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Argument : Paul Verdi, professeur de Lettres au lycée Edith Cavell de Saint-Sauveur, retrouve chaque jour son casier rempli de détritus.

                                                                ***

  Sur le coup, Paul Verdi essaya de minimiser l’incident, mais il se reproduisit presque chaque jour. Le matin, il nettoyait son casier, qu’il appelait désormais son râtelier et dès le lendemain, il y retrouvait des légumes ou des fruits avariés, du vieux pain, des épluchures, des restes de repas, selon le menu du jour. Il fit une enquête minutieuse pour connaître ceux de ses élèves qui mangeaient à la cantine, établit de longues listes, observa, interrogea, hasarda des déductions qui s’avérèrent erronées, engagea quelques espions en quête de comportements insolites, et finalement ne trouva personne susceptible de le haïr avec une telle constance. L’affaire dura un trimestre, puis deux, et continua pendant les vacances de Pâques, car il retrouva son casier dans le même état à la rentrée, en plus de la poussière des plafonds éventrés. Après avoir mûrement réfléchi, il résolut de se transformer en vigile ; bien que peu enclin à ce rôle, il avait lu assez de romans policiers dans sa jeunesse pour savoir que la filature et la surveillance sont les clés des recherches bien menées. On vit donc Paul présent à toute heure, épiant, jetant des regards inquisiteurs autour de lui, se promenant dans les couloirs à l’affût des petits groupes réunis dans les classes après les cours, et, peu pressé de partir le soir, penché sur des copies ou des bulletins dans la Salle des Actes, lorsque le lycée était redevenu désert. 

— Eh bien ! Monsieur Verdi, lui lançait le concierge, surpris de trouver de la lumière à ces heures tardives, vous jouez les prolongations ce soir encore ? Attention, je ferme. 

  Et c’est avec réticence qu’il semblait se résoudre à s’en aller.

  Personne ne s’étonna de ses fréquentes visites à son casier ni de le voir écrire des dates et des heures dans son inséparable carnet. 

  Il parvint ainsi à établir le créneau horaire durant lequel le vandale opérait, et procédant par élimination, en conclut qu’il agissait entre 19h 30 et 20h 30, quand les pensionnaires dînaient à la cantine. Un jour, après avoir prévenu sa mère qu’il rentrerait fort tard, il se posta dans le parloir et attendit. 

  Le calme des fins de journée s’installa dans le bâtiment. Le soir tomba. Les passages se raréfièrent, les voix s’éparpil-lèrent. Des odeurs de cuisine alléchantes montaient par le grand escalier et lui chatouillaient les narines. Huit heures sonnaient quand des bruits retentirent dans les couloirs. C’étaient des pensionnaires revenant du réfectoire. Ils passèrent près de lui avant de sortir par le hall, et il les entendit s’éloigner dans la rue. Lorsque la minuterie s’éteignit, il se glissa dans l’ombre et constata que son casier était intact. Il reprit son poste derrière les rideaux de la porte vitrée. Bientôt résonna le pas lourd et claudicant du pied-bot Charbois, l’espion attitré de Charvache et surveillant du pensionnat, poussant devant lui quelqu’un qu’il avait dû surprendre à fumer dans les toilettes. 

— Non, menaçait-il, vous ne perdez rien pour attendre, mon gaillard, c’est moi qui vous le dis.   

  Peu après, quelques élèves arrivèrent, et son nom fut prononcé joyeusement comme une bonne plaisanterie. Il tressaillit. 

— J’espère qu’il ne sera pas déçu, fit quelqu’un qu’il reconnut comme l’un des siens.

— T’inquiète, répondit un autre, il a l’habitude. 

 

  Quelque chose tomba avec un bruit mat. Cette fois il le tenait. Il entrebâilla la porte : le couloir était désert. Il se précipita vers son casier, l’ouvrit fébrilement. D’une grande enveloppe glissèrent quelques copies de dissertation avec un mot signé de cinq élèves de Khâgne (Deuxième année supérieure d'études littéraires classiques) s’excusant de rendre tardivement leur devoir.

 

— Zut alors, pensa-t-il, dépité, voilà de quoi m’occuper ce soir.

 

  Remis de cette fausse alerte, il reprit son guet, et le lycée retomba dans le silence. Une demi-heure s’écoula, puis il entendit le concierge faire sa ronde en agitant ses trousseaux de clés, avant de monter couper les dernières lumières aux étages. Neuf heures sonnèrent. La grande porte se referma dans un fracas de vitres entrechoquées. La serrure se verrouilla d’un claquement sec. La loge s’éteignit, le hall sombra dans l’obscurité. Verdi comprit qu’il était condamné à poursuivre sa planque toute la nuit. 

  Heureusement, il avait prévu cette éventualité. Habitué à faire du camping

dans ses Cévennes natales, il avait mis un sac de couchage, un nécessaire de toilette et une serviette dans l’armoire de la petite salle des professeurs de français, au deuxième étage. Là, il serait tranquille, mais plongé dans le noir, toutes les fenêtres étant visibles du bâtiment opposé où logeait le proviseur. Il n’avait cours que le lendemain après-midi, et il essaierait de se faire discret.

