Ce recueil se compose de sept entretiens avec l'écrivain belge d'expression française Michel de Ghelderode (pseudonyme de Michel Martens, 1898-1962), enregistrés en août 1951 à Ostende; il a été publié en 1956. Ces entretiens, où l'écrivain répond aux questions de Roger Iglésis et Alain Trutat, ont été diffusés en 1951-1952 sur les antennes du Club d'essai de la RTF sous le titre "Images et Visions d'un solitaire". La création à Paris de toute une série de pièces ("Hop Signor"; "Escurial"; "Mademoiselle Jaïre"; "Fastes d'enfer"; "Sire Halewyn"; "Barabbas"; "Magie rouge", et l'édition du Théâtre complet et définitif de Ghelderode suscitaient un singulier élan de curiosité. Enthousiasmés ou scandalisés, spectateurs et lecteurs cherchaient à se faire une idée de cet auteur, et ces "Entretiens", où Ghelderode ne cache pas l'embarras, pour ne pas dire le refus parfois du créateur à rendre compte de son oeuvre, avaient pour but de répondre aux questions multiples du public.
Nous pourrions développer à l'infini une image absolue entre toutes, revenant comme une obsession dans la bouche de l'écrivain: celle de la bulle de verre, bleue de la pensée, mais invisible, à force de transparence, pour l'oeil. A l'intérieur, un point noir comiquement absurde -l'homme que le cri et le silence ne semblent libérer de ses attaches que pour mieux l'enfermer dans ses origines. Cependant, puisqu'il faut bien s'expliquer plus clairement, Ghelderode avoue que son théâtre vise avant tout, dans son délire et sa cruauté, à exprimer l'homme éternel, hanté au seuil de la mort par les courants contraires de l' angoisse et du repos, de la solitude et de la révolte, de l'amour et de la haine, de l'érotisme et de la pureté. Prisonnier volontaire, sa vie durant, de la nudité absolue des plaines et des horizons bas, de la solitude de sa chambre, des archives du passé et de la mémoire, Ghelderode a voulu que son théâtre soit le miroir où se relétait sa quête de soi-même, son interrogation de la hiérarchie des incarnations dont il était la somme terrestre et fabuleuse. Il nous conte le froid dont il souffrit dans une famille sans effusions, où l'on ne parlait guère, où l'on se tutoyait jamais; la solitude d'une jeunesse passée auprès d'une mère à l'âme maladive et timide, perdue dans un univers baroque et surnaturel, dans des récits de résurrection et de réincarnation, auprès d'un père archiviste dont la vie consista à faire et à défaire l'histoire en déchiffrant des chartes, des sceaux, d'anciens registres obituaires, des noms d'hommes obscurs -signes laissés par les passages des races conquérantes.
Esprit chimérique, taiseux, peu liant, Ghelderode paraît suspect à ses maîtres comme il le paraîtra à ses contemporains. Il défend l'active et rayonnante solitude sans laquelle la présence du divin ne peut se manifester, ni la méditation prendre la forme d'une oraison. "Je cherchais le signal secret d'une patrie mystique où j'irai lorsque la flamme aura quitté les cendres". La peur, la maladie, et à travers elle la vision de la mort, le poussent à écrire des contes, puis ses premières pièces qui, nourries de ses lectures (Poe, Cervantès, Erasme, Charles de Coster, Lesage) et de la découverte du théâtre élisabéthain, ne tarderait pas à lui valoir un cercle de lecteurs enthousiastes. Le langage de Ghelderode est ici d'un bout à l'autre incantatoire, proche du cri et de son théâtre même, ne laissant rien au hasard: les grandes joies, les grandes peurs de son existence, ses obsessions, ses utopies, ses songes. Cependant, dans ce livre capital, Ghelderode retient sans cesse le flux verbal, non lorsqu'il nous livre les grands faits de sa vie, mais lorsqu'il est question du sens de son théâtre dont il nous parle maladroitement, comme pour rester à l'extérieur, délivré, dans l'attente de la mort. Interrogé sur le sens du mot cruauté (le dernier mot de "L'école des bouffons", sa dernière pièce) il déclare: "Cruauté veut dire réalité, peinture exacte, sans mensonge. Exemple: Rembrandt est cruel quend il peint la chair (...) Breughel, quand il nous montre des paysages irréels dans lesquels il met des paysans irréels dans lesquels il met des paysans qui ne sont que réels et qui le sont trop; cette dissonance est cruelle aussi." Interrogé sur le but de son théâtre, il répond: "Le mien en particulier n'est pas de consoler, et moins d' attrister. Le théâtre est un constat. Et la définition qu'en a donnée Shakespeare reste vraie par les siècles. J'ajouterai que le théâtre suscite, s'il est mauvais, le plaisir -s'il est bon, la joie. Le bas théâtre peut pervertir, le haut théâtre élève, donne au spectateur une possibilité de lévitation. La morale n'ayant rien à faire dans la question."
Commentaires
Savez-vous où l'on peut se procurer les enregistrements audio (pas le texte, que l'on trouve relativement facilement) de ces entretiens ?
Merci pour votre réponse éventuelle à michelchantraine@hotmail.com.