Sur la vie de Max Elskamp
Sur sa vie et sur son œuvre
Sur la vie de Max Elskamp
Anvers, où Max Elskamp est né en 1862, exerça une influence sur le mode de penser du poète, mais fort peu sur la direction de sa vie. Son évolution se fit constemment dans « le réceptacle universel » des scolastiques. Au milieu, il emprunta le vêtement et le décor de la vie. Plus tard, pour ses chants, il se forgea une ville idéale. Ce fut un port flamand du Moyen Age. Et souvent, il reconstruit son bourg hors des temps bornés, au seuil de l’éternité.
Toutefois, dans sa jeunesse, il put connaître Anvers sous son manteau ancien, avant la prospérité allemande de la ville ; -avant la destruction systématique de tous les vestiges de la grosse noblesse, du quartier des marchands, descendants de pirates, ou peu s’en faut ;- avant l’anéantissement de la poésie des rues et, surtout, de la grandeur sauvage du fleuve. Or, c’est toujours, malgré les désastres et malgré la bassesse du milieu, c’est toujours cette cité gothique qu’il voit, et que son imagination veut vénérer seule. Et s’il continua longtemps de l’aimer, c’est qu’il usa religieusement les huit premières années de son enfance dans un quartier qui, par une étrantge fortune, est demeuré intact dans sa mélancolique beauté. Ses rues grises, et l’église Saint-Paul qui les commande sans emphase, maternellement, ont déposé dansl’âme de Max Elskamp le besoin de recueillement, de sincérité avec soi-même, et le dégoût de tout artifice.
Là, il ne perdit pas l’obscure prescience qui est en nous des dimensions du temps et de l’humilité de l’homme. L’atmosphère des maisons et des églises agit sur l’esprit de ce solitaire, non pas les mœurs et les coutumes des hommes.
L’église Saint-Paul est enclavée dans de petites maisons, à quelques centaines de pas d’une grande artère de la ville. Cependant, on n’y voit que rarement un « camion, longue terrasse presque à ras du sol sur quatre roues, celles de devant grandes comme des plats, celles de derrière comme des meules » (Edm. De Bruyn, « Eloge de la Ville d’Anvers » (L’Occident, Mars et Avril 1908) ; et, au moment où la circulation est le plus intense, il ne s’y rencontre pas un demi cent de commis et de marins à la fois. Des rues étroites, bordées de maisons à deux ou trois étages, conduisent de cette voie à l’église Saint-Paul et au marché qui l’avoisine.
Ici, la solitude est plus accentuée : souvent, pendant de longues minutes, les rues sont désertes. Silencieuse, chaque maison clôt ses rideaux. Les portes ne semblent pas, ainsi que dans les grandes villes, s’ouvrir sur un poumon de vie, et être une cellule vivante de la rue. Au contraire, toutes sont fermées. Aussi bien, les façades de ce quartier sont pareilles aux murs borgnes. Un mince ruban de cile roux et gris, à peine bleu au printemps, découpe les pignons, se tend sur le marché désert et sur le puits profond des cours. Elskamp chante les icones qui, aux façades, dans des niches, rappelent en notre mémoire le culte d’Anvers pour Madame Marie.
Si une porte s’ouvre sur un vestibule noir, on découvre un lumignon couvant aux pieds d’une Vierge, et, souvent, un antique escalier sculpté dans du cœur de châne. Une modeste maison offre des bas-reliefs taillés dans la pierre de ses murs, ou une porte d’un style grave, et admirablement ordonnée. La plus majestueuse porte du voisinage défend le préau de l’église. Jusqu’à midi, un de ses lourds vantaux est ouvert. Une onscurité de crypte et une atmosphère glacée règnent au delà. Au fond du préau on cherche dans l’ombre la porte du bas-côté de l’église<.
Un Calvaire est à droite de l’édifice, en plein aire, entouré de hauts murs, caché aux caresses, presque impossibles du reste, du soleil. C’est une rangée de groupes sculptés, s’alignant sur un tertre couronné de la scène du Crucifiement. Dans une grotte : le Saint Sépulcre composé d’après celui de Jérusalem. Les sculptures sont médiocres, les draperies romantiques, taillées en coup de vent, de meême que les traits des figures. Ces statures sauvages impressionnent comme des prophéties de malheur. Les personnages sacrés sont tordus comme des flammes de l’enfer. Un esprit d’enfant se remplit d’angoisse en contemplant le noir sépulcre, où est couchée une hâve anatomie du Christ.
La nef de l’église est moins lugubrement décorée. Il y a là des tableaux peints par Van Dyck, Jordaens et par les élèves de Rubens, qui firent hurler la couleur parmi des ocres et des ombres calcinées. De Rubens, l’église possède une « Flagellation » célèbre. Les stalles de bois sombre et les confessionnaux lambrissent les murailles. De l’orgue excellent les chants mystiques descendent sur vingt ou trente dévots qui, les six matins de la semaine, assistent à la messe.
En sortant de l’église, la balanche clarté éblouit. Sur le seuil d’une porte, quelques bambins jouent ; mais Elskamp est élevé en « enfant de riches », et malgré ses désirs, il ne communiera jamais avec eux, dont, au surplus, il ignore la langue.
Quel est l’horizon de cet enfant, dans ce quartier silencieux, le quartier saint-Paul qui est d’abord toute sa ville ? La fenêtre, si attrayante pour d’autres enfants, ne le captivera que plus tard, quand elle pourra lui découvrir des visages secrets du monde. Il est chétif, et même efféminé ; son iimagination seule l’aliemente.
Il fait le rêve de sa ville en croyant la voir.
Les âmes sont bonnes, les coutumes fort simples. Le cœur est le maître de la vie. De lui, de cet enfant, on n’attend sans doute que de la bonté. Et il s’apprête à aimer les hommes ! Le mystère aussi occupe une large place dans la vie des hommes ; l’église est le centre où convergent toutes les pensées de la journée ; les images saintes, les ex-voto et l’encens font rayonner de la paix et du bonheur. Il aura donc pendant toute sa vie le respect et l’amour des décors du catholicisme. Il aimera les dogmes, sans en rien admettre, sans être séduit par les croyances du catholique.
Bien qu’il n’ait pu prévoir vers quelle conclusion il marchait, il eut dès l’enfance le dégoût de l’action, et la passion des délectations intérieures. C’est un esprit qui semble immobile, parce qu’il creuse surtout dans un seul sens, et que la pierre attaquée demeure dure. Sébastien Van Strock, le hollandais conçu par l’esprit anglo-saxon de Walter Pater, me fit maintes fois songer à Elskamp. Il y a en lui, à la fois, de l’indifférence pour l’objet, et de la prodigieuse curiosité pour son sens caché et authentique. Collectionneur, il a toujours considéré les objets comme des signes.
De juin à octobre, chaque année, l’enfant vit de soleil et de parfums. Il quitte les rues étroites et les salles sombres pour aller chez ses grands-parents maternels, à Ecaussines d’Enghien, en pays wallon.
Son grand-p ère maternel, Adolphe Cousin, septième fils d’une nombreuse famille, -dont l’un des membres accompagna Considérant au Texas, vers 1852, -se maria avec une veuve d’un maître de carrières aux Ecaussines. Adolphe Cousin, qui fut artiste à Paris, n’abandonna jamais le dessin, qu’oiqu’il dût constamment s’occuper du sort de la carrière. C’était un artiste à l’âme exquise.
