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Mais qui dit signe au XXe siècle, dit aussi lettres et chiffres. L'intégration de texte dans les tableaux est une constante de notre siècle où clercs et lettrés ont cessé d'être de rares privilégiés. Miró poète double ici Miró peintre, le graphisme d'une phrase ou d'un mot est partie intégrante du jeu des formes, comme il se doit, mais cela ne suffit pas, la parole dite prend son sens à partir de la manière de l'écrire, le poète exige de son lecteur-spectateur une attention active qui suit l'arabesque de l'écriture, les liens, les interruptions, pour éprouver avec lui l'émotion ou l'enchantement de la parole naissante. Inspirés des "Calligrammes" d'Apollinaire, les textes insérés dans les tableaux les dépassent, en ce sens qu'ils ne sont jamais eux-mêmes images, mais références aux battements du coeur, à la joie de dire, au sentiment éprouvé exprimé parallèlement aux couleurs et aux signes picturaux, c'est la conjugaison de deux manières jumelles, écrire et peindre, d'exprimer une même émotion. Une certaine naïveté voulue préside à ces jeux de texte pendant la période purement surréaliste.

Si l'écriture manifeste une manière subjective de s'exprimer, en revanche, les lettres typographiques et les chiffres sont traités comme des abstractions; ils supposent une lecture moins assurée, perturbée par des répétitions d'une même lettre; ce sont des signes venus du dehors, des accidents, des éléments séparés les uns des autres, qui ne prennent sens que par des regroupements plus ou moins aléatoires.

Qui s'intéresse aux signes pourrait négliger la matière picturale. Il n'en est rien en ce qui concerne Miró. Dans son âge mûr, il s'est exprimé avant tout par la manière de poser la couleur, de la mélanger avec diverses matières, d'user de tel ou tel support. A cette époque on peut dire qu'il s'exprime directement par la matière elle-même, par le travail opéré sur elle; cependant ce n'est pas une découverte tardive dans sa jeunesse aussi, il était à l'affût d'un tel mode d'expression. Lorsqu'il est dans la mouvance surréaliste, André Breton lui reproche d'ailleurs d'être trop peintre. Il ne sen contente pas, en effet, comme d'autres, de faire éclater la convergence ou l'opposition entre les signes et les images, il fait parler aussi l'épaisseur, le velouté, la densité, les nuances de sa peinture.

Ce "défaut" apparaît dès ses débuts. Dans les paysages, les portraits, les natures mortes peintes avant 1921, il a un rapport sensuel avec la couleur, il se plaît à créer des effets par l'épaisseur ou la direction de la touche. Surtout il est très attentif à ce qui consitue l'aspect matériel de ses modèles. Il rend compte des différences entre tissus, plumage, pelage, carton, bois ou autres matières, mais les moyens dont il use l'éloignent de tout trompe-l'oeil, de toute valorisation tactile, il joue du tracé, des différences de couleur, de la mise en valeur d'un détail ou d'un rythme pour faire sentir la spécificité de chaque chose et seulement sa spécificité.

Par la suite, il cherche quelque temps à spiritualiser ses formes en utilisant une matière moins épaisse et moins travaillée et s'attache moins à différencier les objets par leur texture. Mais dès qu'il se libère de la représentation optique des choses pour en venir à une transcription elliptique de la réalité, il retrouve plaisir à peindre des fonds modulés et se plaît à faire surgir sur les bleus ou les ocres des taches chromatiques très denses. Lorsque viendra le temps de l'inquiétude, dans les années trente, il cherchera à vaincre ses difficultés en utilisant des supports difficiles, papiers, velours, papiers de verre, cuivre, celotex, qui le forcent à dépasser le graphisme libre et la tache de couleur, pour intégrer des matières antagonistes.

Les "Constellations" semblent mettre un point final à ces recherches. Gouaches sur papier, elles tirent l'essentiel de leur expression du raffinement des tracés et du rythme des formes. Cependant les fonds sont travaillés, Miró prépare ses papiers à la gomme; en outre, dès 1942, quelques petits tableaux montrent des mélanges de techniques et une expression directe des traînées de couleur. Lorsqu'il peint sur toile, il choisit des tissages irréguliers. En fait Miró était tout à fait conscient d'avoir, dans l'isolement relatif de sa Catalogne, pendant la guerre, prit un goût de plus en plus grand pour les matériaux qui bientôt exprimeront direcement leur origine dans des compositions dynamiques où la facture joue le rôle essentiel.

