ruse et de méchanceté dans la controverse, un modernisme intellectuel qu'appuyait sans le contredire un humanisme très respectueux des traditions.

Voltaire entre en littérature par la grande porte. Dans l'univers des formes, il n'invente pas, mais toujours « choisit avec discernement la forme littéraire appropriée » (Pomeau). La littérature, par le jeu qu'elle impliquait, par la discipline qu'elle imposait, fut un havre de salut pour lui : elle mit l'unité dans la diversité de ses humeurs et lui permit de se donner la comédie sous mille postures, en multipliant les déguisements. Étudier ses oeuvres par rubriques ou par genres ne présente qu'un intérêt restreint, à moins de se limiter à des remarques d'ordre technique : il importe davantage d'y repérer des lignes de force et des points de convergence. La hiérarchie des styles, les conventions esthétiques, la distinction de la prose et de la poésie sont pour lui des vérités de foi, et il s'accommode en littérature du dogmatisme dont il fait litière en religion.

Voltaire fut-il pour autant « le dernier des écrivains heureux », selon l'expression de R. Barthes ? Il est de ceux pour lesquels le langage qu'ils utilisent ne fait pas problème parce qu'il n'est rien d'autre qu'un outil mis au service de la pensée. A cet égard, il est antérieur au sensualisme des Lumières et l'on ne s'étonne pas de le voir élever Le Temple du goût  (1733), allégorie qui va beaucoup plus loin que l'apologue narquois qui en porte le titre. Voltaire se défie du génie autant que de l' imagination, puissances sauvages et obscures ; il exerce l'apostolat du goût avec une ferveur pointilleuse sans être aveugle pour autant aux beautés d'un Shakespeare ou d'un Milton (qu'il a contribué à populariser en France). Il rêve d'épurer tous les livres de leurs imperfections, même ceux de Racine et de Boileau, ses dieux. Il y a un Voltaire grammairien, qui ne rougit pas de donner des leçons particulières de syntaxe et de versification à Frédéric II ou de rédiger des Conseils à M. Helvétius sur la manière d'écrire une épître morale . Toutefois, il ne s'abaisse à composer ni un Traité de prosodie française  ni un Cours de belles -lettres , et cela le distingue des abbés d'Olivet et Batteux, ou du brave abbé Trublet qui « compilait, compilait, compilait ».

Car Voltaire fuit le pédantisme comme la peste. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, entre Mme Dacier et Houdar de La Motte, il n'est à vrai dire ni d'un côté ni de l'autre, mais tire habilement son épingle du jeu en raillant les excès contraires. Il se gausse des ridicules d'Homère et se pose néanmoins en admirateur des chefs-d'oeuvre du passé, sans épargner pour autant Fontenelle et La Motte, chefs de file des Modernes. A mesure qu'il vieillit, on sent poindre en lui la réticence de l'ancien à l'égard des novateurs, si dénués de goût pour la plupart ! Le goût de Voltaire n'ignore pas cependant que « le beau est souvent très relatif » : pour un crapaud, la beauté, c'est sa femelle, impression plus sûre que le galimatias des philosophes sur « l'archétype du beau en essence, [le] to kalon  ». Comme Pococuranté, le patriarche de Ferney a connu la tentation du dénigrement absolu ; il a éprouvé la satiété liée à la possession des biens. L'humaniste sur le penchant eut-il conscience que son siècle le débordait ?

A bien des égards, pourtant, cet écrivain toujours heureux d'écrire inaugure un style moderne. La prose portative, enjouée, sans rien qui pose ou qui pèse, a pris naissance avec lui (seul le Pascal des Provinciales  l'avait précédé). Voltaire a beaucoup contribué à rapprocher la littérature de la vie quotidienne, à la mettre au service de l'événement : sa correspondance (dix-huit mille lettres !) en témoigne. Irasci celer  : c'est cette promptitude, ce primesaut de l'esprit qui le rendent inimitable. « Reporter de génie » (Pomeau), il est l'ancêtre de tous les journalistes, dans la mesure où le journalisme peut être élevé à la dignité de genre littéraire. Si le XVIIIe siècle a été un âge d'or de la littérature et de la langue françaises, c'est à Voltaire en grande partie qu'il le doit. Après lui, tout Français qui sait écrire a suivi son enseignement. Seuls les écrivains malheureux, dont la race pullulera toujours, osent lui chicaner ce titre de gloire.

