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Quelques écrivains du XIXe siècle

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Philippe Auguste de VILLIERS DE L'ISLE-ADAM (1838 - 1889)

" Histrion véridique " (Mallarmé), railleur ami du rêve et indigent notoire, Villiers survit difficilement en cette fin bourgeoise du dix-neuvième siècle, vouée aux fastes positifs de la science. Echappé de la Bretagne, puis du Parnasse, il cultive un idéalisme mystique dont Isis (1862) tente de dénouer le drame. L'affrontement dialectique du réel et du spirituel organise l'ensemble de son œuvre, marquée par l'influence de Baudelaire, Poe, Hegel. Longtemps, l'écriture se cherche : le théâtre (Ellen, 1865, Morgane, 1866) explose dans le long poème dramatique d'Axël (1872, repris en 1885, publié en 1890 et joué en 1894), dont les accents wagnériens furent goûtés des symbolistes — quand il y eut des symbolistes ! Inconnu hors d'un cénacle fort restreint, Villiers vit d'expédients, tire à la ligne dans les journaux, se fait, dit-on, moniteur de boxe, va jusqu'à contrôler des convois de bestiaux. Revenant à la fin des années soixante-dix à une littérature plus facile d'accès, il semble enfin trouver sa voie, et connaît quelques succès, avec les Contes cruels par exemple. L'Eve future (1886), Tribulat Bonhomet (1887) développent sur le mode romanesque une thématique inédite, où l'innovation scientifique fait surgir une inquiétude. Les séries de nouvelles (L'Amour suprême, 1886, Nouveaux Contes cruels, 1888, Histoires insolites, 1888) explorent avec plus d'imagination encore les impasses du monde moderne, en opposant le rêve, l'amour, l'expérience des confins de la mort, à l'étroitesse du sens commun et de l'esprit positif. Dans la raillerie se joue un mysticisme meurtri, cherchant aux limites du bizarre et de l'horrible la présence de l'Idée.

 

Contes cruels (1883)

Dans la lignée du Barbey des Diaboliques, Villiers découvre dans la forme courte une intensité qui s'accorde à merveille avec sa personnalité littéraire. Il s'emploie ici à faire jouer le réel et l'imaginaire selon une dialectique qui recouvre l'opposition entre le matériel et le spirituel, en explorant des états limites : l'approche de la mort, la cruauté, l'amour vécu comme un absolu. N'hésitant pas à forcer sur le macabre, Villiers tempère la violence de ces récits d'une légère distance, laissant toujours planer le soupçon d'une mystification.



François-René de CHATEAUBRIAND (1768 - 1848)

" Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves " écrira-t-il dans les Mémoires d'outre-tombe. Témoin à vingt ans de l'écroulement de l'Ancien Régime, il a dès lors le sentiment d'habiter, " avec un cœur plein, un monde vide ". Monarchiste dans l'âme, il fait le voyage d'Amérique, avant de revenir en France, pour bientôt émigrer. Ses compagnons d'exil lui semblent stupides et l'Angleterre ne lui profite guère, mais il en revient avec l'Essai sur les révolutions, qui décide de sa carrière littéraire. En l'espace de quelques années, il donne Atala, René, puis le Génie du christianisme. Entre les espaces vierges et la beauté des cathédrales, c'est une esthétique nouvelle qui prend corps, un premier romantisme qui déjà célèbre l'Histoire et se plaît à la solitude. Certes, le Génie dont l'auteur est salué comme un prophète est aussi l'apologie d'un ordre que Napoléon travaille à restaurer, mais sous le conservatisme politique perce une sensibilité nouvelle ; entre deux mondes, celui qui est mort et celui qui naît, Chateaubriand est déjà en retrait, seul avec lui-même. Le subjectivisme quelquefois délirant de son œuvre a pour corrolaire la difficulté à s'engager dans l'action. Il mènera une brève carrière politique sous la Restauration, sans jamais se départir de cette distance ombrageuse qui subsiste jusque dans ses pages les plus passionnées. Orgueil et lucidité le séparent d'un monde où il ne se reconnaît pas. Aussi, le christianisme de Chateaubriand est-il, comme le mal du siècle, affaire personnelle — lors même qu'il les vit comme des moments de l'Histoire. L'ennui, la solitude marquent le destin d'un voyageur qui sans cesse interroge les ruines de mondes disparus : l'Orient des Martyrs, de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, l'Amérique des Natchez, la France chrétienne du Génie et de la Vie de Rancé. Les Mémoires d'outre-tombe parachèveront cette recherche nostalgique en l'entraînant au cœur de l'être.

 

Atala (1801)

" Les amours de deux sauvages dans le désert " furent publiées à part, avant d'être ajoutées au Génie du christianisme puis intégrées aux Natchez. Nature et religion sont la source d'un lyrisme nouveau, où la plainte funèbre de l'amant se confond avec l'évocation des espaces immenses du Nouveau Monde. Le destin tragique d'Atala, prise entre promesse et passion, révèle la beauté d'un christianisme élevant l'homme au-dessus de lui-même. Le pathétique et l'approfondissement psychologique nourrissent d'humanité cette histoire exemplaire, réfléchie par les confessions angoissées de l'auteur et rythmée de morceaux purements lyriques.

 

René (1802)

Tristesse et rêveries solitaires, ou la peinture du " vague des passions ", dans un récit à forte dimension autobiographique qui accompagnait à l'origine le Génie du christianisme, mais fait partie des Natchez. Avec la mélancolie d'un cœur passionné dans un monde qui ne lui offre rien s'invente le mal du siècle. Il faut noter la condamnation du narrateur, par la voix de Chactas ; mais avant de dénoncer l'orgueil de René, Chateaubriand exprime pour la première fois un état d'esprit dans lequel une génération tout entière se reconnaîtra. Avec les dernières œuvres de Rousseau et le Werther de Goethe, René constitue le creuset d'une sensibilité lyrique qui dominera la littérature européenne de la première moitié du siècle.

 


Anne Louise Germaine de STAEL (1766 - 1817)

D'une enfance vouée à l'adoration du père, plusieurs fois appelé aux commandes de l'Etat, Germaine Necker conserve une spiritualité marquée par le protestantisme, mais aussi une foi toute philosophique dans les vertus du progrès. Les hommes la décevront — à commencer par les siens : M. de Staël, pour être suédois, n'en est pas moins médiocre, M. de Narbonne dont elle réussit à faire un ministre de la guerre n'est pas à la hauteur de ses espérances, Benjamin Constant enfin ne tiendra pas la longueur, quand bien même leur liaison s'étend sur plus d'une décennie. Du Caractère de M. Necker et de sa vie privée (1804) montre bien que l'idéalisation de la figure paternelle ne laissait guère d'espace à ces malheureux, mais la question tient aussi à un report toujours déçu d'ambitions qui ne pouvaient s'exprimer directement, dans une société qui par delà les changements de régime ne laisse aux femmes que la portion congrue. Aussi la littérature se charge-t-elle chez Mme de Staël d'enjeux politiques et sociaux, ce qui lui vaudra à plusieurs reprises l'exil. Pendant la Terreur, tout d'abord, après la parution de ses Réflexions sur le procès de la reine (1793). Sous le Consulat et l'Empire ensuite, en particulier après qu'elle eût publié De la littérature, dangereuse exaltation de la liberté et d'un pluralisme culturel incompatibles avec les valeurs impériales. Les Lettres sur Rousseau, en 1788, repéraient dans l'œuvre de son concitoyen un génie et une passion censées excuser ses erreurs ; le pouvoir napoléonien ne pardonnera les siennes jamais à Mme de Staël. Les plus graves ? Sans doute son libéralisme et sa défense des droits de l'individu, en littérature (Essai sur les fictions, 1795) comme en morale (De l'influence des passions sur le bonheur, 1796) — et comme en politique. Proscrite, exilée à Coppet, elle réunit les esprits les plus brillants de l'Europe (Bonstetten, Sismondi, Constant, le jeune Barante). Mme de Staël s'essaie à des romans (Delphine, 1802, et surtout Corinne, 1807), vit avec Constant une liaison de plus en plus orageuse, et anime, entre travail et conversation, son cénacle libéral. Autour de l'idée d'une métaphysique du progrès, le groupe tente de réunir l'héritage des Lumières avec une reconnaissance du spirituel. La rencontre de Goethe et Schiller (en 1803-1804), de W.A. Schlegel (1807) confortent Mme de Staël dans son admiration des cultures étrangères, et singulièrement des littératures du nord. De l'Allemagne (1810) sera évidemment saisi, et ne pourra réellement paraître qu'à Londres en 1813, après que l'ire impériale eût chassé son auteur de Coppet. Résignée au retour des Bourbons, elle ne survivra pas longtemps à un mariage contracté secrètement en 1815, peut-être la plus heureuse de ses liaisons.

 

Corinne ou l'Italie (1807)

Delphine montrait en 1802 les contradictions d'une vie féminine prise entre devoirs sociaux et loi du cœur. Corinne explore les mêmes voies, en marquant davantage l'implication de l'auteur dans sa fiction : car Corinne est poète, et son destin sera une figure de celui de cette Italie où elle a cru trouver le bonheur. L'échec de l'amour est aussi celui d'un pays incapable de vivre sa liberté. Problématique moderne que cette connexion pas seulement métaphorique entre l'existence individuelle et la vie des nations.



Alexandre DUMAS (1802 - 1870)

Outre Dumas fils, nous devons à Alexandre Dumas père un nombre considérable de drames et de romans qui participent à la fois de la passion romantique pour l'Histoire et de la nécessité de satisfaire d'immenses appétits. Viveur, exalté — il ira jusqu'à faire partie de l'expédition des Mille avec Garibaldi —, Dumas traverse la littérature du dix-neuvième siècle avec la grâce bedonnante d'un inventeur qui s'ignore. Certes, en ses débuts il entend faire œuvre de novateur et s'engage dans la bataille romantique avec Henri III, Anthony (ou l'invention du drame en habit noir) et surtout Kean ; mais son désir de gloire, qui s'accomplit dans le triomphe de La Tour de Nesle en 1832, l'amène vite à faire fi d'ambitions esthétiques trop marquées. Délaissant le drame pour le roman, il connaît avec Le Comte de Monte-Cristo un succès populaire qui ne se démentira plus. Définitivement lancé dans le feuilleton, il s'entoure de nègres et professe en privé un réjouissant cynisme (" L'Histoire ? Un clou auquel j'accroche mes romans ") qui ne l'empêche pas de collectionner les best-sellers, allongeant la sauce en faisant de ses volumes au demeurant fort bien ficelés des cycles (Les Trois mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne). C'est peut-être en ce prosaïque professionnalisme qu'il trouve sa paradoxale modernité. Car sous le mépris amusé de ses confrères se cache l'envie, et Alexandre Dumas apparaît dans sa réussite comme l'incarnation de cette condition nouvelle de l'homme de lettres, vivant de sa plume et monnayant sa gloire. A l'écoute d'un public qui ne cesse en ce milieu de siècle de s'élargir, il comprend l'un des tout premiers l'utilisation de la presse moderne et crée ainsi un modèle durable, que bon nombre d'écrivains plus discrets reprendront à leur compte.

 

Les Trois mousquetaires (1844)

On sait qu'ils étaient quatre, mais on oublie généralement que pour écrire ce roman Dumas s'est adjoint les services du jeune Auguste Maquet. Athos, Porthos et Aramis, figures hautes en couleur auxquelles s'associe le Gascon d'Artagnan, sont amenés à retrouver un bijou que tentent de dérober les agents du fourbe Richelieu. L'habileté du récit fait de cette œuvre le prototype durable du roman historique : aventures, hardiesse, passions vivaces d'un passé héroïsé, diversité des caractères, enjeux politiques et duels à l'épée répondent à un goût modelé par le romantisme.

