Victor Hugo écrivit "Ruy Blas" en 1838 pour dénoncer l’emprise des nantis sur les biens d’État, et en fit un spectacle intense de théâtre engagé qui condamne la corruption de la classe dominante. En même temps, Victor Hugo rompait avec toute la tradition du classicisme, jetant aux orties les notions d’unité de temps, d’espace, et de lieu et jetant sur les planches toute la dynamique flamboyante du romanesque. La mise en scène de Frédéric Dussenne rétablit ces mêmes notions d’unité, de temps d’espace et de lieu, empêchant toute évasion hors de son terrible huis-clos.
"Ô Ministres Intègres" de Frédéric Dussenne est un élixir puissant et étourdissant qui se révèle être une psalmodie brutale et rude de l’indignation que l’on peut sentir monter du monde à chaque siècle, au sein des classes défavorisées. Le romanesque n’a plus lieu. Supprimée la cour d’Espagne et ses fastes, pas le moindre ruban ou costume d’époque, aucune trace de la comédie hugolienne, même le découpage dramaturgique en 5 actes s’est évanoui. Réduction pour quatre personnages: Don Salluste, Ruy Blas, Don César, La Reine.
Le public est assis sur des chaises pliantes au milieu de l’arène où tournent inlassablement les quatre personnages survivants du Ruy Blas de Victor Hugo et leurs flots de paroles envenimées. La scansion classique et l’alexandrin se mêle au Rap moderne… L’effet est saisissant. Le plaisir d’écoute est un peu éborgné vu la vitesse du débit incessant. Les personnages marchent en rondes énervées parmi des spectateurs inquiets. La parole déferle, comme si elle avait été longtemps bridée. Il manque sans doute des respirations, des pauses, de la comédie. Où que l’on porte les yeux, le regard bute sur l’emprisonnement des murs austères de brique nue, sans la moindre fenêtre sur le ciel. C’est l’unique décor.
Mais ce tribunal ambulant jette une lumière aveuglante sur la bassesse de la vengeance personnelle de Don Salluste, un « grand » disgracié par la Reine. Il est manipulateur, faussement cordial et fait preuve d’égoïsme totalement malfaisant. Par contraste, le personnage de Ruy Blas (Saïd Jaafari) est émouvant. Lui, le consolateur bohême, amoureux de la reine et de ses bontés pour le menu peuple; complice malgré lui de ce Don Salluste (Jérémie Siska), qui est passé maître en corruption et le symbole parfait de l’ignominie d’une classe dominante dénuée de scrupules. Ruy Blas est le symbole des sentiments purs et du désir égalitaire. « Oui je le sais, la faim est une porte basse / Et par nécessité lorsqu’il faut qu’il y passe, / Le plus grand est celui qui se courbe le plus. » soupire Don César, (Juan Martinez) qui refuse d’aider Don Salluste dans son complot destructeur contre la Reine.
Lorsque la Reine (Louise Manteau), victime, en jeans et en chemise comme les autres, apparaît dans le tableau tourbillonnant, on croirait qu’elle vient de déguster une quiche salade de l’autre côté de la paroi invisible qui sépare le théâtre, de la vie. Ses paroles immatérielles jaillissent aussi de son regard bleu et fixe parfois, comme une eau qui désespérément cherche à se frayer un chemin loin de la méchanceté, vers la lumière. Elle n’est pas coiffée et ne porte aucun maquillage. Elle superpose le théâtre et la vie sans la moindre retouche. Et le quatuor de tournoyer comme une montre ancienne que l’on remonte à vide. Reste le goût persistant du fiel de la colère du monde en trois approches complémentaires: le drame (Don Salluste), la comédie (Don César) et la tragédie (Ruy Blas). Trois modes de réflexion: l’action, l’humain et le philosophique. Et une femme, victime d’un ignoble chantage. La vie?
