"Les épreuves su sentiment" est un recueil de nouvelles de François Thomas Marie de Baculard d'Arnaud (1718-1805), publiées à Paris chez divers éditeurs de 1764 à 1780.
Elles paraissent d'abord séparément; leur vogue encourage l'auteur à choisir un nouveau mode de publication, la «collection», à partir de 1772. Ainsi les Épreuves comprennent-elles cinq tomes, soit vingt-cinq histoires rééditées en France jusqu'en 1815, dans le cadre des Oeuvres de Baculard. Il connaît un large succès avec cette série, dont l'Année littéraire fait régulièrement un compte rendu élogieux. Dans le clan de Fréron, Baculard devient le conteur moral idéal. Son public s'étend des boutiques au Trianon.
Nous proposons ici une typologie des schémas narratifs utilisés dans les Épreuves, en sept cycles. Dans celui de la séduction, une jeune fille, souvent campagnarde, succombe au charme d'un noble dont la promesse de mariage est remise en question par la corruption ou les autorités («Fanni», t. I; «Clary», I; «Julie», I; «Rosalie», III). Dans le cycle des rivales, la séduction passe par un combat: deux soeurs («Lucie et Mélanie», I), deux amies («Sélincourt», II) se disputent le coeur d'un homme. Le cycle de la mésalliance rassemble des couples formés contre la volonté de leurs parents («Anne Bell», II; «Makin», IV; «Amélie», IV; «Daminville», V). La puissance de l'amour tient à son ambiguïté (quatrième cycle): il dégénère en jalousie («Nancy», I; «Adelson et Salvini», II; «Ermance», IV), ou se sublime en sacrifice et en bravoure («Batilde», I; «Sargines», II). Cinq nouvelles illustrent la vision que Baculard a de la société. Il oppose la corruption urbaine à la pureté rustique (ou la richesse à la pauvreté): deux héroïnes incarnent ces deux pôles dans «Pauline et Suzette» (V). Le héros de «Bazile» (III) en choisit un, alors que celui de «Lorezzo» (III) dépasse leur opposition, comme le couple d'«Henriette et Charlot» (V). Dans «Germeuil» (V), un père de famille échappe in extremis à l'enfer urbain. Le sixième cycle célèbre un personnage singulier, le bienfaiteur. Le modèle de Pygmalion est fatal dans «Liebman» (III); l'Anglais généreux de «Sidney et Volsan» (II) apporte la prospérité et l'harmonie; un jeune homme dévoué rétablit avec éclat l'honneur de son ami juge («Zénothémis», III). Le cycle du bâtard fait du paria un héros: soldat courageux, il retrouve son père dans «Valmiers» (V) et «D'Almanzi» (IV).
Avec les Épreuves du sentiment, Baculard a trouvé sa voie. Le récit court est dans son oeuvre la forme phare. Il avoue, dans le «Discours préliminaire» des Épreuves, que ses récits ne sont que des «bagatelles», mais il assure que cette légèreté est un appât. Au moyen d'images touchantes, l'auteur fascine le public à des fins morales. Il cultive ce «germe précieux qu'a mis en nous la Sagesse suprême»: la sensibilité. Il place ses textes sous le patronage de Térence («Homo sum...») et de Fénelon (Télémaque). La réussite de son projet tient à une dynamique dramatique. Shakespeare est son modèle théâtral de prédilection: Othello hante les jaloux des Épreuves; dans «Adelson et Salvini», la représentation de Roméo et Juliette prend la dimension d'un psychodrame. Le modèle de l'écriture dramatique est surtout sensible dans la force du dialogue. La sensibilité se donne en spectacle au fil de discours altérés par l'émotion: l'auteur pratique le style «haletant»; la parole bouleversée s'abolit dans le cri, le soupir, les larmes. Celles-ci coulent en abondance dans les Épreuves, baignent les êtres, les régénèrent; ils acquièrent par elles le langage sublime des âmes sensibles, source de plaisir au-delà de toutes les douleurs qu'ils sont appelés à subir. L'émotion spectaculaire atteint son sommet, lorsque le pathos confine au pathologique: femmes et hommes s'évanouissent, sombrent dans la léthargie, la maladie, la folie.
Mais l'excès pathétique sert la modération idéologique: Baculard propose de résoudre des situations critiques par le biais d'une religion de bienfaisance, culte d'un Dieu indulgent, servie par des prêtres qui apportent aux malheureux éprouvés une aide morale et matérielle. Ils représentent le dernier bastion de la vertu, dans une société où l'on ne sert qu'un maître, l'argent. L'économie baculardienne fonctionne au rythme des dons, car l'argent pourrit, si on l'entasse. Il entretient la corruption ambiante, symbolisée par le «bel esprit». L'excessif raffinement et l'essor de la philosophie voisinent en effet, selon Baculard, avec un reste de barbarie, tel que le préjugé qui marginalise encore les bâtards, dans la société contemporaine. La sensibilité, elle, peut assouplir l'ordre social; elle entre dans la promotion d'un bonheur bourgeois dont les Épreuves sont le vecteur. Son art de la conciliation a fait de Baculard un vulgarisateur idéal pour la masse des lecteurs qu'il fallait initier aux métamorphoses idéologiques de leur siècle.
Commentaires
Splendide.
Merci.