On pressent tout ce que l’âme du poète doit à Adolphe Cousin. C’est lui qui encouragea le père de Max Elskamp, lorsque ce fils de négociant, rompant les liens, osa faire quelques pas dans sa courte carrière de peintre>. Remarquons que voici un artiste dans chacune des deux branches ascendantes de la famille du poète. Louis Elskamp fut élève de De Winter, qui était son ami, comme le fut Henri Leys. Il voyagea avec lui sur les côtes de Bretagne et de Normandie, puis sur les côtes anglaises. C’est au cours de ces pérégrinations qu’il rencontra Adolphe Cousin, et un peu plus tard sa fille, la mère de Max Elskamp. Le mariage eut lieu dix ans après cette rencontre, en 1861.
Le poète doit son éducation artistique à son père, qui fut un homme admirable. Il consacrait ses loisirs du dimanche, -dès cet instant jour de fête pour Elskamp, - à montrer les œuvres des musées à son enfant. Il lui faisait surtout aimer les primitifs ; les vers de Max Eslkamp reflètent cette admiration précoce. Jusque dans les derniers jours de sa vie, Louis Elskamp fut extraordinairement averti des choses qui touchent à la peinture et aux autres arts plastiques. Le père et le fils s’admiraient réciproquement, et leurs rapports étaient ceux d’une amitié très élevée et rare.
La mère du poète, douce et artiste comme Adolphe Cousin, eut autant d’influence sur lui que Louis Elskamp. Elle vint verser une nouvelle sève de mysticisme dans l’âme septentrionale des Elskamp. Elle la rendit plus légère, sans lui enlever de sa profondeur. Au contraire, le poète nous apparaît comme la fleur suprême de ce conflit des races, où deux mysticismes viennent se confondre et croître à tel point qu’il reste en lui peu de forces pour l’action, et que la contemplation absorbe toutes les heures de son existence.
Cependant, sa mère ne pratiquait point le religion catholique. Elle croyait avec simplicité à l’âme des choses. Elle entendait un peu la botanique à un point de vue très spécial, elle abhorrait les fleurs coupées. Elle croyait à la souffrance universelle, et envisageait comme le crime le plus affreux tout actee qui pouvait causer de la douleur. Elskamp fut nourri de cette idée que provoquer de la douleur, même en pensée, que détruire des objets ou des insectes sont des méfaits exécravles. Plusieurs parmi ses poèmes vibrent au souffle de cette idée.
Sa mère, transplantée des Ecaussines, pays sec, à Anvers, ville humide, ne fit que languir dans un milieu hostile, parmi un peuple dont la langue lui était inconnue. Son esprit rêveur, sa mysticité, sa superstition même l’empêchaient de nouers des relations d’amitié, qui eussent pu lui donner la quiétude. Elle s’est réfugiée en l’amour de son mari, comme en une solitude heureuse. Le milieu flamand la fit beaucoup souffrir ; elle le sentait grossier ; elle abominait Anvers.
Aussi, les mois passés à Ecaussines, dans la maison paternelle, étaient-ils, pour elle, comme pour son fils, pleins de profondes joies. Ecaussines est un pays de carrières, entouré de villages aux noms charmants et suaves comme le son des clochettes de roulier : Virginal, Familleureux, Manage.
Elskamp vécut là dans une solitude infinie, dans le parfum des sauges mêlé au vague relent vireux de la cigüe qui abonde là-bas. Comme à Anvers, il se créa un monde à lui, mais il y avait plus de soleil, plus d’amour. Son univers était limité par : « le grand peuplier », une statue de Pomone, « le grand rocher », et « la grande grenouille » ; ceci était un coin touffu où il y avait de l’eau et où il ne vit jamais qu’une seule grenouille, qu’il croyait immortelle. Il se souvient de Louise, la fille du jardinier, qui la première lui révéla son goût des complaintes populaires, en lui chantant « les enfants du méchant Bailli », le soir au crépuscule. C’est une légende semblable à une chanson sur le massacre des innocents, qui le ravissait et l’épouvantait.
Sauf les bains de sauvage liberté dans les verdures d’Ecaussines, la réalité méritait que l’enfant la remplacât par des rêves. Toutefois, la vue des objets enferme l’imagination des enfants dans des domaines ressortissant aux mêmes pays qu’eux, tandis que, s’ils avancent vers l’adolescence, les objets leurs ouvrent des perspectives nouvelles. Il est donc certain que, objectivement, le port d’Anvers dut d’une manière prodigieuse impressionner Elskamp. Ce port où il y avait des arbres et de l’eau verte, des voiles rousses et des marins de tous les pays, était comme une large porte ouverte d’abord sur le monde réel, plus tard sur le rêve.
Le grand-père paternel du poète, né à Anvers, homme d’action, esprit pratique de commerçant, fut d’abord armateur. Mais avant l’apparition de ce dernier, l’océan eut un grand rôle dans l’évolution de cette famille scandinave ou danoise, dont une branche émigra en Hollande, une autre en Wesphalie. C’est de ce dernier pays que le trisaïeul de Max Elskamp vint en Belgique, accompagnant un prince de Salm-Salm, dont il était l’écuyer.
L’armateur possédait deux navires, un brick « l’Ortélius », et un trois-ma^ts, baptisé du nom de Louis Elskamp. Ce dernier bateau avait été acheté en Californie, au moment du « rush » de l’or. Il fut ramené sans équipage, celui-ci ayant déserté pour courir aux mines d’or. Aventure réelle, bien ba^tie pour faire confondre le fabuleux avec le positif par le jeune enfant qui, dans les magasins entourant la maison du grand-père, écoutait le récit qu’en donnaient les capitaines, ces étranges capitaines coiffés de casquettes à la visière d’écaille. Dans ces magasins, il voyait la poudre d’or qui avait tenté les marins fuyards, et qui donnait chaque jour naissance à de nouvelles légendes. Il y flairait aussi du beurre de palme, des cocos et d’autres fruits des pays équatoriaux.
Dès ce moment, à son mysticisme se mêlent le goût du rare, une vive curiosité, une sorte d’exotisme, qui lui faisaient adorer les grands voiliers,
« Lors, et plus, j’aurais voulu dire
ces grâces que tant vous aviez,
Marie, au temps primesautier
des beauprés et de mes navires »
(Salutations dont d’angéliques, Pleine de grâces, p. 61.
et admirer, dans ce même quartier maritime, les prostituées en toilette de sultanes, et qu’il trouvait plus belles que les autres femmes. Ceux qui ont vécu dans un port, connaissent les émotions que produisent les heurts constants entre l’exotisme des rives du fleuve, et la paix de béguinage de certains quartiers peu éloignés des navires à l’ancre. Dans ces quartiers, un marin ivre, un œuf d’autruche ou un bateau enfermé dans une bouteille,, ou, roulant sur le pavé, un chariot odorant le café ou puant les peaux de buffles, disent le voisinage des voiliers revenus, après tris ans de voyage, des côtes d’Afrique, de la Guinée, du Chili, des Antilles… Comme à Paris, Anvers a son odeur, que Edmond de Bruyn a analysée : « Dans les brumes que le vent dilate, il renifle toute la marée, le sel, l’iode et les moules ; il flaire les fragrances confuses qui émanent des cargaisons, les effluves qui sourdent des stocks variés des hangars ou passent sous les cloisons de fer des entrepôts ; le brouillard tiède du malt des brassins, le ferment fade et moite des grains lénifie ses muqueuses comme une inhalation pharmaceutique ; la buée des mélasses, la saveur des cédrats mêlées à l’essence des planches de sapin, à l’extrait pouacre des vernis, ce bouquet composite le grise. » (« Eloge de la ville d’Anvers », L’Occident, Mars et Avril 1908).