 

Jules VALLES (1832 - 1885)

Véritable figure de la révolte, Vallès puise dans l'humiliation d'une jeunesse malheureuse un indéfectible sentiment de fraternité à l'égard du peuple ouvrier, auquel il prêtera sa voix. Il exerce à son arrivée à Paris différents métiers, qui sont autant d'expériences de l'exploitation : Le Bachelier donne à lire cette paradoxale condition d'un jeune homme lettré presque réduit à la misère, amené dans les griffes de patrons indélicats par les bloquages d'une société qui n'a que faire de lui. Aussi l'écriture, la parole publique sont-elles le moyen de refuser la fatalité d'une aliénation. Vallès donne aux revues révolutionnaires et socialistes des articles féroces, qu'il réunira dans Les Réfractaires (1866) et La Rue (1867). Polémiste habile, il participe à l'aventure de la Commune et dirige Le Cri du peuple, ce qui lui vaudra d'être condamné à mort par les bourgeois triomphants. Il s'exile alors pendant une dizaine d'années : c'est à Londres qu'il commence à rédiger son autobiographie romancée. Le cycle de Jacques Vingtras commence avec L'Enfant, dont le style alerte et surprenant conjugue le rire et l'émotion. Le Bachelier (1881) peint la suite d'un itinéraire placé sous le signe dialectique de l'humiliation et de la révolte, où le romanesque s'alimente d'une colère impuissante. Dramatisant une existence en butte à l'injustice d'une société indifférente à la misère, l'écriture joue à la fois de la singularité des anecdotes et de l'exemplarité d'une lutte qui trouve une dimension tragique dans les pages consacrées à la Commune : L'Insurgé paraît l'année même où meurt Vallès, rentré d'exil mais à jamais insoumis.

 

L'Insurgé (1886)

Ce qui, dans les romans précédents, se jouait dans l'écriture, s'accomplit ici dans l'action : devenu militant, Jacques Vingtras connaît enfin la Révolution (en l'occurrence la Commune), qui apparaît comme le catalyseur nécessaire d'une violence contenue pendant des années. L'histoire individuelle et l'histoire sociale se confondent alors en un moment unique de coïncidence avec soi-même. Ce testament spirituel, véritable bréviaire de la révolte, nourrira de ses images le mythe révolutionnaire cher au vingtième siècle.




Isidore Ducasse de LAUTREAMONT (1846 - 1870)

Qui lirait aujourd'hui les Chants de Maldoror si les surréalistes, cinquante ans après sa mort, n'avaient redécouvert l'un des écrivains les plus fascinants du dix-neuvième siècle ? De ce météore, on ne sait presque rien. Né à Montevideo, il est envoyé en pension dans le sud de la France ; arrivant à Paris en 1867, il y publie ses Chants, puis les deux premiers fascicules des Poésies, qui n'auront pas de suite : Isidore Ducasse meurt à vingt-quatre ans, dans un hôtel de Montmartre. Il laisse une œuvre étrange, qui n'aura presque aucun écho avant d'être exhumée par Breton. Ce poète maudit n'est pourtant jamais loin de son siècle : dans la figure de Maldoror se dessinent tous les révoltés lucifériens qui peuplent la littérature de Byron à Lamartine, et l'on perçoit dans le choix du mal des échos de Baudelaire, Musset, Mickiewicz. Mais il serait réducteur de ne voir en Ducasse que la pointe extrême d'un satanisme romantique à la Pétrus Borel. L'agressivité inouie des Chants, leur atroce bestiaire dépassent en monstruosité tout ce qui s'était vu jusqu'alors, à l'exception peut-être du Sade des Cent vingt journées ; encore ne rencontre-t-on pas chez Lautréamont la froideur méthodique du marquis, mais une rage elle-même dépassée par l'humour, qui dans le même temps la nourrit et la tempère. C'est qu'il y a du jeu dans cette folie. Emprunts livresques, parodies, réécriture ne cessent de se fondre en un discours qui s'emballe, se nie tout en s'exaltant, vibrant d'une énergie visionnaire. La poésie alors se trouve dans cette secousse donnée à la langue, dans ce dérèglement que n'aurait pas renié Rimbaud, et qui sera pour le vingtième siècle une leçon.

 

Les Chants de Maldoror (1869)

Né méchant, révolté contre son créateur qu'il ne cesse de défier par sa monstruosité, Maldoror apparaît comme un Christ inversé, évoluant au sein d'un univers hallucinant d'agressivité. La fureur contamine un texte qui s'emballe, se déchaîne, s'exaspère en blasphèmes. Les " délices de la cruauté " organisent un discours frénétique garanti d'une bascule dans l'absolu du cauchemar et de la folie par son humour constant. Jaillissant d'images, jouant d'un fantastique dont l'absurde assure la permanence, ce livre unique est aux sources du lyrisme moderne, modulant une voix déchirée aux limites de la logique et de la langue.



Edmond et Jules de GONCOURT (1822 - 1896 et 1830 - 1870)

Témoins irrévérencieux du monde des Lettres, dont leur célèbre Journal est une savoureuse chronique, les Goncourt seront célébrés comme des précurseurs par la jeune garde naturaliste. Héros fondateurs d'une esthétique qui triomphe autour de 1880, ils ont longtemps attendu un succès dont Jules ne connaît que les prémices. Le goût du vrai, au risque du sordide, fait de leurs romans de scandaleux manifestes d'un réalisme encore neuf, qui est d'abord très mal accueilli par la critique. Le public, quant à lui, ne leur réservera jamais qu'une estime discrète ; Edmond vieillissant ne verra pas sans une certaine amertume les livres de Zola atteindre des tirages énormes. Il est vrai que la mort de Jules, en laissant anéanti son aîné, a fait voler en éclats une écriture qui ne trouvait sa forme que dans l'équilibre de deux tempéraments. Moins expansif, Edmond s'était jusqu'alors concentré sur la construction romanesque, cependant que Jules travaillait le style. L'écriture artiste, se plaisant aux mots rares et aux expressions curieuses, légitime en quelque sorte la crudité ou la bassesse du sujet, en donnant à leurs romans écrits à quatre mains une couleur inimitable, qu'on ne retrouve pas dans les trois livres écrits par Edmond (La Fille Elisa, 1877, Les Frères Zemganno, 1879, et La Faustin, 1882). Prenant sa source dans l'historiographie et la critique d'art, l'écriture cherche ses modèles dans la peinture, dont les deux frères sont amateurs. Aussi la description l'emporte de beaucoup sur la narration, chez eux, contaminant le récit d'un imparfait quelquefois agaçant. L'architecture rigoureuse de leurs romans s'ordonne en tableaux successifs qui sont généralement autant d'étapes d'une dégradation : le réalisme des Goncourt est pessimiste, sans doute parce qu'il s'attache à explorer les zones obscures du monde de leur temps, interdites de littérature. Rien d'étonnant à ce que, comme chez Balzac quelques décennies auparavant, ce soit des figures de femmes qui dominent ; après les mœurs journalistiques évoquées dans Charles Demailly (1860), les titres sont révélateurs : Sœur Philomène (1861), Renée Mauperin (1864), Manette Salomon (1867), Germinie Lacerteux et Madame Gervaisais (1869). Resté seul, Edmond fait de son hôtel particulier à Auteuil le centre d'un cénacle littéraire où naît sans doute l'idée de l'Académie Goncourt, qu'instituera son testament.

 

Germinie Lacerteux (1865)

Imaginé d'après une histoire vraie, ce roman narre les aventures d'une domestique sombrant peu à peu dans la corruption. La courbe descendante du livre donne à ce destin le poids d'un fatum, délivrant ainsi le récit de tout discours moralisant. Le propos en effet n'est pas de dénoncer le vice, mais de dévoiler les turpitudes et tourments cachés d'une existence féminine multiforme que le Second Empire voudrait réduire à l'honnêteté matrimoniale et ménagère. Dire ce qui ne se dit pas suppose d'inventer un nouveau langage romanesque, diminuant la part de l'accident, de l'aventure, au profit de tableaux dont la succession traduira le cheminement insensible d'une existence réglée à une vie déréglée — c'est-à-dire du représentable à l'irreprésentable. Le réalisme des Goncourt s'affirme à la fois contre un discours dominant (la femme n'est qu'une mère ou qu'une bonne) et contre une littérature jouant du romanesque pour ne pas s'affronter au réel.




Alfred de MUSSET (1810 - 1857)

L'enfant prodige du romantisme est devenu un paradoxe de l'histoire littéraire. Longtemps, on admira le poète limpide aux audaces mesurées ; c'est à présent le dramaturge, complètement ignoré de son époque, qui retient notre attention. Musset entre en littérature à dix-huit ans, publie à vingt ses Contes d'Espagne et d'Italie. Violence, passion, couleur locale assurent au jeune auteur une réputation qui fait de lui une des principales figures du romantisme de 1830. Il fera très vite cavalier seul, peu sensible au modèle du guide prophétique et à la mission sociale de l'écrivain. Recherchant dans l'écriture l'expression communicative d'une émotion, il trouve dans une certaine fragilité, exaltée par les bouleversements amoureux, la source d'un lyrisme visant à l'authenticité, modulant la plainte d'une âme déchirée (Poésies). Le poète des Nuits est aussi l'auteur de morceaux plus légers ; mais très tôt une mélancolie le ronge, qui donne à ses proches l'impression d'un homme détruit. La Confession d'un enfant du siècle (1836) dresse le portrait d'un homme auquel la société contemporaine ne laisse plus aucun espoir de s'accomplir. Reste la possibilité de se perdre : la débauche, l'alcoolisme, témoigneront plus tard de cette dégradation du destin. Dans un monde fantomatique où règne le faux-semblant, le poète ne peut se forger d'identité que dans le doute, l'incertitude. Fantasio, Lorenzaccio mettent en scène ce jeu de masques où pointe dans l'angoisse du dédoublement l'impossibilité de rencontrer une vérité existentielle durable. On ne badine pas avec l'amour participe de cette figuration de la difficulté à être heureux, tout en initiant autour des jeux du paraître une dramaturgie originale, dont le retentissement sera tardif mais durable.

 

Fantasio (1834)

Un faux bouffon tente d'aider une vraie princesse : déguisements, quiproquos, gaieté font de cette pièce un étourdissant ballet où la farce et la tristesse se mêlent, autour de la personne de Fantasio, figure vivante du rire mélancolique en lequel l'art de Musset trouve ses racines chez Shakespeare et Hoffmann. C'est aussi une pièce politique, montrant dans les princes des fantoches et démystifiant allègrement la prétention du pouvoir au sérieux.

 

Lorenzaccio (1834)

La pièce la plus politique de Musset est aussi une réflexion sur l'identité. Pour lutter contre un duc tyrannique, son cousin Lorenzo a emprunté le masque du débauché ; pris à son propre jeu, il découvre en même temps l'impuissance des patriciens florentins qui devraient être ses alliés. L'inutile meurtre du duc confirme l'illusion de toute conspiration, et Lorenzo, recherché, s'abandonne à son châtiment. Méditation sur l'action, sur la vérité en politique, ce texte désabusé parut longtemps injouable avant d'être progressivement redécouvert. Jouant du théâtre dans le théâtre, de l'éclatement spatial, n'abusant pas des prestiges de l'Histoire, il apparaît rétrospectivement comme le plus ambitieux et le plus réussi des drames romantiques.

