Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir. Quelle joie, quel privilège pour moi d'être parmi vous ce soir, vous membres du Club Richelieu de Charleroi. Merci à chacune et à chacun de vous, qui me faites l'honneur de m'accueillir afin de pouvoir partager ensemble pendant quelques heures, l'amour de la poésie. Surtout quand elle est chantée dans la langue de Molière, celle que parlaient mes deux grands-pères, l'un venu de France, l'autre de Belgique. Cette langue si belle dont j'aime cueillir les mots dans son luxuriant jardin pour les faire vibrer au bout de ma plume afin qu'ils illuminent ma littérature qui parle si souvent de cette Afrique lointaine où je suis née comme mes deux grands-mères filles des deux rives congolaises bordées par les flots majestueux du fleuve Congo. Une grand-mère du Kasaï (Ex Congo-Belge) et l'autre de la Likouala (Congo Brazzaville). Tout un métissage et à travers celui-ci toute une histoire pleine de méandres que j'ai tenu à transcrire par le biais de l'écriture qui défie le temps et l'espace qui nous entoure.
La mémoire par l'écriture... Une soif insatiable qui a commencée depuis l'âge de mes treize ans, période à laquelle j'ai ressenti le besoin intime de tout consigner des petits événements qui ponctuaient mes journées d'adolescente. Un élan qui a pris sans doute son exemple sur ce journal si célèbre d'Anne Franck qui parlait avec ses mots d'enfant du drame dont elle fut un témoin anonyme de l'histoire. Un journal intime que j'ai tenu avec assiduité au jour le jour et que j'ai gardé secret des années par peur de paraître aux yeux des autres trop romantique, un tantinet candide... Mais ne l'est-on pas quand nous sommes à cet âge si sensible entre le monde enchanteur de l'enfance qui s'enfuit et celui de l'adulte qui approche comme des rives inconnues et nous effraie, même si, nous rêvons tous un jour d'avoir 20 ans.
Je pensais qu'au fil du temps je finirai par abandonner cette écriture et avec elle cette confidente toute faite de papier qui ne répondait jamais à toutes mes interrogations sur les transformations de mon métabolisme. Sur la perte de cette grand-mère kasaïenne qui s'en était allée sans adieu et sans terminer toutes ces histoires mystérieuses qu'elle me racontait, assises autour d'un beau feu de bois quand les nuits sont fraîches, au cœur de la saison sèche, qui déployait ses voiles durant ces belles semaines de vacances passées dans l'aura de sa tendresse.
J'aurai sans doute mis tout cela au feu, si je n'avais pas eu la peur au ventre quand à l'ère de l'indépendance de ces deux rives congolaises où se déroulait ma vie , je n'avais pas assisté à des événements d'une violence extrême, à des changements inattendus, qui allaient bouleverser toutes les donnes d'une existence structurée et imprégnée non seulement des parfums du bonheur, mais aussi des fragrances de deux cultures qui se heurtaient, se déchiraient, se haïssaient sous mes yeux, alors que j'étais le fruit vivant de ces deux entités ! Je ne savais plus qui j'étais.
Je ne savais pas où me porteraient ces nouveaux courants surgis comme une lame de fond dans une mère étale.
J'ai continué à transcrire, c'était salvateur pour mon équilibre, pour ma mémoire qui craignait de ne plus trouver dans le futur des traces de ce que j'avais vécu en si peu de temps. J'ai commencé à prendre conscience de ce manque de mémoire écrite. Je ne trouvais aucune empreinte des filles et des fils portés par la matrice chaude et féconde de cette terre qui m'avait vu naître et grandir, où si peu de l'histoire de mes parents nés de deux colons et de deux colonisées. J'entendais de moins en moins parler de ce chemin épineux qu'avaient parcouru mes aïeules auprès des hommes blancs que les dictats d'antan leurs interdisaient d'aimer et surtout de porter le nom.
Même le verbe de ce Kasaï que m'avait appris à aimer ma grand-mère se diluait dans le brouillard de l'oubli tout comme l'histoire dramatique de mes parents métis placés par ordonnance coloniale dans des orphelinats loin de leur mère respective. J'avais entendu parler de leur frustration, de leur souffrance mais tout cela continuait à être transmis par la parole qui perd non seulement de sa force au fil du temps, mais aussi de sa véracité. Alors je continuais à écrire et cette écriture a pris elle aussi de la maturité, comme moi, façonnée elle aussi par l'existence qui transforme l'humain, les choses, l'histoire.
Le cycle de la vie !
Comme l'histoire de l'humanité la mienne a subit, elle aussi, bien des mutations, des combats, des victoires, des défaites, des petites joies, des grandes douleurs, des drames en ayant toujours en filigrane l'histoire de ces deux pays dont le chant immuable du Congo demeure le credo... mon credo ! Je ne puis oublier même aujourd'hui, qu'autrefois je connaissais l'histoire, la géographie, sans omettre les saisons de cette France abstraite mais que de mon milieu in situ, je ne connaissais rien sinon ces bribes décousues que j'avais glanées ça et là pour essayer de parfaire un être né d'un quadruple métissage. Il me semblait qu'il me manquait une autre partie de mon être qui peaufinerait mon tout !
