"Solitude de la pitié" est un recueil de nouvelles de Jean Giono (1895-1970), publiées à Paris dans l'Intransigeant de 1928 à 1932, et en volume chez Gallimard en 1932.
L'ordre d'apparition des vingt textes dans le recueil correspond à peu près à celui de leur rédaction. Ils figurent parmi les premières productions de Giono, qui les écrit, pour certains, parallèlement à Naissance de l'Odyssée et les considère comme des «récréations d'Ulysse», tant en raison de leur forme brève - deux à trois pages le plus souvent - que de leurs sujets, plus proches que l'Antiquité à laquelle l'écrivain consacre son premier long récit.
Dans «Solitude de la pitié», un curé n'offre que «dix sous» de récompense à un vagabond qui, au péril de sa vie et pour nourrir son compagnon malade, est descendu dans le puits du presbytère pour le réparer. Les villageois de «Prélude de Pan», sous l'influence d'un mystérieux individu, entrent soudain dans un état de transe qui dure toute une nuit. Dans «Champs», un paysan raconte comment un beau Piémontais lui a ravi l'amour de sa femme et tout son bonheur. «Ivan Ivanovitch Kossiakoff» relate une amitié intense mais brève durant la guerre de 1914. «La Main» est le récit des amours d'un aveugle. Annette, dans «Annette ou Une affaire de famille», a été placée à l'orphelinat car personne, dans sa famille, n'a voulu s'occuper de l'enfant. Le narrateur d'«Au bord des routes» rend visite à Gonzalès, son ami aubergiste, et tous deux causent de leur vie. Le vieux Jofroi («Jofroi de la Maussan») meurt peu après avoir vendu son verger dont il n'a pu supporter que les arbres soient abattus. Dans «Philémon», on est contraint d'égorger un cochon malade le jour même de la noce de la fille de la ferme. Le vieil homme de «Joselet» explique au narrateur sa conception de l'existence. Dans «Sylvie», le narrateur aime en secret la fille de ferme, revenue au pays après avoir fui la ville avec un amant. La bergère de «Babeau» conte le suicide de Fabre, dont elle a été le témoin passif. «Le Mouton» décrit un paysage à travers l'image d'un animal vivant que l'homme domine et torture. «Au pays des coupeurs d'arbres» évoque la vie passée d'une ferme désormais en ruine. Le narrateur de «la Grande Barrière» veut réconforter une hase qui agonise, mais il s'aperçoit que sa présence cause à l'animal une horreur plus terrible que la mort. «Destruction de Paris» offre une vision à la fois satirique et compatissante de la vie du Parisien, alors que «Magnétisme» montre que les habitués du café d'un petit village connaissent le vrai sens de la vie. «Peur de la terre» évoque la terreur de l'homme face à la nature et «Radeaux perdus» l'expérience de la mort dans les villages reculés. Enfin, dans «le Chant du monde», le narrateur songe à un livre qu'il souhaite écrire et qui porterait ce titre.
En dépit de la diversité des nouvelles qui le composent, le recueil comporte certains traits récurrents qui fondent son unité. Ainsi, tous les récits, à l'exception du premier, émanent d'un narrateur qui parle à la première personne et que bien des aspects invitent à confondre avec l'auteur: il s'appelle Giono dans «Ivan Ivanovitch Kossiakoff» et, dans plusieurs nouvelles, il répond au prénom de Jean. Certes, les deux instances demeurent distinctes, mais Giono se plaît à les rapprocher, comme pour lester de réalité les fictions qu'il relate et pour matérialiser dans les textes la genèse de l'acte créateur. Le «je», disponible, sait accueillir les multiples histoires qui viennent à lui et trouver la voix (le ton des récits est en effet plutôt celui de l'oralité) propice à leur restitution. Le cadre rural des nouvelles est également un facteur d'unité et annonce le climat de nombre d'oeuvres futures.
Le titre du recueil allie deux notions d'une manière a priori énigmatique. La nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage et l'inaugure présente la solitude de celui qui connaît la pitié comme une conséquence de la cruauté du monde. Rares en effet sont ceux qui ont d'autres motivations que leur propre égoïsme, et le curé lui-même, censé, par sa fonction, pratiquer la charité, est incapable d'apercevoir autre chose que son intérêt et son confort. Cette postulation constitue le fondement du recueil: «Celui qui s'abstrait de l'égoïsme de la masse est seul capable de pitié», explique Giono (entretien avec P. Citron, avril 1969), mais chaque nouvelle propose une mise en rapport singulière des deux notions du titre.
La tonalité d'ensemble de l'oeuvre est pessimiste, dans la mesure où la pitié est peu souvent présentée comme positive et efficace. Le syntagme «solitude de la pitié» signifie alors que sujet et objet de la pitié ne sauraient se rejoindre: celui qui éprouve la pitié et celui qui l'inspire demeurent le plus souvent radicalement seuls. Ainsi, dans «la Main», la pitié est inutile parce qu'elle est le fruit d'un malentendu; l'aveugle Fidélin conclut sa poignante histoire par une étrange formule qui semble lui retirer sa crédibilité: «Il faut bien dire quelque chose pour rire.» Dans «Jofroi de la Maussan» et dans «Sylvie», l'être qui inspire la pitié est incapable de s'en apercevoir car il est coupé du reste du monde, muré dans une idée fixe ou des illusions: Jofroi, qui ne pense qu'aux arbres qu'il a plantés et qu'on veut détruire, ne voit pas la patience et les efforts dont les autres font preuve à son égard; Sylvie, perdue dans des souvenirs idéalisés, ignore l'amour vrai et profond qu'elle inspire à son confident de tous les jours. «La Grande Barrière» montre que la pitié peut être une torture et non un réconfort: «La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise; ma main qui caressait était plus cruelle que le bec du freux.»
Dans ce recueil, bien des existences se croisent sans parvenir à se rencontrer, bien des personnages sont voués à une destinée qui demeure énigmatique, du fait notamment que les nouvelles n'en captent que des instantanés et ne dévoilent ni leur passé ni leur avenir. L'incommunicabilité qui, dans bien des récits, sépare les personnages est d'autant plus poignante pour le lecteur que lui-même, faute d'informations suffisantes, est confronté à des êtres qui restent opaques, qui le touchent au vif sans qu'il puisse totalement les déchiffrer. C'est alors à sa propre solitude qu'est renvoyé le lecteur, invité à méditer sur son appartenance à l'universel égoïsme et sur les limites de sa propre faculté de compassion.