 


George SAND, Aurore Dupin dite (1804 - 1876)

D'une enfance dont l'Histoire de ma vie dit l'enchantement, elle garde une liberté qui s'exaltera dans la lutte. Avant d'être " la bonne dame de Nohant ", Aurore Dupin devient baronne Dudevant, puis se sépare rapidement de son mari pour mener une vie indépendante : Musset, Chopin, seront les compagnons de celle qui apparaît très vite comme une figure phare du romantisme. Ses premiers romans (Indiana, 1832) contestent une société bloquée, qui refuse à la femme son autonomie et n'accorde aux passions qu'une existence clandestine. Revendiquant le droit à un bonheur personnel, ils font de l'amour le fondement d'une régénération morale. Avec Consuelo (1842), George Sand pousse plus avant la dénonciation, mettant en accusation les erreurs et les mensonges d'un monde qui pourrait trouver sa vérité dans un socialisme à la Pierre Leroux, nourri d'amour de l'humanité : Le Meunier d'Angibault sera le roman de cette réconciliation. Mais l'échec de la révolution de 1848 amène la romancière à se désintéresser de la politique. Cultivant un art de vivre qui la ramène de plus en plus souvent à Nohant, elle entretient une abondante correspondance, s'attelle à sa longue autobiographie, et entre deux pièces de théâtre publie les romans qui font aujourd'hui son renom : François le champi, La Mare au diable, La Petite Fadette célèbrent une simplicité toute d'innocence et de rêverie, dans une prose émouvante et retenue. Rapidement classiques, ils berceront l'enfance d'un siècle d'écoliers, parmi lesquels figurent bon nombre d'écrivains. Aussi les images champêtres des romans de George Sand sont-elles devenues une part de notre mémoire en même temps qu'une référence littéraire souterraine, resurgissant à l'état brut chez Proust ou chez Colette.

 

La Mare au diable (1846)

Dans le silence d'une campagne endormie, deux voyageurs discutent, laissant la sérénité de la nuit les amener au bord des confidences. L'intrigue ne tarde pas à réunir ces amoureux qui s'ignorent ; la simplicité de l'histoire est à l'image de celle des sentiments, laissant au premier plan l'atmosphère envoûtante et paisible, image terrestre d'une harmonie cosmique dont les personnages n'ont qu'à suivre la loi.




Gérard de NERVAL, Gérard Labrunie, dit (1808 - 1855)

Le doux Gérard est peut-être le seul romantique allemand des lettres françaises. Du Valois dont les légendes enchantent son enfance à la bohème parisienne où il côtoie Gautier et la jeunesse flamboyante des années trente, c'est l'image d'une fête mélancolique qui marque ses débuts. Auteur remarqué d'une traduction de Faust, il compose des contes, touche au journalisme. Erudit, il est dans le même temps imprégné de l'esprit du dix-huitième siècle et passionné par l'ésotérisme. Le Voyage en Orient, Les Illuminés interrogent l'invisible, témoignant d'un intérêt constant pour le mystère. Il étudie, voyage en Angleterre, en Italie, en Egypte, séjourne en Allemagne à plusieurs reprises. Menant une existence chaotique, il s'endette, atteint d'une instabilité en laquelle se devine cette fragilité psychique qui aboutit à la crise de 1841. Interné, puis rendu à lui-même, il évolue dès lors aux frontières d'une raison menacée par les hallucinations. Le rêve devient lieu privilégié d'une écriture hantée par les figures féminines. Sous la limpidité des Filles du feu, l'espace et le temps perdent de leur fixité, laissant le lecteur dans un vertige qui s'exacerbe avec Les Chimères et surtout Aurélia. Tentant désespérément de fixer ce mouvement d'un esprit perdu, l'écriture voit vaciller ses repères. Le poète tout entier s'engage dans cette tentative de reconquête de soi-même, qui bouleverse les catégories littéraires : la poésie est chez Nerval comme chez Baudelaire aventure totale, transcendant prose et vers pour interroger les arcanes de l'être. Aussi l'échec à se retrouver, l'inachèvement d'Aurélia, le suicide attestent-ils l'intensité d'une expérience qui renouvelle radicalement les enjeux de l'écriture.

 

Les Filles du feu (1854)

Autour d'Octavie, Jemmy, et de quelques autres figures féminines qui se fondent dans l'évocation finale d'Isis, s'organisent plusieurs récits (et une comédie) où le romanesque s'alimente du jeu des souvenirs. La manière de Nerval trouve son expression la plus caractéristique avec Angélique, où le décousu fantaisiste du récit laisse la cohérence thématique se subsituer à l'unité narrative. Sylvie voit la rêverie envahir une écriture traversée de souvenirs, mêlant des temps et des espaces éloignés en un tissu littéraire très dense, dont les contours brouillés épousent l'imaginaire du narrateur. Le lecteur fait ainsi l'expérience d'une fascinante dérive du texte, jusqu'à sa reprise en main in extremis.




Charles BAUDELAIRE (1821 - 1867)

Tout semble commencer dans la magie brisée d'une enfance. Le remariage de sa mère avec le général Aupick place la vie du jeune Baudelaire sous le signe d'un ordre qu'il n'aura de cesse de braver. Ses frasques le font envoyer à Calcutta ; rebroussant chemin à La Réunion, il revient à Paris, majeur, dilapide son héritage et se voit rapidement pourvu d'un conseil judiciaire. Le poète, dès lors, hésite entre la bohème et d'étonnantes tentatives de s'intégrer à une société qui ne veut plus de lui : ses candidatures à l'Académie contrastent avec une existence délibérément vécue en marge, rythmée par des amours qui n'étaient pas toutes avouables. Jeanne Duval, Marie Daubrun, Madame Sabatier inspirent à Baudelaire des passions et des rêveries qui participent d'une expérience métaphysique. L'idéalisation de la chair est à la fois mouvement vers le divin et achoppement ; de même, le catholicisme qu'il a tant de mal à vivre répond à ce besoin profond : dépasser l'ennui d'un monde sans transcendance, voué à l'uniformité. Aussi le choix du mal peut-il être compris comme une tentative désespérée de restaurer du sens. Il revient à l'art de réaliser ce qui engage la vie même du poète : les couleurs de Delacroix, les images des Fleurs du Mal révèlent sous l'apparente atonie du monde une surnature dont peut jouir l'esprit rendu à l'Idée. Dès 1847, La Fanfarlo met en scène les prestiges du faux. La haine baudelairienne de la nature, évoquant à la fois Sade et Joseph de Maistre, fonde une esthétique qui passe par le bizarre et joue des images les plus étranges pour révéler les accords secrets de l'univers. Elle se constitue dans un dialogue ininterrompu avec la peinture (Curiosités esthétiques), et dans une confrontation quelquefois violente avec le romantisme, d'abord associé à la modernité puis en partie renié dans une radicale remise en jeu du lyrisme. Le Spleen de Paris poussera jusqu'à sa limite une expérience décisive pour l'écriture, fatale peut-être au poète : sentant approcher l'aphasie, Baudelaire se prendra à regretter d'avoir cultivé l'" hystérie " qui fait pourtant de lui le père de la poésie moderne.

 

Les Fleurs du mal (1857, 1861)

Le célèbre procès de 1857, en attirant l'attention sur l'érotisme et le satanisme, nous donne à voir dans le jeu des thèmes l'une des scandaleuses nouveautés du recueil. Plus profondément, l'anti-nature et surtout l'attention portée à la laideur ("Une charogne") inaugurent une poétique prenant acte de l'ennui du monde pour en extraire, par le verbe, une beauté. La création, dès lors, engage l'existence tout entière du poète, qui ne trouve de sens que dans l'accès, par le jeu des correspondances, à la surnature. A l'origine est le spleen, sensation vague de l'uniformité du monde. L'écriture l'atteste, tente de l'exprimer, tente aussi de le dépasser. L'inconnu, le nouveau, deviennent alors finalités poétiques, approchent une idéalité secrète, qui se découvre dans les méandres de la rêverie, le choc de la laideur, le passage fugitif d'une beauté. L'architecture du recueil retrace ce mouvement créateur, qui se rejoue dans chaque poème. Aussi l'apparent classicisme prosodique cache-t-il une remise en jeu définitive des pouvoirs de la poésie. Dans l'étrangeté de certaines images s'incarne la tentative d'établir des rapports nouveaux entre les objets les plus éloignés. Le lyrisme cesse d'être harmonie, devient travail sur la langue : rapprochements audacieux, bizarrerie sont les moyens d'une découverte impossible à la seule raison. Aussi l'imagination est-elle reine ici, dans le déploiement de la rêverie comme dans les violences soudaines d'un verbe malmené.

 

Le Spleen de Paris (1869)

A la suite d'Aloysius Bertrand, Baudelaire en passant du vers à la prose s'approche au plus près de l'essence de la poésie, débarrassée d'une forme qui pouvait sembler la résumer. Les " ondulations de la rêverie " organisent une écriture dense et suggestive, tentant de capter dans le spectacle infâme de la grande ville le beau moderne. "A une passante", dans les Fleurs, était une première tentative de saisir le fugitif ; suite d'instants où brièvement apparaît le sentiment d'un monde supérieur, d'une harmonie, les poèmes en prose font de cette poursuite une loi, en concentrant l'émotion dans un texte aussi court que possible.




Paul VERLAINE (1844 - 1896)

Il y a en Verlaine plusieurs poètes, dont les vagues figures voilent le visage de l'homme. Les Poèmes saturniens, proches encore du Parnasse, laissent entrevoir une manière singulière, triste et musicale, qui s'épanouit avec les Fêtes galantes. L'écriture tremblante, nuancée, indécise, exprime en discrètes sensations un désarroi qui perce sous les masques. L'inquiétude d'une vie livrée à la bohème, l'abandon à l'alcool, ont pour envers une aspiration à la stabilité, voire à la réussite sociale : au mariage en 1870 n'est pas étrangère la tentation de retrouver l'esprit bourgeois dans lequel le poète a été élevé. Las ! L'apaisement de La Bonne Chanson vole en éclats après la rencontre de Rimbaud, " époux infernal " qui réveille les démons du poète. Une liaison tumultueuse, entrecoupée de retours au bercail, s'achèvera dans les coups de revolver qui envoient Verlaine en prison. Commence alors, dans l'obscurité de la cellule, une métamorphose dont rendent compte les Romances sans paroles et qui trouvera son accomplissement dans une conversion au catholicisme. Sagesse, Amour, témoignent d'un renouvellement poétique : spiritualité, simplicité, retiennent l'attention des jeunes symbolistes, cependant que le poète voit progressivement s'évanouir tous ses espoirs de réintégration sociale. Les Poètes maudits (1884) prend ainsi l'allure d'un portrait de l'artiste en paria. Verlaine cependant retrouve une audience, vit tant bien que mal de sa plume, publiant des notes sur ses contemporains, des œuvres de fiction, et surtout des souvenirs : on décèle dans l'anthologie de Jadis et naguère (1884) une volonté d'en finir avec la poétique de " la musique avant toute chose " ; ses derniers recueils sont animés d'une volonté de clarté, de simplicité, qui aboutit à une fracture de l'inspiration. Erotisme, spiritualité informent deux écritures qui perdent à ne plus se confondre — mais Verlaine est déjà une légende, demeurant par delà ses écrits la figure par excellence du poète.

 

Poèmes saturniens (1866)

Premier recueil d'un auteur encore influencé par Leconte de Lisle, soucieux de ne pas se perdre en épanchements, les Poèmes saturniens tremblent cependant sous leur raideur hiératique d'une tristesse inscrite dans le titre même. Une musique nostalgique s'insinue ainsi dans le vers, modulant en mineur une douceur délicate et sentimentale ; le désarroi de l'âme s'exprime déjà dans la sensation, préparant ainsi les découvertes des Fêtes galantes.