Telle est cette odeur de fermentation et de marais, traversée des senteurs de bois rares, de clou de girofle, de poivre et d’orange. Tout un décor s’évoque cependant qu’on renifle ces parfums. Pour Elskamp, l’Escaut et son odeur de marée, ses navires et les contes des capitaines peignent la toile de fond, qu’il tend derrière les paisibles images de son enfance. Et plus tard il se souvient avec force :
« Mais je n’en puis, ce sont les miens
Qui m’ont parlé trop de navires.
Et ce n’est qu’eux que je sais dire.
(Salutations, p. 50)
Il les aime en image, mais aussi connaît les marins :
« Tacites sont ceux des voiles et des ailes ».
et de tout cela naît la tentation romantique du voyage :
« Mais feu ! les beaux châteaux de poupe
fument tels des autels de saints,
la Belle-Poule a des poussins,
mais feu ! les beaux châteaux de poupe ;
et les îles de paille brûlent
et les drapeaux de lin sautent,
et les mousses voient, toutes nues,
les méchantes îles qui brûlent. »
(Salutations dont d’angéliques, Etoile de la mer, V, p. 48)
C’est l’espoir, l’avenir. Plus tard, la toile de fond peinte par les capitaines crève, et il connaît d’abord le voyage imaginaire. Mais il n’en restera pas à ces promesses. Avec plus de passion, il r^ve de voyages.
« Tandis que se faisait la rumeur du quartier
En bas, seul et couché sur des pièces de toile
Ecrue et pressentant violemment la voile !... (Arthur Rimbaud, Oeuvrs de Arthur Rimbaud », Mercure de France, p. 66.)
J’habitais alors mon village natal, près de Bruxelles. Toutefois, chaque année je passais quelques jours de mes vacances chez mon grand-père paternel, Messin, fixé à Anvers. C’est chez lui que je vis Elskamp, âgé de dix-neuf ans environ. Au regard d’un enfant de trois ans, il était un homme.
Cependant, il était si mince et sa pâleur si grande si grande qu’il avait l’aspect d’un enfant de croissance hâtive. Je me souviens d’un après-midi d’automne for chaud, qu’il entrait dans une serre, où j’étais accroupi sous la main voluptueuse du soleil. Il accompagnait sa mère, jeune comme si elle eût été une sœur aînée, belle comme Adélaïde de Savoie, à qui elle ressemblait à tel point qu’un portrait de cette duchesse de Bourgogne, dessiné par Staal, est en même temps le meilleur « portrait » de feu la mère d’Elskamp. Ses cheveux blond clair, ses yeux bleu pâle, son masque étroit et assez long formaient une tache claire. Il tenait son chapeau de paille à la main, dans cette douce chaleur odorant les raisins mûrissants, et la moite odeur des géraniums brûlants comme des rayons de soleil. Je le revis plusieurs fois vers cette époque.
Mon grand-père étant mort, j’oubliai Anvers. J’y revins faire mon service militaire. Nous étions cinq ou six « soldats-universitaires ». L’un de nous avait la haine de l’art et de la noblesse. C’est lui qui, un matin, me désignaant Elskamp, que je ne reconnus pas, voulut me faire partager le mépris qu’il avait pour lui en le qualifiant de « poète décadent ». Max Elskamp venait de publier « La Louange » nous étions en décembre 1898, un peu plus tard, un peu plus tôt. A ce moment, comme aujourd’hui, on appelait décadent ou « Mallarmé » tous ceux qui cherchaient « leur style ». Or, à Anvers, Elskamp était le seul qui cherchât la forme précise où emprisonner ses émotions. Il fut le type du décadent, surtout après qu’il eut applelé dans la somnolente ville et Mallarmé et Verlaine.
Ce n’est que dix ans plus tard, époque à laquelle nous nous liâmes d’une profonde amitié traternelle, qu’il me raconta les épisodes qui entourèrent les conférences que les deux maîtres dirent à Anvers.
Le bruit et les cris, qui furent poussés pendant la conférence de Mallarmé, l’arrêtèrent plusieurs fois. L’opinion du public sur sa causerie est contenue en ces quelques mots, dits par un général retraité, grand joueur de billard, et qui du rste ne fit qu’une courte absence de la salle de jeu, pour écouter quelques phrases du poète. « Cet homme est ivre ou fou », dit-il fort haut, en quittant la salle, où son jugement fit lois. Anvers, malgré un léger masque de snobisme, qui pourrait tromper, n’a changé depuis. Mallarmé, même pour les « avertis », est toujours l’homme ivre ou fou.
Dans l’église Notre-Dame, où Max Elskamp fit entrer Verlaine, celui-ci eut un mot adorable. Le suisse du temple, homme sévère, lui défendit l’accès du chœur. Ver laine, pourtant, prétendait s’y introduire de force, afin de voir l’ « Assomption de la Vierge », tableau de Rubens. Le suisse frappe la dalle de sa masse à pommeau d’argent, Verlaine fait de même avec sa courte canne. Enfin, le poète sort l’argument décisif : « En outre, crie-t-il, je connais mieux Madame la Vierge que vous ! »
La pureté de cœur de Max Elskamp, sa jeunesse recueillie et entourée d’affections profondes, son grand amour filial, et, enfin, l’absence des trahisons que tous les autres hommes trouvent cachées aux plis de chauqe journée, lui avaient donné beaucoup de confiance dans les années qui accouraient en douceur former la trame de sa vie. Il continuait de croire à une vie seulement mystique et très grave, mais où le cœur sourit.
La menue philosophie des amis n’eut point d’influence sur la direction de ses pensées. Il n’avait aucune conception définitive du monde ; il lui vouait de la vénération, sentiment pris dans les heures contemplatives. Les brutales théoris des jeunes gens ne peuvent détruire les quelques fiers sentiments primordiaux, qui sont nés dans la solitude du cœur. Si l’on avait saccagé ses amours, son inlassable foi réfectionnait rapidement les lézardes de sa tour d’ivoire. D’ailleurs, où il y avait tant de naïfs sentiments de charité, les théories décevantes ne trouvaient point de méa propice. Sa pureté le défendait. Quand il entra à l’Athénée, en quatrième, il souffrit beaucoup de la grossièreté de ses compagnons ; quelques mois plus tard, connaissant leurs turpitudes et leur jargon stupide, il se libéra. L’année suivante, il trouva l’ami, le véritable ami selon les désirs de son cœur. Désormais il ne se quitteront plus. Henri Van de Velde, qui donna son nom à l’art décoratif moderne en Allemagne, et Elskamp devinrent amis, mieux que frères, et le restèrent toujours.