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Commentaires
Ô Ministres Intègres de Frédéric Dussenne. Création Le Koltès de La Nuit juste avant les Forêts, le Brecht de Baal, le Claudel de l'Echange, le Musset de Lorenzaccio et le Hugo de Cromwell n'ont pas trente ans. Monter le répertoire, c'est donner la parole à la jeunesse du monde. Celle qui, comme le dit Edward Bond, "veut d'abord savoir pourquoi l'univers n'est pas juste." Hugo ne nous parle pas de l'Espagne du 17ème siècle. Il utilise l'Histoire comme un masque pour parler de la France de son temps. Ruy Blas, c'est le peuple indigné qui se lève pour dénoncer la corruption d'une oligarchie acapareuse des biens de l'Etat. Bon appétit, messieurs ! - Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure, l'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure! Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts que remplir votre poche et vous enfuir après ! Quoi de neuf ? Victor Hugo. Frédéric, c'est pas moins de 80 spectacles mis en scène depuis 1986. Mais au travers de cela, c'est surtout et avant tout un engagement : dans le texte, dans les corps, dans les thématiques, dans le théâtre et donc dans la vie. Tout comme Ruy Blas, il est de ceux qui ne renoncent pas facilement à leurs idéaux. Quoi de mieux qu'un metteur en scène engagé pour parler d'un sujet qui reste on ne peut plus d'actualité ? Avec : Saïd Jaafari, Louise Manteau, Juan Martinez et Jérémie Siska / D'après Ruy Blas de Victor Hugo / Adaptation, scénographie et mise en scène : Frédéric Dussenne / Lumière : Renaud Ceulemans / Costumes : Lionel Lesire / Production : Théâtre de la Vie / Coproduction : L'acteur et l'écrit
Jamais la compagnie de Frédéric Dussenne n’a aussi bien porté son nom. L’Acteur et l’Ecrit claque comme un étendard fièrement affiché en introduction à sa création « Ô ministres intègres ». Quatre jeunes acteurs et le texte magnifique de Victor Hugo : le metteur en scène n’a besoin de rien d’autre pour nous envouter avec cette adaptation de Ruy Blas. Aucun décor, ni costume, ni accessoire, c’est du théâtre à mains nues, à l’essentiel, qui nous enveloppe au plus près tandis que les comédiens frôlent les spectateurs et s’interpellent au-dessus de nos têtes.
Mélange de tragédie, romance et critique sociale, Ruy Blas a inspiré La Folie des Grandeurs dans un registre comique, mais touche ici une corde plus profonde qui résonne avec notre époque. Don Salluste tombe en défaveur dans l’Espagne du 17e siècle. Pour se venger, il fait passer son valet, Ruy Blas, pour un noble, afin de compromettre la Reine. Sous le masque de Don César, Ruy Blas dénonce les injustices des grands mais le perfide Salluste manœuvre dans l’ombre. La morale et l’honneur sont portés par l’homme de peu au moment où les nobles puisent dans la caisse sans vergogne et que le pays s’effondre. On pense évidemment à la situation actuelle de l’Europe du Sud où certains placent leurs fonds dans les paradis fiscaux et l’Etat brade son patrimoine alors que le peuple trinque.
Fougueux, les comédiens vivifient une langue ciselée avec une présence farouche. Jérémie Siska compose un Don Salluste machiavélique, haïssable de façon étincelante. Face à lui, Said Jaafari a la fragilité de ceux qui parlent avec le cœur en Ruy Blas écorché. Irrésistible bandit scrupuleux, Juan Martinez glisse un peu de légèreté, tandis que Louise Manteau joue la Reine d’Espagne, amoureuse et candide. Sobre mais vive, la pièce dénonce l’immoralité qui n’a jamais cessé de gangrener les puissants. Comme disait Coluche, « ce sera toujours les salauds qui nous bouff'ront l'caviar sur l'dos. »
CATHERINE MAKEREEL
(édition du 18 septembre 2013)