 

Fêtes galantes (1869)

La grâce légère d'un paysage de songe, peuplé de figures ambiguës : sentimentales et frivoles, perverses et badines. Pour peindre cet univers de fragile bonheur, le vers se fait musical, un art faussement naïf laisse percer l'inquiétude dans la demi-teinte du mineur. Les images crépusculaires et nocturnes permettent à la suggestion et à la sensation de primer sur le discours, dans une esthétique qui annonce le symbolisme.

 

Romances sans paroles (1874)

Publié alors que Verlaine était en prison, ce recueil qui passa inaperçu contribua profondément à renouveler la poésie française. Fondant intérieur et extérieur dans le vague de la rêverie, le poème devient musique, rythme, mouvement, fixant d'impalpables états d'âme, de fugitives sensations dans un état d'esprit qu'on a pu rapprocher de l'impressionnisme naissant. Une prosodie nouvelle, marquée par l'impair, l'importance moindre accordée à la rime ouvrent en poésie une voie où s'illustrera Apollinaire.



Jules VERNE (1828 - 1905)

Ses biographes aiment à rappeler l'épisode de la fugue avortée, qui voit le jeune exalté promettre à sa mère de ne plus voyager qu'en rêve. Mais ce Nantais rêve moins de bateaux que de littérature, et c'est à Paris qu'il débarque en 1848. Pour sa famille, il fait son droit ; en réalité, il se préoccupe surtout de théâtre, rencontre Alexandre Dumas, fait monter une première pièce. Bientôt secrétaire du directeur de l'Opéra, il continue sans grand succès de se consacrer à l'art dramatique, avant de se tourner vers la prose ; quelques récits paraissent, où se manifeste déjà un intérêt pour l'exotisme, l'Histoire, la technique. Sensible au mouvement de son siècle, il fonde avec Nadar une Société pour la recherche de la navigation aérienne, étudie la physique, la géographie, nourrissant de fréquentes visites à la Bibliothèque nationale un projet qui prend corps : faire sortir l'aventure scientifique du cabinet des savants, éveiller et capter l'intérêt du public pour un progrès dont reste à écrire l'épopée. La publication de Cinq Semaines en ballon (1863) ouvre l'immense cycle des Voyages extraordinaires qui fera la fortune de l'éditeur Hetzel. Travailleur infatigable, Jules Verne joint à une imagination puissante un étonnant souci de précision, tant dans le domaine scientifique que sur le plan de l'écriture : la rigueur, l'exactitude de son vocabulaire, la sobriété de son style servent à merveille un réalisme de l'impossible. De la Terre à la Lune, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Vingt mille lieues sous les mers sont ainsi des rêves étrangement vivants, où raison et fantasmes se croisent aux limites du fantastique. Aussi le lecteur d'aujourd'hui s'étonne-t-il toujours de ces odyssées accomplies par l'Histoire.

 

De la Terre à la Lune (1865)

Après l'aventure aérostatique, le voyage devient ici véritablement extraordinaire, dilatant jusqu'au vertige l'espace de l'exploration. Un héros qui rappelle par bien des aspects Nadar, dont son nom est l'anagramme, voyage dans un obus géant transformé en wagon-lit. Autour de la Lune, en intégrant le récit de 1865, nous montrera avec humour une expédition animée par les menues anicroches d'un huis-clos interplanétaire.




Prosper MERIMEE (1803 - 1870)

Sous le masque des dignités et des sarcasmes — car il avait des prétentions à la cruauté —, Mérimée reste une énigme. En ce temps où l'on s'épanche volontiers, il cultive le secret, se veut anti-lyrique jusque dans ses poèmes. Le moi ? Il entend y substituer l'impersonnalité du conteur, quand bien même on retrouve dans certaines de ses nouvelles des silhouettes qui lui ressemblent étrangement. Ses goûts vont à l'énergie latine, à la prose russe. Ami de Tourguéniev, traducteur de Pouchkine et de Gogol, il se plaît à une écriture épurée, à une singulière économie du verbe. Il apprécie les écrivains de la Renaissance, des Lumières, se reconnaît moins dans ses contemporains, sauf à aller les chercher loin des salons parisiens. Mondain pourtant, il court les honneurs et traverse les régimes avec bonheur, trouvant dans ses responsabilités à l'Inspection générale des monuments historiques l'occasion de rédiger des ouvrages d'archéologie et d'histoire. L'historiographie correspond peut-être à son idéal littéraire, net et impersonnel : on songe à l'admiration de son ami Stendhal pour le Code civil... Mais ce sont ses nouvelles, cultivant heureusement l'art du raccourci, qui le rendent célèbre. Mérimée qui, dit-on, croit au Diable y joue habilement du fantastique, et rencontre à sa façon le goût de l'époque. Mateo Falcone, Colomba, Carmen, La Vénus d'Ille connaissent ainsi un succès durable, éclipsant pour un temps l'audacieux et précoce recueil du Théâtre de Clara Gazul, que l'on redécouvrira au vingtième siècle.

 

Carmen (1845)

Don José, honnête brigadier basque, devient contrebandier puis brigand pour les beaux yeux de Carmen, qui ne tarde pas à le délaisser, d'abord pour un époux gitan que José est obligé d'assassiner, puis pour un jeune picador. Seule la mort peut contraindre cette femme fière et libre, en laquelle José a rencontré son destin. La sauvagerie des cœurs enflammés est ici donnée explicitement comme une forme exotique, le détachement du narrateur s'épanouissant dans les considérations documentaires qui achèvent l'histoire.

La Vénus d'Ille (1837)

Le drame affleure quand une idole de cuivre est découverte dans une petite ville des Pyrénées, tandis qu'en de méridionales festivités se prépare un mariage. Les deux histoires se nouent autour d'un anneau échangé, qui consacre avec l'irruption du fantastique le retour dans une réalité banale des puissances païennes. L'horreur culmine dans l'étreinte mortelle de la statue et du marié, pour se fixer dans la folie qui saisit la jeune épousée. L'écriture parfaitement maîtrisée laisse monter une tension qui finit par toucher au paroxysme.

Colomba (1840)

A l'instar de ses modernes compatriotes, cette jeune Corse n'est rien moins qu'une colombe, cultivant au contraire les vertus insulaires, qu'elle s'applique à ranimer chez un jeune frère adouci sur le continent. Malgré les pathétiques efforts du préfet d'Ajaccio, la guerre reprend entre cette famille et un clan tout aussi déterminé. Les allures tragiques d'une vendetta poussée jusque dans ses ultimes conséquences s'alimentent de l'antique rudesse d'un peuple irréductible à toute autre loi que la sienne. Meurtres et folie font de la couleur locale non plus seulement le cadre mais la structure d'un récit au style net et tranchant comme le couteau d'un bandit.




Jules RENARD (1864 - 1910)

La publication posthume du Journal révéla l'ampleur du talent d'un écrivain " étranglé par son style ". Habile à la note cruelle, spécialiste du sourire pincé, cet héritier du naturalisme tisse de brefs croquis une œuvre minimaliste, partagée entre les scènes animales des Histoires naturelles et la description sans pitié d'une humanité mesquine. A ce rétrécissement des vies correspond un resserrement de l'écriture, ironique dans L'Ecornifleur et amère dans Poil de carotte. Auteur méticuleux, virtuose de la litote, Jules Renard s'invente un rythme lapidaire, cultive la netteté et la précision d'un entomologiste littéraire. Epinglant avec le même bonheur ses voisins de campagne et ses confrères, il trouve dans la vie champêtre la possibilité de garder une liberté vis-à-vis du monde des lettres. Les Bucoliques étonnent par leur simplicité émouvante, pleine de fraîcheur et de délicatesse ; le Journal abonde en portraits incisifs où les contemporains sont traités avec la même lucidité aigre-douce que les personnages de fiction. Retiré dans un petit village dont il devient rapidement le maire, Jules Renard fera cependant quelques tentatives pour s'imposer en littérature : quelquefois tirées de ses romans, ses pièces de théâtre (Le Pain de ménage, Le Plaisir de rompre) vivent d'une cruauté sèche et raffinée, où les mots d'auteur témoignent à la fois d'une distance et d'une volonté de séduire. L'adaptation à la scène de Poil de carotte est un succès. Mais l'espace public, très vite, apparaît inadapté à une écriture qui avec les années se concentre dans les pages denses et réflexives du Journal. Absorbant peu à peu les facultés créatives de l'écrivain, ce monument s'avère être le corps même d'une œuvre trouvant dans l'intimité sa vraie dimension.

 

Poil de carotte (1894)

En cette figure de mal-aimé se retrouve le talent ambigu d'un auteur à la fois cruel et émouvant. Le pathétique nourrit ici la satire, dans une habile description des mécanismes de l'amertume. Suite de croquis à la cohérence moins chronologique que thématique, ce roman est à la fois drôle et désespéré, montrant avec ironie la quotidienne impossibilité de communiquer d'une famille aux personnalités vivement dessinées. L'égoïsme fraternel, l'indiférence haineuse de la mère trouvent leur répondant dans la fourberie naissante du héros, inhabile à extérioriser ses sentiments.




Gustave FLAUBERT (1821 - 1880)

Sa vie commence dans le déchaînement lyrique du romantisme le plus échevelé. Les premières œuvres, drames historiques, contes, chroniques, fragments autobiographiques, s'animent d'une jeunesse fiévreuse où l'écrivain se laisse aller à son naturel : métaphysique, épris de fantastique et d'extraordinaire. Mais c'est à contre-nature que se développera son génie. Madame Bovary, dans l'ambiguïté même d'une identification tour à tour vécue et niée, inaugure une poétique anti-lyrique, refusant l'hyperbole, érigeant le réel en référence absolue. Paradoxe de ce réalisme : l'art ainsi conçu se tisse du fil le plus banal qui soit, et conquiert ainsi une dignité nouvelle, autonome en quelque sorte, si l'on considère le peu d'importance du sujet. Aussi le rêve flaubertien d'un " livre sur rien " participe-t-il d'une modernité littéraire dont l'un des fondements sera l'idée d'auto-référentialité. L'essentiel, dès lors, est dans la forme, dans ce style qui fait de la création littéraire un supplice. Il est cependant une respiration chez Flaubert, qui d'un livre à l'autre passe de l'ironie à l'épique, fait alterner Salammbô et la seconde Education sentimentale, les Trois contes et la Tentation de Saint-Antoine, pour laisser inachevé Bouvard et Pécuchet. Le Dictionnaire des idées reçues, dans sa dénonciation de la bêtise, reprend non pas tant l'une des thématiques principales que le mouvement même de l'œuvre. Refus de s'abandonner à une facilité narrative, haine du poncif, exigence d'un art absolu sont les principes d'une dévotion au beau qui sera aussi la règle toute monacale d'une vie d'ermite. Cloîtré à Croisset par le manque d'argent, Flaubert se nourrit de livres, dévore les classiques, et passe dans l'étude l'essentiel d'un temps que la correspondance nous restitue dans toute son immobilité. Obsédé d'exactitude historique, il dépense une énergie considérable dans les travaux préparatoires à Salammbô, à L'Education sentimentale ou Hérodias. La rédaction de Bouvard et Pécuchet sera à la fois passage à la limite et tentative d'exorciser ce vertige de culture, qui n'est pas sans évoquer le modèle romantique du savoir total : car la tendance du texte flaubertien à se faire somme, qui menace constamment de noyer la création dans l'érudition, est à la fois rêve hérité et fantasme d'avenir, en s'incarnant dans cette moderne figure d'une littérature ne parlant que d'elle-même.