Il passa donc à travers la période périlleuse des études en commun, avec des camarades de hasard, en n’y prenant que des idées générales sur l’art et la littérature, un peu de gongorisme, et les éléments scolaires des sciences qui lui permirent d’acquérir plus tard les connaissances les plus variées, les plus rares. Mais rien de ce fatras ne descendit jusqu’à la blancheur de son a^me.
Il semble que l’évolution des rares jeunes hommes qui ressemblent à Elskamp soit retardée. Ils restent pleins de surprise, il questionnent là où ceux de leur âge passent en souriant. Ils sont encore des enfants, quand les autres sont des hommes, forts de leur assurance, de leur scepticisme insondablement puéril. A vingt ans, ces sceptiques ont cessé tous les postulats, ils sont tels que la mort les trouvera un demi-siècle plus tard. Ils sont des vieillards tombés en enfance, et que trois idées fixes dirigent. Elskamp ne prit pas en mains ce code de l’éthique spirituelle de la jeunesse.
Il ne refusa rien. Il entreprit sans artifice, sans préméditation, de parcourir la route ouverte devant l’homme qui doit vivre. Et, il ne devait pas rencontrer le stade de satisfaction où s’enlisent les autres. Dix ans après que ceux de sa génération y étaient parvenus., Elskamp avait encore les mains pleines de fleurs de l’espérance., il demeurait avec son âme à lui ; il n’avait accepté aucune livrée pour son esprit. Elskamp ne vieillit pas, tandis que d’autres n’ont pas eu le temps de fleurir, par conséquent, de mûrir. Son âme a pu grandir au milieu de la troupe qui le considérait comme un simple, un homme farci d’illusions. Or, c’est lui qui, au bout de la route, a découvert toutes les truffes et tous les champignons qui sont la farce de l’homme ; mais, les ayant découverts, il en a tiré des raisons de vivre. Il n’a pas voulu ni chanter, ni prier avec les mots des autres ; il faut « prier d’or » dit-il avec conviction :
« mais vieilles gens qui priez d’or »
Enluminures, Heures, p. 44.
Il a mis beaucoup d’années à connaître le monde,
« et de s’aller cœur au milieu
des choses, des gens et des bêtes »
Enluminures, Chansos, p. 70.
depuis, il sait comment tout est ordonnée, et l’apparence des choses ne le trompe plus. Dès qu’il cessa de chanter, il avait définitivement dépassé la fausse objectivité. Jusque-là, une ville était un rêve de bonheur ; il y avait des jardins, des cloches, des oiseaux. Les pleurs, le « dimanche ivre d’eau-de-vie », et les mélancolies ne font que planer un instant sur lui. Cependant, vers cette époque, il brûle un conte si véridique qu’il « eût pu décourager ceux qui l’auraient lu » (Charles-Louis Philippe, Max Elskamp ; Antée, mars 1907).
Auparavent, une strophe comme celle-ci, qui est certes le reflet de sombres méditations :
« J’ai triste d’être le perdu
d’une ombre et nue et mal en place,
-mais dont mon cœur trop sait la place
j’ai triste d’être le perdu
des places et froid et tout nu »
Dominical, d’Anciennement transposé, p. 27.
est étouffée par les multiples louanges contenues et profondes, bariolées de nuances flamandes, et pavoisées de foi. Je cite en entier, car ce n’est qu’à regret qu’au cours de ces pages, je détacherai quelques vers des poèmes si indivisibles de cette œuvre :
AUX YEUX
Et me voici vers vous, les hommes et les femmes,
avec mes plus beaux jours pour le cœur et pour l’âme,
et la bonne parole où tous les mots qui s’aiment,
semblent des enfants blancs en robes de baptême ;
car c’est en aujourd’hui, la belle Renaissance,
où ma douce sœur Joie et son frère Innocence
s’en sont allés cueillir, en se donnant la main,
sous des oiseaux chantants les fleurs de romarin,
pour fêter paix venue aux jardins de jouvence,
qu’ouvrent ici la foi et la bonne espérance.
Or, voici doux pays et lors, à mes couleurs,
la vie comme un bouquet de joies et de senteurs,
et dimanche, les yeux, dans le très bon royaume
des bêtes et des gens, des maisons et des chaumes,
et tout mon peuple heureux de sages et de fous
mais attentifs aux croix, du chœur jusqu’aux genoux ;
or, c’est fête, les yeux, et réjouissez-vous
ainsi que des enfants dans mes jours les plus doux.
Car c’est le temps venu après bien des prières,
et des villes ba^ties toits à toits, pierre à pierre,
de la maison promise et dont le seuil est prêt
à tous ceux de travail pour du bonheur après ;
et c’est voiles, au loin, dès mon pays sans leurre,
parlant à guidons bleus pour devancer d’une heure
ma paix haute déjà dans les meilleures âmes ;
mais réjouissez-vous lors, les hommes, les femmes,
et selon tout mon cœur en rêve de bonté,
pour un prêche aujourd’hui d’amour et charité.
Cependant, plus on avance dans l’œuvre poétique de Max Elskamp, plus on y découvre de mélancolie. Un chagrin d’amour, qui est exprimé dans une suite de poèmes que nous remarquerons plus loin, l’assombrit. Mais ce n’est là une douleur foncière que pour qui avec fierté s’y complaît. Elskamp fit une liasse secrète de ces fibres cruelles, et les aima comme des reliques vivantes. Mais l’autre souffrance, la vraie, viendra plus tard.
C’est à cette heure de déception que Max Elskamp s’embarque sur des navires marchands. Les capitaines simulent des engagements pour lui permettre de faire le voyage à bord de leurs voiliers. Il connaissait un peu l’Allemagne du sud, l’Italie, la Suisse, la France, l’Espagne. Les navires le conduisirent, entre les années 1884-1887, à Stamboul, aux îles grecques, en Asie Mineure, aux Baléares, en Algérie, aux Côtes Marocaines. D’abord, il y développe son goût de l’exotisme, puis il contracte cette passion, qui lui fut si chère plus tard, des choses du ciel. Il manie le sextant, les chronomètres de marine ; il voit d’admirables étoiles, qu’il adorait dans son enfance, il voit les navires de ses poèmes, navires à voiles beaux comme des femmes. Et, plus tard, dans le champ de sa vision, toujours il y aura une voile blanche comme un aile de mouette.
Peut-être, dans un milieu d’intellectuels, de dilettantes, de snobs, dans une ville vivante ou plus complète, c’est-à-dire moins exclusivement commerciale, Elskamp serait arrivé moins tardivement à conclure. Sa joie a duré simplement parce qu’elle n’était entourée par aucun réactif. Il était seul. Pour deux raisons il fut tacitement exclu de la morne société d’Anvers : il était artiste et original. En province, Balzac l’a dit, un original est un homme qui pense et qui voit, et qui dédaigne l’honnête conformisme. Comme artiste, il est surtout méprisé parce que sa fortune eût permis « d’entreprendre autre chose », et parce que, comblant ainsi la mesure du ridicule, étant docteur en droit et inscrit au barreau, il ne plaide jamais. Quant à ses vers, nul ne les lit, d’abord parce qu’on ne lit pas de vers dans cette bonne ville, puis, parce que, dès l’origine, il a porté l’étiquette de décadent.