La pensée critique

Praticien des belles-lettres, Voltaire lutte à armes égales avec Jean-Baptiste Rousseau dans le haut lyrisme, avec Gresset dans le style gracieux, avec Piron dans l'épigramme, avec Louis Racine dans le didactisme élevé, avec Crébillon dans la tragédie. Certains domaines lui échappent, ceux où l'originalité esthétique est la plus forte et par conséquent la plus déroutante : Marivaux, l'abbé Prévost lui demeurent étrangers. La satire est sa chasse gardée. On soutiendrait un beau paradoxe en affirmant que le meilleur Voltaire est celui de la poésie et du théâtre. Il faut pourtant rappeler, à moins de sacrifier la réalité aux idées reçues, que la qualité d'une oeuvre ne coïncide pas forcément avec son importance. Voltaire n'aurait jamais acquis une telle hégémonie parmi ses contemporains s'ils n'avaient salué en lui le premier dramaturge et le premier poète du siècle. Ses vers sont de la prose rimée ? Ses tragédies un centon de réminiscences et de clichés ? Point de vue à dépasser : « l'expression d'une pensée qui retentit dans la sensibilité exige le grand poème en alexandrins », dit fort bien Pomeau. Voltaire revient aux vers chaque fois que les circonstances l'exigent, par exemple pour traduire l'émotion que lui  procure le désastre de Lisbonne. S'il écrit Le Pauvre Diable  en décasyllabes sémillants, c'est qu'il a ses raisons : au lecteur avisé de les sentir ! J. Van den Heuvel a étudié récemment Voltaire dans ses Contes  (1967) : c'est fort bien fait, mais n'est-ce pas aller au plus facile ? Qu'attend-on pour rechercher « Voltaire dans son théâtre » ? Il a commencé et fini par une tragédie. On ne laisse pas cinquante-deux pièces (plus que Corneille et Racine réunis), on n'est pas soi-même acteur, metteur en scène, entrepreneur, directeur, fournisseur attitré uniquement pour galoper après la mode : combien de retentissements profonds seraient à détecter dans ces produits périmés !

« Ils n'avaient guère que l'esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité », déclare Voltaire des écrivains de second rang. A quoi donc tient la différence ? Paradoxe surprenant : Voltaire avait éminemment l'esprit de son temps et il est passé à la postérité. Ses détracteurs ont beau jeu de dénoncer la médiocrité du penseur. L'entendement voltairien agit à la manière d'un reflet : il « réfléchit » et donne à voir. La limpidité, le discernement, la justesse du coup d'oeil compensent l'absence de profondeur. Voltaire inaugure le règne des Lumières en faisant rayonner la clarté sur tout ce qu'il aborde. Newton, Locke deviennent grâce à lui transparents. Dieu est une évidence démontrée à la raison. La morale, affirme-t-il, « est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. La morale vient donc de Dieu comme la lumière. » On le voit, si les bornes de l'esprit humain sont étroites, la certitude sur l'essentiel ne fait pas de doute pour celui qui voulait être « douteur et non docteur ».

Parler de raisonnements à courte vue, c'est oublier que Voltaire en son temps a contribué à élargir l'univers de la connaissance avec une obstination infatigable. Il appartient à un âge « critique » dans l'histoire de la pensée : Bayle, Fontenelle ont ouvert la route, Montesquieu le précède de peu dans cette voie. Il s'agit de crever la croûte opaque des phénomènes pour s'élever à l'intelligibilité des choses. Autant de percées, autant de prises de conscience. Si Voltaire admire tant Newton, c'est parce qu'il a rendu compréhensible le fonctionnement de l'univers : un voile de ténèbres est définitivement déchiré, l'homme connaît les lois de la nature. Quant à Locke, il a écrit « l'histoire de l'âme », alors que tous ses prédécesseurs en avaient écrit le roman. « Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d'avoir cherché tant de vérités et d'avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père. » Voilà comment Voltaire résumait, dans Le Philosophe ignorant  (1766), son itinéraire intellectuel. Avant de minimiser le résultat, qu'on mesure le chemin parcouru !

La philosophie de Voltaire procède d'un géométrisme radieux dont il doit, malgré qu'il en ait, l'essentiel à Leibniz et à Pope. « Tout est bien », dit Pope ; « Tout est le mieux possible », dit Leibniz : l'auteur de Candide  était disposé à leur emboîter le pas. Les épreuves l'en empêchent et il corrige : « tout est ce qu'il doit être » (Sixième Discours sur l'homme ). Formule ambiguë. S'il répudie « la naïveté d'un finalisme à courte vue » très répandue vers 1730 (J. Ehrard), Voltaire reste finaliste par conviction profonde : au plus fort du désarroi, il ne peut renoncer à la croyance que le monde a un sens et que ce sens n'est pas mauvais. L'énigme du mal demeurera toujours insoluble : le mal interfère sur l'équilibre providentiel de l'univers comme une absurdité inexplicable. « Dieu existe et l'humanité souffre : la philosophie et les systèmes sont impuissants à accorder ces deux certitudes » (Ehrard). Aussi n'y a-t-il pas pour cet esprit pratique de solutions définitives aux problèmes métaphysiques. Le propre de l'intelligence, c'est de s'élever du mieux possible à la compréhension de toute chose. Mais la grandeur de l'intelligence humaine, c'est d'« admettre l'incompréhensible, quand l'existence de cet incompréhensible est prouvée » (Dialogues entre Lucrèce et Posidonius ).