 

Madame Bovary (1856)

Quoique précédé de nombreux essais littéraires, ce roman constitue un événement, tant dans l'histoire des lettres françaises que dans la carrière de Flaubert, qui pour la première fois ou presque avoue une œuvre en la publiant. C'est que le mouvement vers l'impersonnel qui l'a vu passer des fragments autobiographiques de sa jeunesse à la première Education sentimentale trouve ici son achèvement dans la mise en scène ironique d'une bêtise nourrie de romantisme. Refusant toutes les facilités d'un romanesque dramatique, le texte file une histoire insipide dans une architecture parfaite, cependant que le jeu des points de vue permet dans l'effacement même, éclatant, du narrateur, de constituer une savoureuse densité, en fondant la rêverie, sa critique — et l'ambiguë grandeur, sentie par Baudelaire, de ces ridicules aspirations à l'absolu.

 

Salammbô (1862)

L'Orient chamarré et la splendeur antique semblent un pays natal dans l'imaginaire flaubertien. Aussi la restitution réaliste d'une barbarie disparue résonne-t-elle des plus intimes fantasmes de l'écrivain. La rigueur scientifique des études préparatoires mêle l'archéologie la plus exacte à la plus haute poésie : la passion de Mathô, mercenaire révolté, pour la fille d'Hamilcar est prétexte à de somptueuses fresques où le récit, suspendu dans l'imparfait de la description, laisse s'évanouir toute histoire dans la magie d'un instant démesurément allongé, d'un temps pétrifié où les personnages eux-même semblent gagnés par la minéralité. — L'immobilité presque picturale de l'épopée n'empêche une lecture romanesque et pittoresque qui assura le succès du livre.

 

L'Education sentimentale (1869)

Largement autobiographique dans sa première version, ce projet qui occupe Flaubert pendant vingt ans devient portrait d'une génération, fresque historique faite de rendez-vous manqués : Frédéric, comme Emma, rêve mais recule devant toute réalisation, vit d'absence en somme. A ce héros auquel il n'arrive rien, qui verra le meilleur de son existence dans un épisode qu'il n'a pas vécu, Flaubert consacre une œuvre paradoxale, roman du néant et en même temps somme historique. L'écriture se fonde ainsi dans une fusion avec le réel, se confondant avec la vie jusque dans son absence de perspective. Nul apprentissage n'est possible : Flaubert ruine un sous-genre du roman en le portant à sa perfection.

 

Trois contes (1877)

Un Cœur simple, La Légende de Saint Julien l'Hospitalier, Hérodias filent dans la variété de genres et de cadres fort différents une réflexion sur l'innocence et la conscience ; la béatitude de Saint Julien est un retour à la simplicité de Félicité par le détour de la cruauté, cependant qu'Hérode incarne face à Iaokanann l'agitation d'une âme qui ne connaît pas la paix. La précision du style et la diversité de l'inspiration font du volume un condensé de l'art de Flaubert, entre l'éclat barbare et le fil invisible d'un temps tour à tour immobile et accéléré, entre l'Histoire (ou son absence) et la légende.




Théophile GAUTIER (1811 - 1872)

A peine sorti de l'enfance, il s'illustre aux côtés des romantiques dans la bataille d'Hernani ; on conservera longtemps le souvenir de son gilet rouge, étendard d'une école dont il s'éloigne pourtant rapidement. Les contes des Jeune-France, dès 1833, sont une peinture ironique de la bohème, où l'auteur goguenard se moque malicieusement des affectations romantiques. Avec Mademoiselle de Maupin, il s'engage dans une voie qui l'amènera à défendre l'art pour l'art, en refusant tant les facilités du lyrisme que la soumission au monde extérieur. Sensible à la trivialité de la France moderne, il visite l'Espagne, l'Orient, cherchant dans le dépaysement l'authenticité d'une vie plus intense. L'Egypte ancienne lui inspirera Le Roman de la momie, le règne de Louis XIII Les Grotesques, puis Le Capitaine Fracasse ; mais c'est surtout dans le fantastique que s'épanouit une écriture en exil du monde. Dès le long poème d'Albertus, puis dans les Contes qu'il donne tout au long de sa carrière, le doute traverse d'inquiétants récits hantés par la mort. L'inspiration historique rejoint le fantastique dans Arria Marcella et Le Roman de la momie. L'influence d'Hoffmann et d'Arnim rattache Gautier, comme son ami Nerval, au romantisme allemand autant qu'à une tradition française qui perdurerait dans la finesse colorée de son art. Epris de perfection, il use en ses récits d'une langue séduisante, au vocabulaire chatoyant. Emaux et camées transforment chaque mot en un " diamant ", serti dans les rythmes rares qui font du recueil un manifeste parnassien. Prophète entêté d'une littérature d'exigence, Gautier n'hésite cependant pas à jouer les feuilletonistes, et cultive une image paradoxale. Mais il trouvera dans l'amitié de Flaubert, dans le salut de Baudelaire qui lui dédie ses Fleurs du mal une reconnaissance ; Catulle Mendès, Hérédia, Leconte de Lisle verront en lui un maître.

 

Contes et récits fantastiques (1831)

Dès les années 1830 et jusqu'à la fin des années 1860, le fantastique occupe une place essentielle dans l'œuvre de Gautier. Mise en doute des lois triviales de la raison, recherche d'une autre réalité sont à la source d'une écriture de l'hallucination, où l'esprit voit ses repères vaciller. Aussi le ton souvent léger ne doit-il pas cacher l'inquiétude profonde, tendant à l'obsession, qui sous-tend ces récits traversés de doubles, où un monde hanté par la mort se voile comme en un rêve.

 

Le Roman de la momie (1858)

Les décors à demi légendaires de l'Egypte antique donnent son intérêt à cette histoire sentimentale traversée de souvenirs bibliques. Le luxe, les mystères d'un Orient nocturne, des bribes d'épopée participent d'un goût issu du romantisme, qui trouvera son écho dans l'imaginaire flaubertien ou l'œuvre de Gustave Moreau ; à ce titre, le récit de Gautier constitue dans sa dimension archéologique même un document sur le dix-neuvième siècle après Jésus-Christ.

 

Mademoiselle de Maupin (1835)

La préface de ce roman fera de Gautier le père spirituel du Parnasse et de tous ceux qui se réclament de l'art pour l'art : il y proclame l'indépendance absolue de l'art, enfin affranchi des conventions rigides d'une morale stérile. Les aventures galantes de l'héroïne, travestie en homme, illustrent à merveille cette irrévérence de jeune romantique, jouant sans complexe du romanesque. Une poétique de l'excès s'y déploie, riche en péripéties, digressions, descriptions, à la manière de ces grotesques du Grand Siècle chez qui Gautier se plaît à retrouver ses ancêtres littéraires.




Alfred de VIGNY (1797 - 1863)

D'une famille d'ancienne noblesse, le jeune Vigny rêve d'uniformes et de batailles, comme toute sa génération. Une brève carrière militaire ne brisera pas l'image du soldat, qui s'exaltera dans Servitude et grandeur militaires (1835). Plus féminin et contemplatif cependant qu'il ne le souhaiterait, Vigny trouve rapidement sa véritable voie. Un premier recueil, en 1822, révèle un poète de la douleur, vite reconnu par ses pairs : le jeune auteur rejoint bientôt le cénacle où autour de Nodier et Hugo se prépare la révolution romantique. Eloa (1824) le fait connaître du public, et l'année 1826 voit la parution des Poèmes antiques et modernes et d'un roman historique, Cinq-Mars, qui peint l'humiliation de la noblesse par la monarchie absolue. Dès ces premières œuvres, la poétique de Vigny semble marquée par la mise en scène dramatique d'une idée philosophique. L'essentiel de sa pensée se cristallise dans la thématique d'une injustice faite à l'homme. Le silence de Dieu, les noirceurs de l'Histoire accusent la solitude morale du grand homme (Moïse, 1822) et de l'artiste (Stello, 1832, puis Chatterton, 1835). Daphné, en 1837, témoigne d'un pessimisme religieux tempéré par une foi intacte en l'homme. Les déceptions de l'action politique (1848) n'altèrent pas un optimisme auquel Les Destinées (posthume, 1864) tenteront de donner corps, en mettant en scène de grandes figures et des entités mythiques. Point d'aboutissement de l'œuvre de Vigny, ces poèmes tout entiers tournés vers le sens se voient opposer aux symboles religieux (et à l'idolâtrie à laquelle ils sont associés) ; seule l'image poétique est à même de dispenser une vérité, et d'exprimer " l'esprit pur ".

 

Servitude et grandeur militaires (1835)

Incarnation d'une valeur qui n'a plus cours — l'honneur —, le soldat est au même titre que l'artiste une figure de paria moderne, incapable de trouver sa place dans un monde implicitement condamné par l'auteur. L'évocation émue da vie fruste des garnisons permet à Vigny de mettre en lumière une beauté morale et une dignité qui semblent avoir fui le monde moderne. Le Cachet rouge, La Veillée de Vincennes, La Canne de jonc composent un triptyque ; trois figures animent ces récits marqués par un sens de la fatalité qui ressort presque davantage de la tragédie que du roman.

 

Les Destinées (1864)

Réunissant les derniers poèmes composés par Vigny, ce recueil posthume refuse l'épanchement, se construisant au contraire sur une intellectualisation de l'expérience du poète. L'émotion ici se joue davantage dans l'invective que dans le pathos, quand bien même c'est l'expression d'une misère humaine qui nous est donnée à lire. Visant à mettre en lumière les vérités en lesquelles se manifeste " l'esprit pur ", défiguré par les religions, ces longs " poèmes philosophiques " rythment de leurs alexandrins un pessimisme professé par quelques grandes figures. De la dignité farouche de " La mort du loup " aux leçons de pitié de " La maison du berger ", l'homme se voit proposer quelques valeurs dans un monde indifférent à sa misère. " Bouteille à la mer ", le recueil prêche d'exemple en faisant au lecteur l'offrande de ses images.




Alphonse de LAMARTINE (1790 - 1869)

Sorti du collège où il a perdu la foi, il s'ennuie, fils d'une famille qui ne tolérerait pas un engagement au service de Napoléon. Il écrit, pris pourtant par un désir d'action que ne satisfait pas une brève carrière militaire sous la Restauration, puis quelques pas dans la diplomatie. Un amour clandestin, l'expérience de la mort, puis le retour au catholicisme, semblent le faire naître à lui-même : un poète. Les Méditations poétiques, en 1820, imposent sous la " forme vieille " que leur reprochera Rimbaud un rythme et des images qui tentent d'exprimer " l'âme ". Ses recueils suivants, jusqu'à la Chute d'un ange, approfondissent ce mouvement de la pensée vers l'image qui est pour lui l'essence de la poésie. Mettre au jour des états de l'âme, en écrire l'épopée : telle semble être l'unité d'un projet qui s'attache à figurer l'intériorité par divers moyens : reflets d'un paysage, histoire, mythe. Cette écriture touchant au sacré lui apparaît quelquefois comme une profanation ; peut-être ce scrupule explique-t-il l'abandon progressif de la poésie à partir de 1830. Mais c'est aussi qu'absorbé par une carrière politique qui le conduit pendant quelques mois de 1848 à la tête de l'Etat — devenu provisoirement la République —, il a été élu député, siège et combat dans les rangs de la gauche. Il a donné en 1847 une monumentale Histoire des Girondins, qui semble consacrer sa nouvelle vocation. Las ! Renversé en juin 1848, il doit retourner, à son corps défendant, à une littérature qui n'aura plus d'autre ambition que de le nourrir. Sa vieillesse sera laborieuse et impécunieuse, occupée d'Histoires, de Confidences, et d'un Cours familier de littérature où réapparaîtront quelques pièces poétiques.