Un décadent est un homme qui ignore les bons principes des finances et de l’agiotage. In ne faut rien de plus pour le condamner. Mais, en vérité, si l’on ne lut pas ses vers, on accepta en maugréant un peu, il est vrai, sa manie de poète ; ce n’est que plus tard que de mauvais politiciens tentèrent de le troubler. Rancœur du fantoche entouré d’adulations, qui enrage d’avoir deviné la joie de la grandeur et de la vraie douleur auprès de sa triste et immonde tribune, où l’Allemagne lui apportera le prix de sa patrie. En souriant, le flamingant sinistre désigne la victime : il se venge de sa propre bassesse.
Or, Elskamp vivait loin des fantoches, et selon son cœur. Il vivait en profondeur, avec lui-même et avec ses livres qu’il aima dès son enfance. Dans la bibliothèque de son grand-père paternel, il avait trouvé, -bizarre début, prophétique !- un Juan de la Cruz, en espagnol, qui lui fut cher et demeura avec lui jusques aujourd’hui ; les « Nuits » de Young ; une espèce de traité de démonologie, avec gravures, livres qu’il lut à quatorze ans, lui donna peut-être le goeût de la magie et des imaginations des thaumaturges de tous étages. Un peu plus tard, à quinza ans, sa première admiration fut pour de Vigny et les « Géorgiques » de « l’homme au divin café » ! Il aimait naïvement ces choses. Alors commencèrent ce qu’on appelle les mauvaises lectures : il se complut au « Namouna » et à « La Coupe et les lèvres » du nommé Musset. A l’Athénée on lui donnait du Hugo de temps en temps, mais il fut désillusionné. Sa passion, en rhétorique fut pour Longfellow, qu’il aime encore, m’a-t-il avoué. Il traduisit « Song of Hiawatots », qui fit ses délices. Flaubert fut le maître de sa vingtième année. S’il ne comprend ni la « Chartreuse de Parme », ni « Le Rouge et le Noir », il faut l’attrribuer, sans doute, à ce que, comme tant d’autres, il prit Stendhal au mot, sans aller au fond de cette âme jalouse et sentimentale. Le snob sceptique et dandy, qui se réclame de Beyle, fait la plus grande injure à l’âme secrète de son héros.
Après le voyage classique du jeune homme parmi les poètes parnassiens, il prit en lui avec ferveur et pour toujours les vers et la prose de Mallarmé. Il relut vigt fois son œuvre, qui représente l’absolu pour lui. Cependant, nous verrons dans les vers de Max Elskamp, un légère influence de Verlaine, qu’il aime moins, et presque aucune de Mallarmé. Tristant Corbière et Laforgue prennent une bonne place dans ses lectures, surtout les lettres d’Allemagne de Laforgue. Quant à Corbière, son amour savage de la mer devait le signalet à Elskamp, pour qui elle est le rêve éternel.
SUR SA VIE ET SUR SON ŒUVRE
Ici commence « La Louage de la Vie », selon l’Amour, l’Espérance et la Foi, porte la première page du recueil de vers de Max Elskamp, que le « Mercure de France » a publié en 1898. Est-ce le cri d’un apôtre qui va exalter les joies de l’abnégation, qui va chantant le rachat par la charité ? C’est un cri de candeur. D’emblée l’épigraphe du livre nous le dit : « Et c’était comme si le monde, secouant l’ancien cilice, se vêtait de la blanche robe des églises ». (Raoul Glaber, moine). Belle épigraphe, et après la lecture de « La Louange de la Vie », on comprend que ces trois lignes sont simplement une fleur de poésie devant ce livre, et non pas l’évocation d’une rédemption de l’horreur noire. Le poète, quand il y souffre, y souffre souvent… oserais-je dire, en spectateur ? La joie de chanter se dénonce partout en ses vers bien plus dans les poèmes de Verlaine. Pour être heureux, il n’est point forcé d’oublier et de vivre une minute d’illusion, ou d’additionner misérablement de petits bonheurs. Sa raison sans doute connaît les maux, mais ils ne sont point entrés dans sa chair.
Bien plus que Van Lerberghe, surtout par sa création de rythmes et de chants, il n’est pas allé, avant la quarantaine, dans l’enfer de Baudelaire ou dans celui de Villon, quoiqu’il dise à trente ans :
« Expiant son illusion,
Mon âme des bons jours enfuis.
(Domninical, p. 7).
Aussi, c’est le bonheur ou la joie qu’il magnifie d’abord.
La joie « dans la comédie bleue du rêve » a pris figure du dimanche. Pour Max Elskmap, dimanche est synonyme de joie ; tous ses poèmes évoquent le dimanche. Si la joie est bonne, il dira : « Vierge des dimanches solaires » (Domnincal, p. 33). Si elle est mauvaise, il dira dans un même recueil de poèmes (Dominical, p. 28) : « au dimanche des cœurs de bois », et « au dimanche ivre d’eau-de-vie. » Dans les quartiers silencieux, derrière les portes et les fenêtres closes, toute la semaine est mangée par le travail. Ce travail, c’est la peine, les dures heures des fatigues ; et pour leur opposer une figure au dimanche-joie, dans les vers suivants, il associe semaine et peine :
Or c’en est fini des semaines
où, dans l’eau, mains rouges, l’on peine
Toute la ville sourit, et ce seul jour elle prend rire. Aux fenêtres Elskamp attend les joies :
Ils sont venus, ils sont venus
naïvement nus et goulus
de raisins de verre et de cierges
sur les bras longs des saintes-vierges,
les dimanches…
Et sept poèmes murmurent de la joie dominicale, où le dimanche, même s’il y reprend son sens réel, garde une plus profonde signification ; il possède la vertu de faire s’agiter des oriflammes, de faire briller le soleil, le tablier des servantes, le cuivre des portes. Les « arbres chantent en chœur », les gens partent en voyage « avec trop de gestes » ; enfin, le dimanche est doux à tous :
Le dimanche très en décor
Pour les femmes de mes pensées.
Dans »Dominical » la forme est une peu plus apparente que dans les « Enluminures », dernière œuvre du poète. Je veux dire que certains vocables ou quelques association nous frappent hors du sens propre des poèmes, qu’ils nous étonnent, sans que notre étonnement se résolve en émotion favorable à l’expression. Ce sont des mots ou des formes parfois empruntées au symbolisme. C’est aussi dans « Dominical » qu’il y a des rythmes les plus curieux ; je cite cette strophe d’harmonie imitative :
Et s’ébrouant
rouets rouant,
les rouets au matin des vieilles,
leur font s’éjouir les oreilles
d’un bruit rouant
et s’ébrouant.
Dominical, de joie, p. 15.
Et cette image rare et inattendue, que R. de Gourmont signale comme une vision née de l’émerveillement devant l’art admirable de Jan Luiken :
Dans un beau château,
la Vierge, Jésus et l’âne
font des parties de campagne
à l’entour des pièces d’eau,
dans un beau château.
Dominical, de joie, IV, p. 17.
Cependant, la suavité des vers souffre peu, en somme, de la présence de quelques formes trop brillantes. Dès « Dominical », Elskamp chante ses mélodies à lui. Parmi ses premiers vers, je cite la douce strophe verlainienne :
Vierge des dimanches solaires,
est-il un dimanche à venir
pour une ville de plein-air,
une douce ville à bâtir,
où, dans la vie, on pourra rire ?