Le lutteur

Religion et histoire

Voltaire a eu au moins trois passions : la religion, l'histoire et la justice. La première a été magistralement analysée par Pomeau qui conclut sa longue enquête sur ces mots : « La religion de Voltaire fut la rencontre d'un caractère et d'un siècle. » Affrontement intime où se reflète la crise collective du sentiment religieux au XVIIIe siècle. Par quels excès l'Église catholique s'est-elle mise au ban de la conscience européenne jusqu'à laisser déclencher la guerre au surnaturel ? Quel traumatisme a donné à Voltaire, comme à tant de ses contemporains, la haine du prêtre homme de sang ? « Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux », crie le jeune Arouet à Dieu, et l'on préfère ce cri d'amour au cri de guerre un peu sénile des dernières années : « Écrasons l'infâme ! » Il a compris qu'il fallait enlever à l'Église l'exercice du pouvoir temporel et le monopole des âmes : là-dessus, l'avenir lui a donné raison. Mais son déisme implique un antichristianisme radical puisqu'il nie la divinité de Jésus-Christ. L'Incarnation, la Révélation passent son entendement : elles lui paraissent une atteinte à la majesté de l'Etre suprême. C'est en vertu de son rationalisme farouche que Voltaire réprouve la folie de la Croix, ce qui ne l'empêche pas de garder au fond du coeur une nostalgie de l'infini céleste et de redouter comme un danger pour l'humanité toute forme d'athéisme ou de matérialisme.

Dieu sera pour Rousseau une image de lui-même. Il est pour Voltaire un père retrouvé et l'allégeance à l'Éternel est si forte chez lui qu'elle lui laisse toute disponibilité pour se consacrer à ses frères et jouir des biens terrestres. L'histoire occupe une place d'honneur dans le grand tour de la connaissance auquel se livre cette intelligence assoiffée de sciences concrètes. Elle met l'esprit en contact direct avec le devenir universel. Historiographe par vocation avant de l'être officiellement, Voltaire n'a cessé de tenir la chronique des événements au fur et à mesure qu'ils arrivaient. Sans avoir une « philosophie de l'histoire » à proprement parler (il lui eût répugné d'y prétendre), il a considérablement amélioré la manière d'écrire l'histoire, l'arrachant à la légende pour la rendre à la vérité. Sa méthode, fondée sur une information minutieuse et un raisonnement rigoureux, fait date : « Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens systèmes, dit-il. On voudra connaître le genre humain dans ce détail intéressant qui fait aujourd'hui la base de la philosophie naturelle. » De l'Histoire de Charles XII  (1732) à l'Essai sur les moeurs  (1756) , les oeuvres spécifiquement historiques de Voltaire atteignent un volume considérable. Avec le temps, il avait accumulé un savoir prodigieux qui ne laisse pas d'encombrer ses écrits de la vieillesse. Mais la mémoire et l'érudition ne sont que d'humbles servantes à ses yeux : par l'histoire, Voltaire veut rejoindre l'« esprit » des nations et des époques et rendre sensibles à tout lecteur de bonne foi les progrès de la raison, cette lente et irréversible montée vers la lumière. Ainsi se réunissaient deux constantes de son génie : l'empirisme et le culte des valeurs.

Politique

Religion et histoire n'auraient pas suffi à Voltaire si elles ne l'avaient dévoué à son prochain. S'il n'a pas, comme Montesquieu ou Rousseau, une doctrine politique à présenter et à défendre, la politique lui brûle les doigts. Cet arriviste-né a longtemps espéré devenir un grand commis de l'État, ambassadeur ou ministre ; à plusieurs reprises, il est intervenu dans les affaires du royaume. De Zadig  à Candide , il a franchi le seuil de l'inéluctable désillusion : après avoir tant travaillé pour la cause du despotisme éclairé, le patriarche de Ferney renonce à convertir les princes ; il tire sa révérence aux gouverneurs de la terre et se mue en seigneur de village. Il mène, il mènera jusqu'à sa mort à Paris une lutte ardente pour la justice. Le Traité sur la tolérance  est écrit en marge de l'affaire Calas (1763). Voltaire brode un ouvrage entier autour du Livre des délits et des peines  de Beccaria (1766). Arracher la jurisprudence à la barbarie, humaniser la loi chaque fois qu'elle est « injuste, inhumaine et pernicieuse », prévenir les délits pour ne pas avoir à les punir, renoncer à des pratiques affreuses comme la question, la roue, le bûcher, supprimer la vénalité de la magistrature : un tel programme ne vise pas à préparer la révolution, il prouve un désir de perfectionnement dans un domaine où la dignité humaine a voix prépondérante. « Nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société. » Telle est la réponse de Voltaire au Contrat social  et à tous les communismes imaginables. Elle débouche sur la Déclaration des droits de l'homme.