 

Méditations (1820)

Précédant de peu l'explosion romantique, ces Méditations font date dans la poésie lyrique française. Ce n'est pas tant la forme, proche de celle de Parny et de Chénier, qu'une sensibilité nouvelle, religieuse et amoureuse. Les discours interrogent une pensée, élégies et méditations fixent des visions. Le poème se fait alors contemplation, rêverie, plonge dans les profondeurs de l'âme. A l'élévation qui le clôt répond la forme générale du recueil, qui recompose l'itinéraire d'une conversion. La mélancolie et le sentiment du vide inspirent un imaginaire en mouvement, une âme inquiète se plaisant aux lieux apaisés : toute une époque se retrouva dans cette poésie qui renouait avec le sacré.




Guy de MAUPASSANT (1850 - 1893)

La brève existence de Maupassant ne laisse pas de cacher des vies multipliées, qui ont donné naissance à autant de légendes. Habitué des maisons closes, canoteur moustachu, il est cet homme à femmes dont les farces salaces laissent rêveur le lecteur du Journal des Goncourt, et que la syphilis conduira à la folie et à la mort ; mais le viveur est aussi un pessimiste, convaincu d'une fatalité biologique et admirateur de Schopenhauer. Entre la vie et sa contemplation ironique, il semble hésiter, traversé d'un doute qui s'épanouira dans une écriture de la menace, où l'affleurement du tragique pétrifie le lecteur bientôt délivré par un rire amer (La Parure, La Maison Tellier). Ses romans jouent de la satire (Bel-Ami) ou du désenchantement (Une Vie), peignant un monde livré à l'absence de toute perspective, où les rêves s'écroulent et où les ambitions sont dérisoires. C'est un art violent que celui de Maupassant, jouant de la surprise et dénonçant avec vigueur les tares d'une société cupide et lâche. Le règne de la bêtise rappelle Flaubert, maître des débuts et initiateur d'un réalisme cruel. En revanche, malgré l'affiliation naturaliste qui semble s'avouer avec la publication de Boule de suif dans le recueil collectif des Soirées de Médan, Maupassant est plus loin de Zola. S'il décrit quelquefois des milieux, l'auteur d'Une Partie de campagne ne fonde pas son art sur le modèle scientifique et n'a que faire des preuves. Le fantastique lui apparaît plus à même de restituer l'absurdité angoissante d'un réel qui se dérobe aux lois de la raison : la hantise du double qui se fait jour dans Le Horla, l'étrangeté des Contes amènent aux frontières de l'inconscient, centrant l'écriture sur la perception plus que sur les objets. En cela Maupassant trouve une voie propre : sous la légèreté apparente d'une prose sans prétention se dissimule un inventeur.

 

Une Vie (1883)

Les désillusions d'une existence de femme constituent la trame de ce premier roman, dont la conception coûta sept années à Maupassant. L'innocence de la jeune fille contraste avec la prosaïque noirceur d'un époux non point diabolique, mais banalement intéressé et infidèle ; les joies de la maternité se retournent en tourments, les années se tissent de désenchantement. Pessimiste, le romancier refuse toutefois de se prononcer, et laisse un personnage conclure sur un mode ambigu, gardant à la narration une impassibilité toute flaubertienne.

 

Bel-Ami (1885)

... ou comment parvenir dans le journalisme, lorsqu'on n'a de talent que celui de plaire aux femmes et de convertir les audaces en succès, les succès en écus. La médiocrité du héros, sa rouerie que nul revers ne contrecarre, font de cette histoire d'une réussite un modèle de pessimisme grinçant. Vivement mené, le récit précis et satirique coûta d'autant moins à son auteur qu'il vivait lui-même dans le milieu qu'il décrit, et connut un succès comparable à celui de son personnage ; aussi peut-on voir dans ce roman une tentative de dédouanement, voire d'exorcisme.

 

Boule de suif (1880)

Parue à l'origine dans le recueil-manifeste des Soirées de Medan, Boule de suif est l'une des premières nouvelles de Maupassant, qui apparaît d'emblée comme un maître de ce genre si subtil. Dans le huis-clos d'une voiture de poste, différents bourgeois sont amenés par les évènements extérieurs (la guerre) à être secourus par une fille de rien, qu'ils abandonneront sans remords, plus tard, à ses propres difficultés. L'ordure n'est pas là où on croit : sous la parabole sociale se fait jour une écriture de la cruauté, révélant la pose et les dessous sordides d'existences anodines. C'est aux moralistes qu'on pense ici, en savourant l'acidité d'une vision du monde dont c'est peu dire qu'elle est pessimiste.

 

La Maison Tellier, Le Horla, Une Partie de campagne, La Parure

Les années 1880 voient paraître la presque totalité des contes et nouvelles de Maupassant ; la veine fantastique représentée par Le Horla (1887) ne représente qu'une facette de cette énorme production, dont les décors sont le plus souvent normands ou parisiens. L'univers des dimanches champêtres (Une Partie de campagne) constitue peut-être le paysage le plus spécifique à Maupassant, adoucissant en les réunissant le dérisoire des existences urbaines et l'horreur goguenarde des histoires paysannes. Quelquefois lestes, souvent satiriques, les contes et nouvelles mettent en scène un monde à l'économie dévoyée, où la sottise et la méchanceté l'emportent. De la farce au tragique (La Parure réunit les deux genres), cette victoire universelle se décline sur bien des modes, laissant au lecteur l'impression d'un pessimisme moins fondé sur un état présent de la société que sur la nature humaine, qui trouve simplement une forme particulière dans les débuts de la Troisième République.




STENDHAL, Henri Beyle dit (1783 - 1842)

Moderne s'il en est, Stendhal apparaît pourtant au sein de la génération romantique comme un aîné, durablement marqué par la Révolution qui accompagne une adolescence révoltée. La Vie de Henry Brulard nous le montre exalté, rêvant d'une Espagne romanesque ; bientôt engagé dans les armées de Napoléon, c'est en Italie qu'il se rencontre avec lui-même : douceur de vivre, opéra, art de la conversation, franchise passionnée composent la physionomie d'un pays fort différent des mesquineries de son milieu et de sa province natals. La chasse au bonheur, qui se déploie dans ses aventures féminines, et l'introspection analytique à laquelle il se livre depuis 1801 dans son Journal se fondent dans l'égotisme. C'est une forme particulière de recherche de soi, qu'expliciteront les Mémoires d'un touriste et la Vie de Henry Brulard mais qui se joue aussi dans les romans : entre naturel et artifice, l'écriture apparaît comme un moyen de coïncider avec soi-même, de se retrouver dans le masque des moi possibles. Aussi la création est-elle chez Stendhal une expérience de la liberté : il écrit sans plan, très vite, vibrant de l'énergie de personnages étrangement vivants. Sensible aux mille et un mensonges de la vanité, il nourrit de petits faits vrais un réalisme qui s'épanouit dans le détail anecdotique. La vision synthétique cède le plus souvent le pas au point de vue du personnage, à un ici et maintenant qui fonde une écriture de la sensation. L'intelligence, l'esprit ne sont pas de reste : l'auteur n'hésite jamais à manifester sa distance par quelque commentaire ironique. Dans ce jeu entre lucidité et adéquation passionnée, Le Rouge et le noir, La Chartreuse de Parme trouvent un ton unique dans notre littérature, qui est aussi un bonheur de lecture rarement égalé.

 

Le Rouge et le noir (1830)

Julien Sorel : un héros qui tente de se trouver dans le contrôle des événements, et ne rencontre sa singularité que quand tout lui échappe. Le jeu entre hypocrisie et abandon structure un roman d'apprentissage qui ne cesse de questionner la problématique vérité du héros. Adoptant le plus souvent le point de vue de Julien, le récit joue de la singularité d'un personnage recherchant à la fois le bonheur et la grandeur, évoluant dans une société d'absolue mesquinerie. L'ambition, tout en participant de la vanité, est alors une résistance légitime à l'étroitesse d'une existence refusant les bornes. Opposant son désir volatil à l'ordre d'un monde pesant, Julien dont le modèle est Napoléon accomplit une odyssée du singulier, dans un monde où l'épopée n'est plus possible.

 

La Chartreuse de Parme (1839)

Au cœur d'une Italie partagée entre l'aspiration au bonheur et l'ordre mesquin d'une politique rétrécie, Fabrice trouve sa grandeur dans l'insouciance et le mépris des petitesses mondaines. Variant les points de vue (Fabrice, Mosca, la Sanseverina), le roman fut composé en deux mois, dans l'exaltation d'un auteur euphorique ne se privant pas cependant d'ironiser. Aussi le roman, tout d'allégresse et d'invention, joue-t-il alternativement du lyrisme et d'une lucidité que l'on retrouve dans l'idée de faire du Code civil un modèle stylistique. L'écriture y gagne en vitesse, le roman trouve un rythme allègre, une légèreté rêveuse qui n'est pas sans évoquer l'art aérien et presque flou du Corrège, tant goûté par Stendhal : les personnages vivent dans une sorte d'état de grâce, laissant leur disposition native au bonheur s'épanouir dans les situations les plus inconfortables.




Arthur RIMBAUD (1854 - 1891)

" La poésie sera en avant ". Des révoltes et des blasphèmes d'une adolescence en refus, Rimbaud fait feu sur tout ordre morbide, travaillant à lancer son verbe à l'assaut de l'inoui. Dès " Ma Bohème " apparaît l'image d'un bonheur des marges, nourri d'une sensualité qui se fait rythme. Le poète donne libre cours à son ardeur en s'évadant d'une vie familiale étriquée : la Belgique, Londres où s'achève sa liaison mouvementée avec Verlaine, connu à Paris. Les Poésies vibrent d'une révolte qui s'incarne un temps dans la Commune, s'écrit dans la satire, et s'exalte dans l'hymne barbare du " Bateau ivre ". La lettre " du voyant " transforme les comptes à régler du lycéen de Charleville en un programme où la flamboyance du vers participe d'un " dérèglement de tous les sens ", où s'abolit en images l'ordre étroit de la raison et de la réalité. L'écriture de Rimbaud peu à peu se concentre, tente dans la liberté d'une versification bouleversée de " fixer des vertiges ". Une Saison en enfer dressera le bilan d'une expérience qui trouve toute sa mesure avec les poèmes en prose des Illuminations, où le verbe libéré se métamorphose en instrument d'exploration du cosmos et du moi. L'expérience poétique, pressentie par Nerval et Baudelaire comme une voie existentielle, devient chez Rimbaud fulguration seule à même d'éclairer la nuit humaine. La poésie devient alors prométhéenne, l'esthétique se fait moyen de recherche et d'accomplissement de l'être. Au cœur de la vie, l'itinéraire de Rimbaud est mouvement, suite de moments et de reniements. Les poétiques successives engagent la tentative par le verbe d'être au monde ; l'abandon de la poésie, le départ pour l'Arabie témoignent de l'intensité d'une expérience poussée jusqu'au silence.

 

Poésies (1891)

De l'influence hugolienne et parnassienne des débuts aux inventions verbales d'" Age d'or " ou " Eternité ", en passant par l'inspiration érotique, anticléricale et révolutionnaire en laquelle prend corps la révolte, les Poésies composent l'itinéraire d'un renouvellement. Le monde, qui s'exprime dans la synthèse de la sensation et de la pensée, l'être intérieur, dont l'exploration requiert l'alchimie verbale d'une écriture extralucide, sont les axes d'une recherche qui culmine dans l'assouplissement prosodique des " Derniers vers ". L'abandon progressif du discours et du jeu référentiel marque l'engagement existentiel d'un verbe qui ne se contente plus d'accompagner l'expérience mais la dirige.