Le parfum de mélancolie qui a germé dans cette strophe s’est communiqué à quelques autres, et surtout au dernier poème de « Dominical » :
DE SOIR
Et lors, c’est la fin venue de mes fêtes,
et puis la vieillesse de ma tête ;
rentrez les drapeaux dans l’humidité
de la nuit, mes drapeaux de vanité ;
tout est fini, les dimanches sont morts,
mes pauvres petits dimanches sont morts.
Qu’importe d’adieux ; ce sont les semaines
à présent, et les mains rouges qui peinent,
et bien heureux sont ceux d’âme assez forte
que le travail attend, bon, à leur porte ;
les semaines sont et les mains sont reines,
et s’en vont du port blanches les carènes
des beaux vaisseaux de dimanche attardés.
Or c’est fini de très-loin regarder,
en des nonchaloirs, heureux de rien faire,
et déjà les commerçants reparlent d’affaires.
Et lors c’est la fin venue de mes fêtes,
et puis la vieillesse aussi de ma tête,
tout est fini, les dimanches sont morts.
Mes pauvres petits dimanches sont morts.
La cadence des vers du poète, directement inspiré par le mouvement des hommes, de la foule ou de la nature, fait songer à une musique de flûte dans le lointain. Dans « Enluminures » le poète a cessé de faire vibrer toute autre musique que celle-là. L’homme respire, il se presse à la joie qui durera le temps que brûle un cierge. Ce jour de joie, il ne laissera pas une miette du festin. Cette joie pressée se retrouve ici dans le bruit de la mer et de ses hommes :
Puis la mer monte
et vaisseaux, nefs, barques, bateaux
ohé ! ohé !
aux mâts les voiles, les drapeaux
car la mer monte
et bonne race
houlques, otters, botters, pinasses
ohé ! ohé !
le pilote a mis son chapeau
passez la passe
Enluminures, p. 28.
puis dans le travail des maçons et des charpentiers « pour des maisons et des églises, qu’en leur vieux pacte d’amitié, ils réalisent » :
Alors voici sur un autre air
encor les mains qui viennent, vont
et c’est ici bois, longerons
qui montent predre place en l’air.
Enluminures, p. 53.
C’est encore la joie idéalisée et grossie par l’imagination du poète sédentaire, qui provoque ces mouvements adorables :
Et c’est lui, comme un matelot
et c’est lui qu’on n’attendait plus
et c’est lui comme un matelot,
qui s’en revient les bras tendus.
Enluminures, p. 41.
Enfin, ces derniers vers du poème des travaux du jardinier :
et yeux alors, comme un dimanche
voici fête d’arbres et branches
de toute part
et la terre comme embellie
de tant de choses accomplies
par ses mains et selon son art.
Enluminures, p. 52.
Sur le bon fatalisme du marin :
et comme il rit, l’écoute aux mains
de s’en aller ainsi corps et biens
de cape en coupe.
Enluminures.
Si au début, Elskamp laisse choir quelques néologismes en ses vers évoquant la naïve ballade populaire et la forme succinte du dicton, un peu plus tard tout artifice aussi banal disparaît. Sa simplicité fait alors crier à l’affectation, et, chose bizarre, en Belgique, on ne comprend plus, et l’on s’étonne secrètement de l’accueil plein d’émerveillement que de bons artistes réservent à ses vers. Aussi, en Belgique, se sent-on obligé de le défendre ou de l’expliquer : « Pourtant, écrit M. Victor Kinon (« Portraits d’auteurs », p. 136), on ne conçoit pas que l’artiste puisse être sincère, sans être du même coup original ». « On a reproché à Elskamp, dit d’autre part, M. G. Tency (« Propos de littérature », p 204), le primitivisme voulu de son art. On a dit que ses vers étaient semblables à des balbutiements inarticulés. » Ces phrases sont dirigées contre l’éternel gand public. Ce dernier s’en moque bien, son jugement est une boutade sans importance, il l’oublie aussitôt proféré.
Quant aux poètes, le vrai public, voici ce qu’écrit M. Kinon : « On ne saurait en disconvenir, malgré sa parfaite naïveté, Max Elskamp, comme cet autre grand candide que fut Paul Verlaine, cède trop volontiers au péché des imagination décadentes, qui est de n’énoncer l’idée que par un mode retors et compliqué, de ne communiquer la sensation, en sa plénitude, qu’après lui avoir fait décrire dans les nefs de curieuses courbes préliminaires, au risque même de dénaturer ou de la supprimer. » Les vers que j’ai cités montrent ce qu’il faut entendre par décadent. Rien d’aussi visuellement direct que la poésie d’Elskamp. L’ellipse abonde, il est trsè vrai, mais le procédé est loin d’allonger la route ! Comme il sait en jouer, de l’ellipse ! Et ne vaut-il pas qu’on en use, ce vol subtil, hors du poème, se fait en une seconde dans notre esprit ?
En général, le poète nous fait grâce de toute sensation connue. Les images stylistiques sont de très simples traductions de peintures réelles ; le symbole y est excessivement rare, si l’emblème parfois y paraît. M. V. Kinon reconnaît du reste la simplicité du poète : « Mais, en somme, les procédés expressifs de Max Elskmap relèvent moins de la littérature que de la miniature et de la musique. Il nous communique son émotion, non point directement à travers les trompettes phraséologiques, mais indirectement par de successives évocations de petites images, coupées de frêles musiques et de ritournelles délicieusement chantonnées ». Et il ajoute plus loin : « Ce souci des euphonies musicales n’est peut-être pas étranger aux obscurités où Max Elskam enchevêtre parfois ses poèmes et qui ne laissent pas que d’être fort déplaisantes. » (Portraits d’auteurs, p. 39.
Sans doute, il faut d’abord faire confiance à Elskamp, pour le comprendre totalement. Cette poésie ne recèle pas une seule « flaque nébuleuse », pour qui ouvre naïvement son cœur à ces vers tout instinctifs. « Dans les pages parfaites, dit R. de Gourmont, la pureté est délicieuse, nuancée comme un humide ciel flamand, transparente comme l’air du soir au-dessus des dunes et des canaux ; dans toutes, on a l’impression d’une constante recherche d’art ». (Le IIme Livre des masques, p. 139).
Le poète présuppose de certaines dispositions à notre âme, dès que nous prenons pour les lire ses poèmes. Il commence comme si nous n’avions jamais quitté les douces et tendres plages qu’habite son imagination. Ses poèmes sont parfois la conclusion de longues méditations, et sonnent comme une finale d’orgue ou un long Amen murmuré dans le prafum de l’encens. Voici le début de trois poèmes :
Or, c’est la mer, soyez louée,
Marie du ciel qui s’est fait chair
ineffablement sur la mer,
Marie qui m’avez pardonné
Salutation dont d’angéliques, Etoile de la mer, p. 30.
Mais voici le temps venu d’encor la souffrance
et madame la Vierge, faites vous sœur noire,
voici le temps venu de toute souffrance
Salutations dont d’angéliques, Consolatrice des affligés, p. 65.
Et celui-ci, qui est un soupir succédant à une longue rêverie angoissée. Ce début sonne incontestablement comme une conclusion :
Mais c’est trop redit, Madame la Vierge,
mon mal, car d’autres ont beaucoup souffert,
témoins les pauvres petits arbres verts
de dédicace à vos autels de cierges
Salutations, dont d’angéliques, Consolatrice des afffligés, p. 71.