Mais la peinture ne suffit plus à satisfaire Miró. Dès la fin de la guerre il est de plus en plus attiré vers de nouvelles disciplines. Parmi celles-ci on ne s'étonnera pas de voir figurer la gravure. Là, l'écrivain pouvait entraîner le peintre, son goût pour les poèmes, les siens, et plus encore ceux des autres, pour le cheminement des mots, pour les jeux subtils, jamais gratuits, de la parole, du sens, du son, de l'arabesque, de la forme graphique liée à l'impulsion de la main, pour dire la chose, pour exprimer le vécu, pour conquérir le vide de la feuille vierge, devait l'attirer auprès de la presse de l'imprimeur. Cependant il semble que ce soit seulement en 1938 que Miró commença à travailler le métal, à l'eau-forte et à la pointe sèche, dans l'atelier de Marcoussis, expérience brève. En 1944, en revanche, il éprouve un grand besoin de se trouver en présence de matières riches et hasardeuses; il s'initie à la céramique et, parallèlement, commence des lithographies; en 1947, pendant un séjour aux Etats-Unis, il grave à l'eau-forte dans l'atelier de Hayer. Tant et si bien qu'en 1948, il présentera à la Galerie Maeght une exposition conscarée uniquement à la gravure.

La série "de Barcelone", en 1944, inaugure véritablement ce grand travail de l'encre qui ne se terminera qu'à la fin de sa vie. Il exploite toutes les possibilités des encres noires ou de couleur dans des planches dont le lyrisme est toujours soutenu par une composition rigoureuse et un vif souci d'utiliser toutes les ressources de chacune des techniques mises en oeuvre.

Son goût inné pour les manipulations des choses et des matières, pour le sens du geste, a poussé Miró vers d'autres horizons. Comme ses amis surréalistes, comme, avant eux, Tatline et Duchamp ou Picasso, il crée, au cours des années trente, des assemblages. La plupart sont composés d'objets de rebut dont les matières rugueuses le séduisent, quelques-uns d'une simplicité exquise, tel de "Danseuse espagnole" réduit à une plume et à une épingle à chapeau piquées sur un panneau blanc. D'autres donnent un caractère dramatique aux associations d'objets; dans cette veine une violence maximum est atteinte avec "L'objet du couchant", fait de

bois, d'un ressort de lit, de chaînes... On n'a pas de peine à y reconnaître un pénis coupé, un sexe féminin et tous les symboles de l'asservissement et de la misère.

Nous sommes en 1937. Cet assemblage qui se trouve actuellement au Musée National d'Art Moderne, à Paris, a appartenu à André Breton.

Mais à cette époque de tels travaux restent marginaux, la peinture occupe la majeure partie du temps de Miró. En revanche, lorsque sous la conduite de son ami Artigas, il s'initie au travail de la terre et du feu, son enthousiasme va croissant; en 1949, il signe une série de sculptures en céramique, des oiseaux, des têtes, des personnages qui lui font découvrir le plaisir de créer en trois dimensions, de faire habiter l'espace par des créatures fantasmatiques qui rappellent certains bronzes.

Sorties de la terre modelée, ces figures vont être plus tard à l'origine de grandes sculptures auxquelles elles serviront, en quelque sorte, de maquettes. Ce seront notamment l' "Oiseau du soleil" et l' "Oiseau de la lune", taillés en marbre pour la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, et les grands personnages polychromes en résine synthétique des années septante.

Cette manière nouvelle de manipuler la matière, de donner sens à l'espace, séduit Miró à tel point que de 1955 à 1959, il abandonne la peinture pour se consacrer uniquement aux terres de grand feu dont il tire des vases, des figures, dans anti-plats. C'est alors qu'il commence ses murs en céramique, oeuvres monumentales dont la commande pour le mur de l'UNESCO, à Paris, lui ouvre la voie. Il exprime à la fois le plaisir de peindre, à vigoureux coups de brosse, de grandes compositions cosmiques et l'émerveillement que lui cause la mutation de ses couleurs et de ses formes dans le matériau dur, brillant, solide, conçu avec l'aide d'Artigas. Il y avait là aussi une aventure, qui, en dépit des difficultés, comblait son besoin de recherches expérimentales.

Par la suite, comme on sait, d'autres murs s'élevèrent à Harvard, à New-York, à Saint-Paul-de-Vence.

Cependant, ses capacités nouvelles l'incitent aussi à reprendre le travail des assemblages. A partir de 1950, il rassemble des morceaux de fer, des os, des débris de toutes sortes poue en faire des figures, mais c'est en 1967 que ces sculptures se multiplient en même temps que des oeuvres en terre. Les sculptures naissent de matériaux disparates: paniers, tessons, instruments agricoles ou fragments d'installation électrique mais aussi écaille de tortue, pieds ou mains de plâtre, sabots, meubles. Dans les compositions interviennent également des pièces modelées dans la terre. parfois, particulièrement dans les bas-reliefs, l'argile travaillée à la part essentielle, mais elle est traitée avec beaucoup de liberté, dans le même esprit que les assemblages. La composition terminée est moulée et coulée en bronze, parfois le métal est ensuite peint de couleurs vives.