 

Les Illuminations (1886)

Le passage du vers à la prose marque une étape dans l'exploration poétique de l'être ; brisant la logique réaliste du langage, l'écriture jaillit en fulgurances, rapprochements inouis où se saisit l'imaginaire, seule vérité. Tentant d'approcher l'éblouissement de la vision, les proses des Illuminations travaillent à désorganiser la sensation, réorchestrant les données de l'esprit pour en retrouver la pureté. Aussi y a-t-il ici une part d'iconoclasme, dans le bris de toute imagerie passée ; il s'agit en torturant la langue et son usage littéraire (lyrisme brisé, jeu entre exaltation et négation, images inconnues, incohérence, hermétisme dont le poète garde la " clé ") de parvenir à faire jaillir, sensible, une forme nouvelle de l'être.

 

Une Saison en enfer (1873)

Seul ouvrage publié par Rimbaud, cette autobiographie spirituelle use d'une écriture dense, quelquefois hachée, pour retracer et congédier dans le même temps une immersion dans les mécanismes de la folie. L'exploration du moi touche à son terme dans une désagrégation de la nécessité d'écrire, le poète " rendu au sol " ayant en quelque sorte épuisé l'expérience sacrée du désordre, reléguée au rang de vieillerie poétique. Un certain nombre de textes des Illuminations seront cependant écrits après Une Saison en enfer, qui plus qu'un ultime cri avant le silence apparaît comme le moment d'une épuration esthétique.




Victor HUGO (1802 - 1885)

Du légitimisme à la République qui le célébrera comme un roi, l'itinéraire de Hugo ne cesse de croiser l'histoire, sans cesse interrogée et quelquefois provoquée, d'un siècle agité. Chef de file incontesté du romantisme, il s'essaie d'abord à la poésie, teintant d'exotisme ses Orientales et composant des Ballades échevelées. Mais, tout en amorçant une évolution politique dont témoigne Le Dernier Jour d'un condamné, c'est le théâtre qu'il révolutionne avec Cromwell et sa célèbre préface ; Hernani, puis Ruy Blas consacrent la victoire d'une école qui s'abandonnera à sa logique en éclatant en individualités vite séparées. La liberté absolue de l'art, l'alliance du sublime et du grotesque, le goût de la reconstitution historique fondent en même temps que le romantisme de 1830 l'esthétique personnelle de Hugo. Concevant le poète comme un écho de son siècle, il ne cessera d'interroger un monde marqué par la monstruosité. Entre lyrisme et réalisme, sa voie passe par le roman (Notre-Dame de Paris) et une poésie aux ambitions de totalité, sensible aux harmonies secrètes d'un monde spirituel (Les Feuilles d'automne, 1831, Les Voix intérieures, 1837). Convaincu d'une mission du poète, il se détourne un temps de la littérature, pour passer à la politique. Démocrate et libéral, député en 1848, il s'exile après le coup d'Etat de Napoléon le petit, qu'il ne cessera de brocarder (Les Châtiments). Mais c'est à Jersey, puis à Guernesey qu'il se trouve définitivement, achevant les monuments de La Légende des siècles et des Misérables, et cette " histoire d'une âme " que sont Les Contemplations. Dialogue avec un cosmos infini, jaillissement d'images, l'écriture trouve sa dimension dans une épopée humaine s'accomplissant dans la misère et la rédemption. La parole participe du divin, introduit par la poésie à la vision d'un équilibre cosmique où l'Histoire se transcende dans l'esprit, où les faits se fondent en symboles. Avec l'exil, Hugo s'est fait prophète de la totalité ; de retour à Paris, il publie encore cette trilogie inachevée que constituent L'Homme qui rit et Quatre-vingt-treize, patriarche survivant à lui-même et à tous jusque dans les révélations posthumes que sont Dieu ou La Fin de Satan.

 

Notre-Dame de Paris (1831)

L'Histoire, le monde gothique, apparaissent ici comme le domaine d'élection d'une difformité chère au romantisme. S'incarnant dans différentes figures parmi lesquelles se détache celle de Quasimido, le grotesque fait pièce à la beauté lumineuse d'Esmeralda, point de mire d'un roman qui la voit passer d'une main à une autre. Schématisant les caractères, préférant les effets de fresque au détail de la psychologie, Hugo met en scène une humanité grouillant à l'ombre mystérieuse d'une cathédrale fantasmée, rendue non point à une vérité historique mais à la puissance évocatoire d'une imagination transmutant le pittoresque en symbole, jouant d'un réalisme dramatisé qui fait encore grande impression.

 

Hernani (1830)

Un proscrit, un futur empereur, un vieil oncle convoitent les faveurs de la belle Doña Sol ; l'avènement de Charles-Quint ne brise pas entièrement le cercle des promesses et des passions. L'honneur castillan, sous-titre de la pièce, est un mobile aussi fort que l'amour et donne à ce drame une couleur locale qui n'a rien de purement décoratif. C'est en effet une des problématiques romantiques majeures que de situer ailleurs et dans un passé plus ou moins lointain un monde où l'action et les valeurs correspondent — par opposition au présent marqué par la discordance et l'impureté. Quant à la célèbre bataille, elle opposa les jeunes romantiques conduits par Gautier à un public que devait choquer le mépris affiché des règles classiques, incarné dès lors par l'enjambement " escalier / Dérobé. " Le tumulte fit de la première représentation, en février 1830, le jour symbolique d'une révolution théâtrale qui fut l'un des apports majeurs — et sans doute le plus visible — du romantisme.

 

Ruy Blas (1838)

Répondant en quelque sorte à Hernani en se nouant autour de la décadence d'un empire, ce drame montre un valet accomplissant puis dépassant la vengeance de son maître en devenant l'amant de la reine. Bientôt ministre, il est rattrappé par son passé en un dénouement terrible, où s'exalte un théâtre rendu à sa vocation émotive. Jusque dans le style, voué à l'éclat de la scène, c'est bien ici un art spectaculaire, plutôt que réaliste ; l'écriture dramatique d'Hugo s'y avère tendue vers l'effet (touchant, terrifiant) plutôt que soucieuse de finesse psychologique.

 

Les Châtiments (1853)

Le vers hugolien, avant l'élan spirituel des Contemplations, se fait dans ces satires mordant et acide, non sans une démesure qui va jusqu'à comparer le poète au tonnerre, par exemple. A l'ombre du grand Napoléon, l'auteur du coup d'Etat de décembre apparaît comme un minus paradoxalement doublé d'un tyran absolu, véritable incarnation du mal. Ainsi, cet ouvrage est comique aussi bien dans sa visée que dans la puissance dérisoire de son attaque — le drame d'Hugo fut ici de ne pas trouver d'ennemi à sa mesure.

 

Les Contemplations (1856)

Bâti comme un tombeau à Léopoldine, morte noyée en 1843, ce recueil interroge une absence, figurant l'abîme dans un titre-date muet, qui partage l'itinéraire spirituel entre le passé et un présent marqué par le deuil. La figure du poète, dès lors, peut s'exalter dans la vision qui fait du verbe poétique une émanation du verbe divin. A l'écoute de la " bouche d'ombre ", communiant avec le cosmos, Hugo découvre dans sa parole une voix du monde qui fait du poète un prophète. Devenue religion, la poésie devient moyen sacré de répondre au mystère, à ce silence incarné pathétiquement par la morte.

 

Les Misérables (1862)

Longtemps gardé dans les cartons d'un auteur qui ne l'acheva que plus de quinze ans après l'avoir commencé, ce gigantesque roman tient à la fois du mélodrame (par le nombre étonnant de coïncidences), du feuilleton (par l'agencement régulier de pierres d'attente) et de l'épopée, mêlant lyrisme et réalisme en un réquisitoire social d'une ampleur inégalée. Les métamorphoses et la rédemption de Jean Valjean accusent une injustice destructrice, trouvant son fondement dans une logique sociale sans pitié et sa meilleure expression dans la figure atroce des Thénardier. Les développements d'une intrigue courant sur plusieurs générations (Fantine, puis Cosette), croisant l'histoire du siècle (Waterloo, les journées révolutionnaires), autorisent le romancier à entrer dans des digressions documentaires ou discursives dont la longueur extraordinaire ne dérange aucunement l'économie d'une œuvre à l'architecture monumentale. Hugo, davantage encore qu'il ne l'a fait jusqu'alors, use d'une poétique archétypale, jouant du pittoresque pour mieux saturer de sens ses personnages principaux, qui dès lors valent comme emblèmes de l'humanité.

 

Quatre-vingt-treize (1874)

Le dernier roman de Victor Hugo s'attache une fois de plus à interroger en l'homme la présence d'un mal qui manifestement lui est extérieur : même dans les horreurs de la période révolutionnaire, des trois âmes d'élite qui s'opposent et se déchirent ici, aucune ne saurait incarner le mal, auquel semble échapper le peuple, dépourvu des idéaux des protagonistes mais pourvu d'une sorte d'instinct de bonté qui lui permet d'accéder à la rédemption.

 

La Légende des siècles (1859 - 1877 - 1883)

" Poème de l'homme ", cette vaste épopée fut commencée en 1840 et ne devait s'achever que plus de quarante ans après, un an seulement avant la mort de Hugo. La destinée de l'humanité s'y révèle conquête de la liberté, rédemption progressive, des brumes du passé à un avenir qui se confond quelquefois avec le salut. Fragmenté, monumental cependant, le recueil passe du pur lyrisme au pamphlet, de la poésie sociale à l'épopée : en cette somme se lit toute l'ambition d'un poète de la totalité.




José-Maria de HEREDIA (1842 - 1905)

" Orfévrerie, damasquinerie, cuirs cordouans " : telle est la notice consacrée à cet artisan du verbe par le Petit Bottin des lettres et des arts, en 1886. Né à Cuba, Heredia est éduqué en France, et vient très jeune à la littérature. Sous la houlette de Leconte de Lisle, qui deviendra son ami sans jamais cesser d'être son maître, il publie ses premières tentatives poétiques dans le volume I du Parnasse contemporain (1866). Dans ce recueil où se côtoient des personnalités aussi différentes que Villiers de l'Isle-Adam et Sully Prudhomme, peu de vrais " parnassiens ". Heredia sera l'un des seuls, avec Catulle Mendès, à représenter durablement une école dont Banville donne quelques années plus tard l'art poétique. Inspirés de Gautier (Préface à Mademoiselle de Maupin) et dans une moindre mesure de Baudelaire, les parnassiens entendent rompre avec le romantisme, accusé de favoriser une certaine facilité. Toute de rigueur, leur écriture promeut le travail patient du vers, refuse l'épanchement sentimental. La beauté n'est possible qu'au prix d'un effacement du poète. Cette volonté d'impersonnalité n'est pas sans rapport avec le réalisme qui s'invente alors, mais les parnassiens n'ont que faire du monde moderne, auquel ils préfèrent les beautés plus durables du passé. Les Trophées, publié en 1893 alors que le groupe s'est dissous depuis une quinzaine d'années, apparaît comme le chef d'œuvre tardif de l'école. Trop tardif ? Déjà, Mallarmé a enterré ce mouvement essentiel de la poésie française, pris au piège de ce qu'il voulait réfuter : le temps. Académicien en 1894, Heredia aura la douleur de voir son œuvre échapper à l'immortalité accordée à sa personne.