Il est donc évident que pour le goûter et le comprendre, il faut entrer dans un état de grâce correspondant au sien, s’introduire dans le décor local que j’ai esquissé au début de cette étude, entendre la rumeur de la ville, avoir la vision de sa vie recluse, s’attendre à tous les parfums exotiques de là-bas, et aussi aux musiques ténues. Alors la surprise sera moins grande à la lecture, par exemple, dans « Salutations », des poèmes intitulés « Etoile de la Mer », où la Sainte Vierge semble être chantée par un marelot, ou, dans « Pleine de Grâces », par une béguine.
Il n’y a pas, du moins dans « En symbole vers l’Apostolat » et « Enluminures », de système ou de manière, et M. V. Kinon avoue : « à vrai dire, il est plus aisé d’affirmer le charme particulier de la langue d’Elskamp que d’en mettre à nu les procédés syntaxiques. » Et le même critique, -poète qui a le mieux compris Max Elskmap, et en a le mieux parlé, -dit avec enthousiasme : « Chez Max Elskamp tout est neuf. Nul que je sache, parmi les poètes de ce temps, ne s’est taillé une langue aussi strictement et indéniablement personnelle, nul n’a manié un système de rythmes aussi complet, varié et homogène. ». (Portraits d’auteurs ».
On n’imagine pas une démarche plus harmonieuse que celle du poème « Dominical », qui se nomme « De visitation ». Je veux le citer en entier ; plusieurs fois dans l’œuvre d’Elskamp ce rythme réapparaît. C’est l’oiseau qui passe et tangue en décrivant une spirale coulant vers son centre, il s’approche d’un beau lis éclairé de la flamme jaune de ses anthères. Ainsi va Elskamp progressivement vers de définitives paroles dites par les grands-parents, et ces paroles de même ne font qu’effleurer la fleur de l’âme. Chaque strophe est un lent cercle, un balancement furtif, qui revient presque à point de départ, et l’on songe aux conseils de Poë et à certains de ses poèmes.
DE VISITATION
Or, au dimanche froid, maritime et d’hiver,
aux lèvres amer,
d’une ville très port-de-mer,
dans un dimanche froid, maritime et d’hiver ;
aux quatre heures de soir longues d’après-dînée
de lampes allumées,
-et lasses et comme enfumées-
des quatre heures de soir longues d’après-dînée ;
de la famille nous est venue visiter
famille d’été,
et de soleil très endettée
dela famille nous est venue visiter,
Or, avec les mains bleues de leurs jours de navires,
plus debout qu’assis,
disant en anglais raccourci
le parler de leurs mains comme aux jours des navires,
les parents de retour des bonnes Australies
et riches trop tard,
-oncles d’Amérique et soudards-
les parents de retour des bonnes Australies,
les grands-parents sous la lampe jaune en allés,
pour prendre le thé,
graves et de solennité.
Les grands-parents sous la lampe jaune en allés,
-de mains m’on fait signe d’être à l’enfant très femme
-très femme et très-âme-
les parents de celle de l’âme,
de mains m’ont fait signe d’être à l’enfant-très-femme ;
et parlant de profil, comme à des yeux fermés,
ils ont dit très-dous :
nous sommes ceux venus vers vous
et d’annonciation vers la bien-aimée.
Dominical, de Visitation, p. 39.
Et cela fut, et Elskamp parla à la bien-aimée ; et trsè tôt après, murmura le déchirement de son cœur, plainte qui résonne jusqu’à la fin de « Dominical ». Ce fut une chose très triste, comme l’est toujours l’amour ; ce fut une illusion, mais il crut avoir manqué le bonheur, et il a donc manqué le bonheur.
Nous touchons à la première souffrance de cette âme mystique et, dès l’enfance, solitaire. Comme le font les cœurs prurs, il donne à cet amour les perles de son être, tout le « bien que je sais en moi » dit-il, mais il s’abîme devant la femme et s’excuse d’être si doux : « Moi qui veux tant que tu me pardonnes. »
Dans « De Soir », il exhale sa douleur d’amour, la « joie-dimanche » est malade, elle « a pris un mal de langueur ».
Elskamp n’aima plus. Il vécut dans la mélancolie hautaine d’être fidèle. L’amour est une petite plante qui un jour croît en nous, elle devient un arbre ou elle meurt. Villon le sait :
J’ai ung arbre de la plante d’amours
Enraciné en mon cueur proprement,
Qui ne porte fruits, sinon de dolours,
Feuilles d’ennuy et fleurs d’encombrement ;
Mais, puisqu’il fut planté premièrement,
Il est tan creu, de racine et de branche
Que son umbre, qui me porte nuysance,
Fait au dessoubs joye seichier,
Et si ne puis, pour toute ma puissance
Autre planter ni celuy arrachier.
Il n’y en a point d’autre, les nouvelles amours ont une origine dissemblable. Les saints ne peuvent aimer qu’une fois. D’ailleurs la chair sans l’amour est noir péché pour le poète, et il veut secouer les images qui l’assaillent :
Anges, la chair du soir m’envoûte
Et j’ai plus mal à ma migraine
Où la femme, en feu, de mes veines
Siffle dans les eaux de mes doutes ;
Anges, des ventres me saluent
Au chapitre vague des moelles.
puis il soupire dans l’obscurité de la défaillance :
Anges du ciel qui n’est plus mien
La reine de Saba me baise
Sur les yeux, anges très chrétiens,
Dans le noir des maisons mauvaises.
Elskamp, en vérité, est toujours entouré d’anges ; ce sont les vertus ou les grâces gratuites des théologiens. Mais il semble croire aux anges, ce à quoi l’autorise du reste le bizarre livre de Jean de Thessalonique, produit au deuxième Concile de Nicée, et dont l’obscur Sinistrati cite un passage qui doit convaincre : « Quamtam autem ex quatuor elementis, nemo tamen vel Angelos, vel Daemones, vel Animas dixerit incorporeas : multoties enim in proprio corporo visi sunt ab illis, quibus Domninus oculos apertuit. » (Daemonialitas, p. 78.
Le dégoût, la blême rancœur tuent les anges, « et la chair s’est éteinte ».
Une douleur humaine, celle de la chair, lui est donc soustraite. Il pleure un souvenir, mais il ne vivra dans ce feu temporel. Voilà cette âme, pleine de candide ardeur, désemparée et sans espoir terrestre. Sans avoir cependant le désir de marcher vers la sagesse, il se fait la route nette devant lui. Il tente de se créer des obstacles, car, à ce moment, pour lui, le néant est au bout du chemin.
Aucune passion ne peut tromper ce cœur avide. Le Folklore n’est pas pour Elskamp ce que l’on a cru. Comme poète il a scruté la vie des hommes. Il est allé à la source, où elle est la plus pure, la plus instinctive, la plus naturelle même dans ses artifices et ses superstitions, au berceau de la race, au peuple. C’est celui-ci qui détient la force en même temps que l’image exacte de l’âme d’un pays. Cependant, Elskamp n’a pas accordé à une seule espèce l’intérêt que vaut la complication du genre. Mais une espèce lui permit d’augurer de la nature de toutes les autres. Dans le peuple du petit Brabant il a cherché le sens strict de la vie de l’Homme.
