"Les peintres cubistes" est un essai de Guillaume Apollinaire (Guillaume de Kostrowistsky, 1880-1918), publié en 1913, chez Eugène Figuière et Cie, éditeurs à Paris, accompagné de 45 portraits et reproductions hors-texte, réédité depuis 1922 et 1950.
L'ouvrage se compose de deux parties: la première, "Méditations esthétiques", constitue, comme son titre l'indique, une sorte d'introduction d'ordre général à la seconde, "Peintres nouveaux", dans laquelle l'auteur analyse l'oeuvre de neuf peintres représentatifs de la nouvelle tendance (Pablo Picasso-Georges Braque-Jean Metzinger-Albert Gleizes-Marie Laurencin-Juan Gris-Fernand Léger-Francis Picabia-Marcel Duchamp, et un sculpteur, Duchamp-Villon, auquel est consacré un appendice); enfin, une courte note mentionne les artistes vivants rattachés par l'auteur au mouvement cubiste, ainsi que les écrivains et journalistes qui les ont défendus.
Pour mesurer toute l'importance de ce texte, il faut le replacer dans son époque et tenir compte du fait qu'il constitue la première tentative, non pas pour expliquer et pour défendre, que pour définir les caractères propres au nouveau mouvement pictural: son "climat" spirituel, ses ambitions, sa nécessité historique. Car, "on ne peut transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l'abandonne en compagnie des autres morts et l'on s'en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et, si l'on devient père, il ne faut pas s'attendre à ce qu'un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre".
Ainsi, ce premier chapitre, empreint du lyrisme particulier au poète, développe l'idée que le "monstre de la beauté n'est pas éternel" et que le seul but des artistes doit être de mettre en oeuvre les vertus plastiques: la pureté, l' unité et la vérité entendues comme éléments permettant à l'homme de dominer souverainement la nature, en un mot, de créer. Et cette vérité, pour Apollinaire, c'est la seule réalité, une réalité qu'"on ne découvrira jamais une fois pour toutes", car "la vérité sera toujours nouvelle".
Il aborde alors dans le chapitre II les caractères propres aux peintres nouveaux: absence de sujet véritable, observation et non plus imitation de la nature, abandon des moyens de plaire, cette peinture nouvelle étant à l'ancienne ce que la musique est à la littérature, autrement dit une peinture pure, qui n'entraînera pas pour autant la disparition des anciens modes plastiques: "Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre". Et après avoir rappelé l'anecdote d'Apelle et de Protogène, dans Pline, révélant la sensibilité des Grecs à la "beauté" d'un simple trait sans signification usuelle, Apollinaire en vient (chap. II) à l'accusation portée contre les peintres cubistes de nourrir des préoccupations géométriques: pour lui, les figures géométriques sont l'essentiel du dessin: elles sont aux arts plastiques ce que la grammaire est à l'art d'écrire, et les peintres ont été naturellement amenés, par intuition, à se préoccuper des nouvelles mesures de l'étendue, rejoignant en quelque sorte les perspectives ouvertes par la géométrie non-euclidienne. Les grands poètes et les grands artistes, écrit l'auteur, ont pour fonction sociale de renouveler sans cesse l'apparence que revêt la nature aux yeux des hommes, déterminant la figure de leur époque et atteignant au type idéal (sans toutefois se borner, en l'occurence, à l'humanité) et offrant du même coup des oeuvres plus cérébrales que sensuelles; c'est ce qui explique le caractère de grand art, d' art sacré, présenté par l' art contemporain sans que celui-ci soit l'émanation directe de croyances religieuses déterminées. Faisant ensuite justice de l'accusation de "mystification" ou d'"erreur collective", lancée contre les nouveaux peintres, Apollinaire trace un bref historique du Cubisme, des origines de son appellation (donnée par dérision, en 1908, par Henri Matisse) aux plus récentes expositions de 1912. Il essaie enfin, en se référant aux divers peintres, de déterminer les quatre courants internes du mouvement qu'il partage en cubisme "scientifique", "Physique", "Orphique" et "Instinctif"; et conclut en rappelant que le Cubisme a eu, avant Cézanne, Courbet pour point de départ, affirmant en outre que l'école moderne de peinture est la plus audacieuse qui ait jamais été: "Elle a posé la question du beau en soi". Des analyses consacrées aux différents peintres, dans la deuxième partie, on retiendra surtout les pages sur Picasso, évocation poétique de l'homme et de l'oeuvre, indissolublement mêlés, dans laquelle Apollinaire fait preuve d'une surprenante pénétration. Si toutefois il exalte avec un enthousiasme égal, ou presque, l'oeuvre des autres peintres, on ne saurait aujourd'hui lui en faire grief: si, après coup, des artistes comme Picasso et Braque nous apparaissent comme l'expression achevée de la peinture nouvelle, au-delà du Cubisme lui-même, n'oublions pas pourtant que les autres peintres en étaient aux "promesses" et se révélèrent davantage mûs par des intentions que tendus vers la concrétisation d'une nécessité intime en accord total avec leur personnalité. Si on a pu dire plus tard que Gleize et Metzinger étaient les théoriciens du Cubisme, Apollinaire en fut le poète, dans le vrai sens du terme: celui qui saisit à la fois l'aspiration du peintre et l'attente du spectateur, dans cette difficile entreprise, toujours renouvelée, qui consiste à concilier les nécessités de la communication et de la liberté. Aussi, ce petit livre contribua-t-il grandement à l'essor d'un mouvement capital dans l'histoire de l' art d'aujourd'hui.
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