 

Les Trophées (1893)

Ce recueil rassemble cent dix-huit sonnets, dont un bon nombre a déjà été publié en revue. Différentes sections s'organisent selon un ordre historique et thématique, selon un mouvement que l'on s'est plu à comparer à La Légende des siècles. Mais l'inspiration épique de Victor Hugo est aux antipodes de ces miniatures dont le modèle est moins le chant que le tableau. L'érudition, la beauté sereine d'un vers au rythme net et aux riches jeux sonores participent d'un art où le labeur poétique s'efface dans le poli du vers. La richesse lexicographique et la subtilité prosodique situent la poétique de Heredia dans un espace moderne, loin du classicisme auquel on pourrait être tenté de l'apparenter : car déjà l'idée s'y dissout dans une forme qui se suffit presque à elle-même.




Alphonse DAUDET (1840 - 1897)

Entre autobiographie et roman, Le Petit Chose nous donne à voir l'enfance d'un auteur à jamais marqué par sa Provence natale. Monté à Paris après la ruine de ses parents, Daudet donne d'abord un recueil de vers bien accueilli par la critique, avant de s'orienter vers la prose ; les Lettres de mon moulin lui apportent le succès en imposant l'image d'un " marchand de bonheur ", dont tour à tour il jouera ou tentera de se défaire. Après l'épopée comique de Tartarin (1872), Daudet s'engage pour une douzaine d'années dans le naturalisme, avec des études de mœurs comme Jack, Le Nabab, à la tonalité plus triste. L'Evangéliste est une dénonciation vigoureuse de l'endoctrinement missionnaire, jouant du pathétique pour engager le roman dans le débat d'idées contemporain. Mais, rétif à tout enrôlement, Daudet revient à l'inspiration provençale qui fait son originalité. Dès Numa Roumestan, l'étude de " Mœurs parisiennes " s'est colorée de scènes et de parfums, d'une mythomanie surtout qui s'épanouira dans la reprise en 1885 du cycle tarasconnais. Tartarin sur les Alpes tient au naturalisme par la peinture violente du tourisme suisse, mais dépasse toute doctrine par une fantaisie en laquelle Daudet reconnaît son caractère et qui fait le vrai sel de ses romans. Sa singularité tient sans doute à ce mélange d'un tempérament et d'une visée esthétique : le réalisme de Daudet, quand il n'est pas misérabiliste, est franchement cocasse, quand bien même ses romans tournent quelquefois au drame (L'Immortel, 1888). Aussi, par delà la variété des sujets, sera-t-on sensible à la persistance d'un ton, d'une façon alerte et déliée de mener le récit, qui maintient jusque dans les situations les plus graves une ironie aisément reconnaissable.

 

Lettres de mon moulin (1869)

Devenus un classique de la littérature enfantine, ces contes mettent en scène sur fond provençal une série de figures légendaires ou contemporaines. La sympathie manifeste qui unit l'auteur aux personnages — aux faibles et aux déshérités en particulier — n'empêche pas une remarquable légèreté dans le traitement des caractères, à peine esquissés et cependant pleins de saveur. La verve du conteur laisse toujours sa place à une ironie en demi-teinte, qui fait de la naïveté des histoires un bonheur de lecture.




Stéphane MALLARME (1842 - 1898)

Grise fut sa vie, toute de silence et d'effacement : dans l'obscurité d'une carrière de professeur, la charge précoce d'une famille, on décèle chez Mallarmé une volonté de perdition. On l'imagine face à son écritoire, reprenant sous la lampe son labeur solitaire ; prophète cependant, qui au soir de sa vie pouvait voir en son salon bourgeois quelques disciples recueillir les rares oracles d'un maître admiré. Tel Flaubert, il lutta contre une nature loquace, condensa sa parole et la fit impersonnelle ; il rêva aussi d'un livre parfait, auquel nous introduisent peut-être les fragments posthumes d'Igitur et l'éclatement typographique du Coup de dés. Mais ses Poésies s'éparpillent en bribes, les morceaux de circonstances ne cessent de retarder le grand œuvre. Cultivant paradoxalement une vision sacrée de la poésie et la conscience aiguë du travail nécessaire au polissement du vers, Mallarmé disloque la syntaxe, sertit chaque mot dans une construction le coupant de tout référent. Hermétique, son vers qui longtemps reste fidèle à la métrique traditionnelle rayonne ainsi en images concentriques. L'architecture, l'art du détour éludent la nomination pour jouer habilement d'une suggestion qui laisse chaque poème se tisser d'absence, n'être plus que langage. La parole dès lors atteint l'essentiel, cette pureté dont le poète voudrait qu'elle se rapproche de l'idée pure, débarrassée de toute factualité. Rêveur d'un verbe absolu, Mallarmé réalise dans son échec même une fondamentale révolution de l'écriture poétique, visant dorénavant au corps à corps avec la langue : il fait de l'aventure du dire le corps même de son œuvre, des arcanes du verbe l'horizon du poème.

 

Poésies (1899)

Peu de temps avant sa mort, Mallarmé réunit l'ensemble de ses poèmes dans ce recueil qui parut à titre posthume. Souvent remaniés, ils s'organisent cependant de sorte que l'on perçoive le mouvement de l'œuvre, de l'inspiration baudelairienne des débuts à la densité toute mallarméenne de la fin. " Hérodiade " et " L'Après-midi d'un faune " constituent deux étapes vers un artisanat du vers qui en centrant la poésie sur le langage laisse affleurer le néant. L'apprentissage d'une lecture nouvelle se révèle alors nécessaire, oubliant l'habituelle linéarité pour jouir, dans le ralentissement d'une compréhension difficile, de la matière même du langage.




Benjamin CONSTANT (1767 - 1830)

Homme aux multiples visages, Constant est à la fois le joueur endetté aux amours tumultueuses, l'un des créateurs de l'idéologie libérale, le philosophe passionné par le fait religieux et le romancier singulier, auteur de Cécile (1810, pub. 1951) et d'Adolphe (1816). Orphelin de mère, il est confié à divers précepteurs par son père, officier au service de la Hollande. Un début de vie marqué par l'errance, propice à la découverte du monde et des femmes. Le Cahier rouge (1811, pub. 1907) relate les expériences de ces vingt premières années. En 1787, il fait la connaissance d'Isabelle van Tuyll van Seerooskerken, bientôt Mme de Charrière. De vingt-sept ans son cadet, il ne cessera de converser et de correspondre avec elle jusqu'à la rupture définitive en 1794 ; cette passion platonique semble confirmer la discrimination que Constant établit, dans son œuvre littéraire comme dans sa vie, entre l'amour de l'esprit et celui du corps. C'est en 1794 qu'il rencontre Mme de Staël, déjà célèbre pour son esprit et ses puissantes relations. Sa liaison avec elle lui permet dans un premier temps de réaliser la carrière politique dont il a l'ambition depuis longtemps. Ayant acquis la nationalité française en 1798, il achète des propriétés en France, devient secrétaire du Club de Salm, est nommé membre du Tribunat... et s'attire la colère de Bonaparte. Suit une sombre période d'inactivité, pendant laquelle il rédige les premiers cahiers de son journal intime. Il suit Mme de Staël en exil à Coppet, et voyage avec elle en Allemagne. Il y rencontre Wieland, Goethe et Schiller, dont il publiera en 1809 une traduction en vers de la tragédie Wallenstein, précédée des Réflexions sur le théâtre allemand, texte essentiel dans l'histoire du romantisme. Les années 1806 à 1809 se révèlent aussi pauvres en matière politique que riches en conquêtes amoureuses. La multiplicité et la complexité de sa vie sentimentale (il épouse secrètement Charlotte de Hardenberg et n'osera jamais l'avouer à Mme de Staël) lui inspirent Cécile, qu'il renoncera à publier de son vivant, et Adolphe, qu'il compose en 1806 et donne en 1816 — c'est-à-dire un an avant la mort de Mme de Staël. Chef du parti libéral sous la Restauration, rendu populaire par ses pamphlets, il mourra lui-même à l'aube de la Révolution de Juillet, sans avoir pu achever la grande étude sur la religion qui occupe ses dernières années.

 

Adolphe (1816)

Ce roman largement autobiographique, écrit à la première personne, met en scène le sentiment ambigu d'un amant sans amour. Mal du siècle, que cette incapacité de l'individu à rentrer réellement dans le jeu du monde ; Adolphe est un cousin de René et de l'Oberman de Senancour. Le récit suit les méandres d'un esprit indécis, pris entre son désir de générosité et une froideur qui finit toujours par l'emporter, jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Dans cette écriture rapide et dépouillée se réalise le type du roman d'analyse psychologique, magnifié par l'étrange alliance de confession et de distance permise par la personnalité du narrateur.




Jules-Amédée BARBEY D'AUREVILLY (1808 - 1889)

Son traité Du Dandysme ressemble à un autoportrait ; comme Baudelaire, Barbey cultive la différence comme un art, se distingue par des allures mérovingiennes, érigeant sa personne en ultime chef-d'œuvre. Infidèle à Brummel, il écrit cependant ; mais en littérature comme dans la vie il reste un franc-tireur. Hautain, indépendant, il poursuit de sa haine un monde embourgeoisé auquel il oppose la noblesse de l'époque révolutionnaire où s'illustre la chouannerie. Converti en 1841, légitimiste, il poursuit en parallèle une carrière de polémiste dans les journaux monarchistes et une œuvre romanesque dont L'Ensorcelée est peut-être la meilleure illustration. Les superstitions d'un monde qui n'a pas encore connu le désenchantement, l'aristocratique vaillance des chouans, font de son univers romanesque le lieu de la grandeur et de l'intensité des passions. Violents, extrêmes, ses récits se tissent d'une écriture toute de tension, précise et expressive. A la lisière du fantastique, ils jouent avec l'horreur, et dépassent ainsi toute idéologie : aussi Barbey traîne-t-il un parfum de scandale dans les salons où l'on lit la Revue des Deux Mondes. Le Diable et le bon Dieu : la fascination de ce catholique pour le mal trouve son expression la plus intense dans le cadre resserré de la nouvelle, avec ces Diaboliques réunies sur le tard, qui contribuèrent largement au renouveau du récit court dans les années 1870. Sous prétexte de moralisme, elles explorent les turpitudes d'un univers sans issue, où nulle loi ne s'exerce que celles du crime et des passions. Barbey trouve dans un certain sadisme le contrepoint nécessaire de ses obédiences religieuses, dans la mise en scène d'individualités irréductibles la possibilité de sauver sa propre personnalité de toute fusion grégaire. Solitaire jusque dans ses croyances, cultivant le passé dans le présent, le Connétable trouve dans l'admirable beauté du mal une paradoxale modernité, que reconnaîtront Bloy et Bernanos.

 

Les Diaboliques (1874)

Ces nouvelles composées entre 1850 et 1874 jouent de la catholique croyance au Diable pour mettre en scène un univers de perversions secrètes et de crimes impunis, où la femme, animée de passions irrépressibles, incarne une fatalité du mal qui touche jusqu'à l'innocence la plus tendre. Audacieux dans ses thèmes, le recueil manifeste surtout une maîtrise stupéfiante des techniques narratives, laissant planer l'incertitude et jouant des points de vue pour associer lecteur et narrateur dans une trouble fascination, où la séduction et l'horreur s'entremêlent. Le mal reste ici spectacle, mais contamine un récit tendu entre objectivité et complicité.

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Commentaires

  • Bonjour Monsieur,

    Je trouve votre idée de réunir les écrivains et poètes ( photos et biographies ) du 19 ème , sous la même page, très pertinente !

    Belle fin de journée à vous et cordialement, Nicole V.Duvivier  

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