Le folklore est l’accessoire, l’expression de la réalité essentielle et du rêve. L’ornithologiste sait qu’une variété à queue longue, à bec ouvert, aux mœurs cruelles et vives et qui niche dans les cimes, ne peut appartenir à une même espèce que celle qui offre un bec mince et effilé, une queue courte, des mœurs indolentes et qui niche au bord de l’eau, sur trois feuilles. Au fond de l’âme de ses concitoyens, Elskamp a cherché le secret des aspirations, et le pourquoi des tnénèbres ; il a pu conclure et généraliser comme le zoologiste qui bâtit avec des affirmations et des négations. Partout l’obscurité provient de l’impossibilité où est l’individu de sentir la grande et définitive synthèse ; partout la terreur de la mort fait naître les mêmes signes, fétiches ou philosophies ; partout les superstitions sont, ou des vérités qui doivent naître, ou qui ont déjà vieilli.
Du haut de la tour où le poète s’est retiré, et hors du temps, il voit une population idéale, mais plus ancienne que contemporaine. Les décors sont de chez lui, mais il ne les a pas choisis à profusion ou par prédilection comme un maniaque collectionneur ; il les a chantés parce qu’il a dût vêtir les hommes et les choses. La vie qu’il a vue est faite de petits détails, et, puisqu’il voit le passé en vie, ces détails appartiennent au folklore.
Souvent on pressent qu’il a contemplé sa ville dans les tableaux, dans la mélodie d’une vieille chanson, à travers la forme caractéristique d’un dicton. Le poème entier est du folklore, qui commence :
Et connais-tu Marco la Belle
et nonne, voulez-vous danser,
et c’est le Lys de la venelle
que l’on dit ici en été.
Enluminures, p. 63.
Chaque vers évoque un souvenir populaire, comme chaque phrase du « Curé des Ardennes » de Balzac était un proverbe, et chaque vers dans la « Ballade des proverbes » de Villon.
Toutefois, presque toutes les « Chansons » (Enluminures, p. 59) ressortissent au domaine du folklore. A leur propos, il semble juste que Georges Ramaeckers ait proposé l’épithète de poète « folklorique ». Ailleurs il l’est rarement plus que ne l’est Gérard de Nerval dans « Sylvie », et que la majorité de ceux qui décrivent une contrée et ses vraies racines poétiques. Les signes sont alors beaucoup plus humains que locaux. Toutefois, Elskamp ne fut jamais un idéaliste. Il n’a jamais séparé l’expression de la vie de ses formes, quoique la forme lui fût souvent inspirée par des scènes de tableaux anciens. (Enluminures, p. 43).
Ramaekers a, d’ailleurs étudié en Elskamp surtout le « poète folklorique ». ce qui l’y poussa un peu, sans doute, est que le poète fonda à Anvers, d’abord le « Conservatoire de la tradition populaire » dont Edmond de Bruyn est conservateur, puis le Musée du Folklore. (Max Elskmap a défini le but du Musée dans la revue « Wallonie »).
« Or, dans le musée flamand de tradition populaire, dit Ramaekers, ce n’est plus seulement le cher patriotisme poétique (ballades, légendes, fables et proverbes) qui sont réunis comme à Palerme, chants et légendes siciliennes dans la collection Pitré, ce sont aussi les mille objets : images, outils, instruments, amulettes, que l’art puéril, ironique et charmant à tarvers les siècles inventa. » (Max Elskamp, par Georges Ramaekers. (Société belge de librairie, Bruxelles-Paris).
Tous ces signes, ces vestiges de croyances, ces véritables morceaux de l’âme humaine, Elskamp les a réunis, sans songer qu’il arrachait le costume à son peuple, que sous lui il trouverait un corps sanglant, et que celui-ci parlerait un langage terrible et nu.
C’est quand le poète a senti ce que toutes ces amulettes, ces ex-voto, ces objets de magie représentent, quand il a pressenti l’épouvantable vérité, qu’il a déposé ses tablettes de poète, quitte à chercher ailleurs un aliment à sa soif d’oubli. Un jour vient où l’âme qui ne peut mentir entre dans la grande nuit obscure, pour accomplir le fabuleux et monstrueux voyage.
Mais, Elskamp, avant d’arriver en face de l’horreur, publie encore, en 1893, « Salutations, dont d’Angéliques » ; en 1895, « En Symbole vers l’Apostolat » ; en 1895, « Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre » ; en 1898, une réédition de tous ses poèmes, sous le titre de « La Louage de la Vie » ; la même année, « Enluminures ».
Le premier poème de « Salutations » nous montre Elskamp s’approchant de la Vierge, communiant avec elle. Après il présente sa ville et ses habitants à la Vierge consolatrice, à l’intermédiaire humain, puissant au ciel. Et l’on peut vérifier derechef que le folklore n’est que le registre aux signes. Partout dans « Salutations » il s’adresse manifestement aux naïves images de Marie, qui de leurs « robes isocèles » ornent les autels ou les rues, et qui portent d’une main la sphère bleue représentant le monde, et sur le bras Jésus blotti :
Et Jésus en rose,
et la Terre en bleu,
Marie des Grâces, c’est en vos mains rondes
ainsi que deux fruits : Jésus et le Monde,
et Jésus en rose,
et la Terre en bleu.
Salutations, dont d’Angéliques, pleine de grâce, III, p. 57.
Les poèmes d’Elskamp, je l’ai montré, commencent souvent par un soupir ou un cri qui semble clore une méditation. Tous les ppoèmes de « Salutations » sont une conclusion, mais le poète discute, il hésite, tout en s’avouant que ses « dimanches sont « morts en Flandre », il s’efforce à la quiétude :
tous et moi vous saluent, ô Marie,
dans la paix bonne d’un pays tendre
Salutations, p. 5.
C’est alors qu’il s’abstrait le plus du monde, et le regarde cependant avec amour du haut de sa « Tour d’Ivoire » très haute, « si haut qu’on peut monter ! »
Une mauvaise habitude de l’esprit, contractée dans la fréquentation de la critique, nous pousse à chercher des analogies, des influences, ou, tout au moins, à mesurer la valeur d’un poète à celle d’un autre poète. C’est selon ce jeu, parfois profitable, il faut l’avouer, que j’arrive à prétendre que tous les poèmes de « Salutations » me semblent sur le même plan de beauté créatrice que les « Illuminations ». Ici, c’est le parfum des tubéreuses et des fruits de datura, là, celui du lis ; -Rimbaud a la force d’un jeune Jupiter en révolte, Elskamp n’abandonne pas le bosquet des anges. Les anges sont ses hêtes e tous les jours ; lui-même est trop pur, son corps perd de la vigueur à ce régime de paradis spirituel :
et plus enfant, celui de votre zèle
maladif d’avoir trop grandi des ailes
Salutations, p. 12.
Le frisson est aussi profond que celui que donne la prose renouvelée des « Illuminations », et davantage que la poésie de Laforgue, qui construit, à l’aide de documents vivants et morts que nous connaissons, ses neuves paradoxales boutades de spleen.
Elskmap reste dans un pauvre petit domaine, mais il y monte si haut que toutes les perspectives sentimentales qu’il y découvre nous peignent des sujets insolites. Il est difficile de choisir un poème type, parmi ces fleurs de mélancolie, où l’on devine un homme qui sombre et qui frappe durement des pieds le maigre fond de ses certitudes, fond qui d’ailleurs se lézarde.
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