J'enviais aux occidentaux, à cette France dont le verbe, ce patrimoine précieux, qu'ils léguaient depuis la nuit des temps à la postérité, la mémoire écrite, celle qui permet d'avancer, celle qui s'archive, se classe, celle que l'on range pour éviter l'oubli, celle pour qui les hommes lèvent des monuments, des bibliothèques magistrales et nomment des gardiens intemporels, celle qui nous permet de s'améliorer en corrigeant ses erreurs. Sans la mémoire par l'écriture qui fait encore défaut à nos traditions africaines et qui restent dans la fragilité de la transmission orale qui finit par s'effilocher comme des écheveaux de nuages dans l'immensité du firmament, nous léguons peu de notre patrimoine historique, peu de nos us et coutumes aux générations futures.
Je me suis mise à aimer ces poètes d'ébène, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire qui eux aussi, jonglaient avec ce verbe francophone pour exprimer leur négritude. Ils en seront d'ailleurs les pères. J'ai cherché dans toutes les bibliothèques où naissait la source cristalline du grand fleuve Congo et j'ai commencé à rêver d'appliquer un jour cette célèbre phrase de Napoléon Bonaparte, je cite :
« Nous ne pouvons quitter cette terre sans laisser à nos enfants une trace de notre passage ».
Fin de citation.
Dès que j'ai donné la vie, j'ai voulu que mes enfants sachent d'où nous venions pour qu'ils avancent, riches de ces alluvions multiples hérités du métissage qui est en ces temps ce que sera demain. Car nous sommes tous métis par la culture. Les voyages, les mentalités moins étriquées ne posent plus un regard méprisant ou un jugement sectaire sur les sangs-mêlés. Là ne s'arrête pas ma démarche, mon besoin d'écriture est mû par un besoin intime comme Georges Simenon qui disais, je cite :
« J'écris par ce que j'ai dès mon enfance éprouvé le besoin de m'exprimer et que je ressens un malaise quand je ne le fais pas ».
Fin de citation.
Je pense que j'ai besoin d'écrire, comme un musicien a besoin de composer de la musique, un sculpteur de faire naître des formes dans les matières qui lui sont propres, un peintre de faire naître sur la toile ce que caresse son regard ou ce que lui offre son imagination.
Mon vécu est loin d'être un long fleuve tranquille... il est riche de rires, de larmes. Il est celui d'une femme d'origine africaine, qui a osé briser des tabous, qui a levé un coin de voile sur sa vie avec un zeste de pudeur et qui a choisi d'occulter des pages d'histoire même les plus sombres des deux Congo en transcrivant sans jamais tricher une vie qui a toujours comme toile de fond cette terre congolaise où je suis née. Ce vécu partagé entre l'histoire de mondes diamétralement opposés, l'Europe et l'Afrique Noire.
Je tiens aussi à continuer ce devoir de mémoire au nom de tous les êtres précieux qui m'ont été arrachés avec une violence extrême. J'ai le sentiment de les faire « vivre » dans tous mes ouvrages, de les immortaliser sans les déifier. L'écriture est pour moi un puissant exutoire contre l'adversité ! Une façon de transcender la mort. Mais elle est aussi pour moi, le ravissement d'un souvenir.
Depuis que j'ai mis mes écrits en pleine lumière en les faisant éditer, j'ai éclairé des zones d'ombre, j'ai surtout pris conscience que sans le vouloir j'ai rendu service à la postérité grâce à ce travail de mémoire. Tant de jeunes gens, de femmes et d'hommes de mon âge ayant vécu au Congo me disent :
« Émilie vous avez écrit, mon histoire, vous avez écrit notre histoire ».
De nombreux témoignages de lectrices et lecteurs d'ici ou d'ailleurs et surtout issus de la communauté de métis, autrefois appelés « mulâtres » voire « évolués », sont heureux de retrouver les empreintes de leur passé, surtout celle de leurs parents à travers mes ouvrages.
Ces nombreuses réactions me donnent des ailes et je continue et continuerai fidèlement ce travail, que sans prétention, je qualifie aujourd'hui de :
« Mémoire par l'écriture ».
Comme le dit Philippe Claudel :
« L'écriture est à la fois une façon d'être dans l'humanité et au plus près de l'humain ».
Fin de citation.
Je pense aujourd'hui vivre en symbiose avec mon métissage et avoir trouvé une petite place dans cette humanité et au plus près du genre humain.
Avant de terminer cet exposé, je tiens à vous dire que dans les villages les plus reculés du Congo, dès qu'un enfant a quitté le sein maternel, la première langue qu'il apprend est le français. Le Congo Kinshasa est aujourd'hui le deuxième pays francophone du monde avec ses 55 millions d'habitants. Il ne faut pas oublier l'autre Congo : le Congo Brazzaville qui depuis toujours porte la langue française comme une précieuse oriflamme.
Vive la langue française, vive la langue de Molière celle qui a bercé et bercera toujours ma vie : Elle est ma langue, elle est mon chant, elle est mon rêve !
Je vous remercie de toute votre attention. Une bonne soirée à toutes et à tous.
Émilie-Flore Faignond
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