Si Voltaire a tant protesté dans sa vie, c'était moins pour changer le monde que pour lui restituer sa perfection naturelle. Volonté de démystification, désir d'épuration, tels sont les traits dominants d'une croisade sur laquelle on s'est parfois mépris. On ne peut sans malentendu assimiler Voltaire aux encyclopédistes. Entre Pascal et Voltaire les découvertes de Newton ont mis un fossé : là où l'un dit « mystère inconcevable », l'autre répond « mystère qu'on peut délimiter ; vérité concevable grâce aux lumières de la science ». Un fossé au moins aussi profond sépare Voltaire de Diderot et Rousseau : ce sont deux conceptions de la philosophie radicalement différentes, là un théocentrisme fixiste, un naturalisme fondé sur la nécessité, une évidence rationnelle, un aristocratisme libéral et cosmopolite, ici « le point de départ vers une grande aventure » où l'homme lutte à mains nues avec le destin (J. Fabre), une confiance présomptueuse dans ses moyens de connaissance, un vitalisme biologique justifié par le hasard chez Diderot, chez Jean-Jacques un sentimentalisme autocréateur, un rationalisme générateur de liberté, chez les deux « frères ennemis » une inéluctable démocratisation de la pensée et du langage. Il a fallu l'éloignement de Paris pour que l'illustre vieillard se retrouve au coude à coude avec ses cadets dans la lutte idéologique, ou plutôt pour qu'il donne l'illusion de participer au même combat. Le XXe siècle se plaît à situer au milieu du XVIIIe « la cassure des Temps modernes » (Pomeau), justifiant ainsi le mot de Goethe : « Avec Voltaire, c'est un monde qui finit. Avec Rousseau, c'est un monde qui commence. »

Sous la Révolution, les voltairiens sont perdants. On serait même tenté de généraliser l'aphorisme et de constater l'échec du voltairianisme en toutes circonstances. Voltaire n'a pas fondé de doctrine capable de lui survivre, mais il s'impose par une universalité rarement égalée. Un « collectif » international, lancé par un Anglais, T. Besterman, a mis en chantier la première édition critique intégrale de ses oeuvres : entreprise fantastique, à la mesure de l'intérêt qu'il continue à susciter dans tous les pays du monde. Les approches trop systématiques ont peu de prise sur lui, mais l'imaginaire voltairien, sa création mythologique, « son art, son lexique, son style restent encore très insuffisamment explorés » (Fabre). Les tréfonds de sa « psychologie » sont inépuisables. Qu'importe qu'il n'ait rien inventé s'il a tout discerné ? Son génie est parodique : il maintient les valeurs acquises pour toujours, éveille l'attention, s'exprime dans un style accessible à tout lecteur, rallie l'assentiment du plus grand nombre, amuse en instruisant, assainit l'esprit. C'est au sortir des cataclysmes, lorsque l'homme retrouve presque intact le trésor qu'il croyait avoir détruit, que Voltaire paraît plus jeune que jamais. Protée joue et gagne, même lorsqu'il se trompe. Le savant Maupertuis avait entrevu les bienfaits de l'acupuncture, la spécialisation médicale, l'hibernation : Voltaire s'esclaffe de ces folies, ridiculise son adversaire, et la postérité retient que Voltaire a rossé Maupertuis. Revanche du littéraire sur le scientifique : elle doit rassurer bien des âmes qu'inquiètent le développement des sciences et la décadence des lettres. Lorsque le monde déraisonne, lorsque les littérateurs jargonnent à qui mieux mieux, lorsque les hommes s'entredéchirent pour des différences d'opinions, lorsque la farce de l'existence menace de tourner à la tragédie par la faute des sots, c'est à Voltaire qu'il faut revenir et à son avertissement : « Tremblez que le jour de la raison n'arrive ! » On peut alors ne pas désespérer de l'humanité.

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Commentaires

  • Ce texte me donne envie de connaître un peu plus l’œuvre et la philosophie de Voltaire ; son buste en pierre, réalisé par mon père, se repose sur ma fenêtre... Merci pour cette transmission que je vais prendre le temps de relire... avant de choisir, un volume...

  • Excellente analyse de l'œuvre de Voltaire qui me conduit à sa relecture et à la découverte de certaines de ces œuvres qui sont moins connues du grand public. 

  • Toujours éclairant.

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