  Les évènements récents lui trottaient dans la tête. Si personne n’avait agi ce soir, la nuit étant exclue, il ne restait que la matinée. Mais, raisonna-t-il, qui se risquerait à jeter des ordures dans son casier en plein jour, les couloirs étant fréquentés par une multitude d’élèves et de professeurs, sans parler du personnel administratif ?

  Il se mordit la lèvre. Il avait oublié un détail. Les femmes de ménage investissaient les lieux à sept heures, armées de seaux et de balais. Il lui faudrait déguerpir avant leur arrivée, être prêt à se glisser dehors sans être vu du concierge, qui balayait le hall et les marches de l’entrée dès l’ouverture du portail. Il devrait s’esquiver par les issues latérales donnant sur l’arrière-cour, et retourner dans le lycée en faisant semblant de venir du parking. Il devait compter sur une certaine chance. 

  Il dormit mal. Outre l’inconfort, l’endroit était éclairé par les lampadaires de la grande cour, et bien qu’il eût tiré les rideaux, la clarté le gênait. Minuit sonna à une horloge. Faute de trouver le sommeil, il se leva et arpenta les couloirs. La rue du commerce lui apparut par les baies vitrées, scintillante de pluie sous les néons et parcourue de rares voitures. Il regarda la grille fermée de l’entrée. Le concierge, premier levé, l’ouvrirait tôt. C’est alors que l’idée l’effleura, puis s’imposa brusquement comme une évidence. Le soir exclu, la matinée et l’après-midi peu propices à un acte anonyme, que restait-il sinon l’heure qui lui causait tant de soucis, et qui, pour un élève, était sans doute le moment rêvé : le surveillant ne prenait son poste qu’à 7h 45, et personne ne s’étonnait de voir ceux qui venaient de loin, tributaires d’un bus ou d’un train de banlieue, s’installer sur un banc devant une salle et réviser leurs leçons en attendant la sonnerie.

               

  L’idée de toucher au but le fit sourire. Enfin il allait avoir la solution de l’énigme qu’il avait cachée à tous, car il tenait à sa réputation. Il savait combien le mythe de l’enseignant parfait est tenace, et bien qu’il en doutât chez les autres, il se voulait de la race de ceux dont rien n’a terni le prestige. 

  À six heures, il était debout. Après une toilette sommaire, son sac à la main, il descendit l’escalier dans les premières lueurs du jour. À pas légers sur le parquet craquant du couloir, il gagna la salle des professeurs. Dans l’ombre, la machine à café ronronnait en rougeoyant. Il se servit deux gobelets, les avala d’un trait. Il en buvait rarement, mais aujourd’hui il devrait tromper sa faim. 

  Le hall s’animait. Il tendit l’oreille à des éclats de voix. Charvache sortait de son bureau avec sa servile secrétaire. Il partait prendre ses activités du mercredi au Syndicat des Proviseurs de Lycées et donnait ses dernières directives. Mlle Dombasle s’inclinait en répétant :

— Bien sûr, Monsieur de Proviseur, c’est entendu Monsieur le Proviseur, je ne manquerai pas Monsieur le Proviseur. 

  Après une ultime recommandation, il s’éloignait lorsqu’elle lui lança :

— Monsieur le Proviseur, n’oubliez pas votre parapluie ! 

  Il revint sur ses pas, s’empara de l’objet, et s’en alla. 

  Puis Desforges transporta des chaises dans le parloir, en pestant contre ceux qui les avaient retirées la veille. Il ne pourrait donc s’y cacher. Profitant d’un instant où il rejoignait sa loge en maugréant, il s’engagea dans le couloir et prit l’escalier menant à la sortie du parking. Devant la petite porte de la cour d’honneur, qu’il devait franchir pour contourner le bâtiment et gagner l’entrée principale, il s’arrêta net. Derrière la vitre, un visage familier apparut brièvement dans les phares d’une voiture qui arrivait. La fille lui tourna le dos en s’écartant pour la laisser passer sur la voie étroite, et il entrevit un sac en plastique qu’elle agrippait. Il fit demi-tour, remonta l’escalier à toutes jambes, et se hâta vers la salle des professeurs où il pénétra juste comme elle atteignait la dernière marche du grand perron. 

  Comment avait-il pu chercher si longtemps devant pareille évidence ? Les poubelles, bien sûr, les poubelles sorties près des cuisines, attendant les éboueurs qui arrivaient vers huit heures. Ni vue ni connue. Par l’entrebâillement, il l’aperçut qui venait du pas assuré de quelqu’un accomplissant une routine. C’est tout juste si elle jeta un regard vers la loge, de peur d’être observée. Puis, d’un geste vif, elle déversa le contenu du sac par la fente du casier, fourra le plastique dans la poche de son manteau. Elle dépassait la salle lorsqu’une main ferme lui saisit le bras. Elle eut un cri étouffé et resta interdite en le reconnaissant. 

— Bonjour, Léontine, quel bonheur de vous voir, je vous ai tant attendu ! fit-il d’une voix suave.  

  Il ne mentait certes pas, car, bien que cette rencontre lui eût coûté beaucoup d’efforts, de temps et d’incertitude, revenu de sa surprise, il en éprouvait un grand soulagement.

                

                                            (Copyrights Chloé des Lys 2015)

                                  

Jean-Claude Texier récite et mime en vidéo la première partie de cet extrait sur Arts et Lettres.
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