La fonte des pièces introduit un changement radical dans la manière d'aborder l'assemblage, changement qui était apparu quelques années plus tôt, dans les sculptures de Picasso, c'est la transformation des objets trouvés en un matériau classique. Miró, dans ses premières compositions avait tiré parti, comme tous les assembleurs, de la matière même dont les éléments étaient faits, ainsi l' "Objet du couchat", en dépit de coloriages, se manifeste comme bois et fer, mieux encore, comme tronc scié et ferrailles, et c'est de là qu'il tire sa violence. En revanche l' "Horloge du vent" est issue d'un carton d'emballage, d'une cuiller à pot et d'un plat, mais dans la sculpture il n'y a plus ni carton, ni bois, tout a été transposé; malgré le rappel des matériaux originaires, l'oeuvre se donne comme bronze dans sa rigidité et son poids définitif, sa simplicité, sa rusticité demeurent, mais autres; comme étaient autres, le vrai plumage ou le crai pelage dans les natures mortes de naguère où le dessin en disait l'essence. La métamorphose donne un sens nouveau aux éléments et la poésie de l'objet vient de la mutation subie, avouée et réussie. "La jeune fille s'évadant" montre que ses jambes ont appartenu à un mannequin, que sa tête est un panier, sa coiffure une vanne de plomberie, son torse, une boîte, mais le tout a l'indestructibilité du métal et sa rigidité, et ce métal peint de couleur vive ajoute au personnage un côté comique, une fantaisie brulesque étrangers au bronze.

Une dialectique opère entre les matériaux dont l'objet est fait: le bronze unifie, donne densité, la couleur lui enlève sa dignité, son aspect "statuaire" qui ne convient pas à certains personnages sortis de l'atelier de Miró.

Cependant Miró ne s'égare pas au milieu de ses trouvailles accumulées dans l'atelier de sculpture, de même qu'en peinture le signe est accès à l'objet visible, à la situation vécue au-delà des abstractions nées de l'habitude et des gestes répétitifs, la traouvaille garde son identité, mais, à l'intérieur de la composition, désigne de surprenantes ressemblances, des potentialités inconnues, fait naître les significations multiples où s'élabore la puissance poétique de ce qui est, en fin de compte, une machine à rêver, une métamorphose à méditer, mais aussi une manière d'occuper l'espace, de l'humaniser, parallèle à celle que l'assembleur avait naguère

découverte en travaillant la terre.

Toute matière est bonne à qui aime manipuler, inventer et agir sur les choses, à les détourner un instant de l'usage quotidien pour en révéler la puissance expressive, en découvrir la beauté originaire. C'est ce qui explique que Miró s'intéressa aux textiles qu'il traitaient comme les assemblages en faisant coïncider des matières diverses dans leur aspect le plus brut: cordages, sac de jute lui servent à faire d'extraordinaires compositions murales. A la fin de sa vie, il revint aux cartons de tapisseries dont l'exécution est confiée à Joseph Royo. Cette fois, le sens de la diversité des textures, le relief donné aux fibres tranchent fortement sur le style plus classique, moins textile surtout, des cartons de 1934. On peut donc dire que les quelques trente dernières années de Miró furent consacrées à la découverte sans cesse renouvelée du sens que peuvent prendre divers matériaux dans les mains de quelqu'un qui s'en étonne et s'en émerveille.

Méditatif et secret, Joan Miró avait un grand besoin de communiquer sont enthousiasme devant la vie ou son angoisse d'être un homme ancré dans la chair et contempant les astres. Parce qu'il comprenait avec ses mains, il avait un vif désir d'offrir ses trouvailles à ses contemporains, il lui fallait trouver un public, non pour vivre ou être célèbre, ou pour s'assurer d'avoir raison, mais pour donner accès au plus grand nombre à ce qui lui paraissait important.

L'entre-deux-guerres est, on le sait, une période où le rôle de l'artiste dans la société a sans cesse été mis en jeu. De nombreux artistes d'avant-garde pensaient qu'il était aberrant de peindre des tableaux de chevalet, qui seraient ensuite possédés par une famille et exposés dans un salon ou une salle à manger bourgeoise. Le musée ne paraissait pas une solution plus acceptable, partout se retrouve la coupure entre un certain public qui capte l'art à son profit et le public, c'est-à-dire tout le monde.

Une première voie d'accès à une couche plus large de la population est la création de multiples. Lorsqu'il commence à faire des gravures, Miró se réjouit de la diffusion que peuvent avoir ces oeuvres-là; encore une fois, ce n'est pas pour être connu, mais pour être rencontré, pour que le signe vienne à celui qui en éprouve le désir sans en être conscient. La gravure le délivrait du rapport limité avec l'amateur d'art et sans doute aussi avec le marchand de tableau. Mais la diffusion lui apparaissait encore insuffisante. Il souhaitait que ses trouvailles puissent agir sur tous comme un ferment ou soit porteuses de plaisir, de questionnement, qu'elles apportent une plénitude de vie, non à quelques-uns, mais à tout le monde. Ses promenades d'enfant ou d'adolescent dans le Parc Guelle à Barcelone lui avaient révélé qu'une telle chose était possible: chacun pouvait cheminer à sa guise, librement dans une création pleine de signes, riche de formes et de matériaux métamorphosés au gré de son imagination.

 

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