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Les écrits d'Aragon sur Matissse

 

images?q=tbn:ANd9GcTL3veRX2PzI28VHEqkUgJClC6PF63stMaixatuLdQkL99SyjcY3w12272740091?profile=original"Henri Matisse" est un ensemble d'écrits de Louis Aragon (1897-1982), publié à Paris chez Gallimard en 1971.

Rédigé de 1941 à 1971, rassemblant des textes cousus dans un ordre chronologique que malmènent les «notes» et «parenthèses» d'après-coup, exhibant les variations de ses incessantes relectures étalées sur trente ans, Henri Matisse, roman dévoile à mesure sa propre genèse, tant par l'abondante illustration de Matisse  - la mise en page ayant été effectuée par Aragon lui-même-  que par la typographie, qui restitue les strates, ajouts et commentaires successifs du manuscrit. Projeté depuis la rencontre du poète et du peintre à Nice durant l'Occupation, et peu à peu «farci» des différentes collaborations des deux artistes, le livre semblait ne jamais devoir trouver un terme jusqu'à ce qu'Aragon décide d'y intégrer le «roman» de son impossibilité.


De «Matisse ou la Grandeur» daté de novembre-décembre 1941 à l'«Apologie du luxe» de janvier 1946 (tome I), des «Semblances fixées» de 1945-1946 au poème "Henri Matisse dans sa centième année" de décembre 1968 (tome II), le livre joue sur l'alternance presque régulière des textes initiaux et des commentaires ultérieurs, une alternance que compliquent les parenthèses et notices. S'y tressent trois fils conducteurs: l'histoire des relations du peintre et de l'auteur, l'explication d'une oeuvre et ses leçons, le récit  -éclaté- de deux vies au travers de l'histoire du livre. Les rapports du texte à l'image, puis du texte à lui-même démultiplient les niveaux de lecture, brisent la linéarité du «roman» pour une synchronie impossible, d'où se dégage un labyrinthe qui est peut-être d'abord celui de tout autoportrait.



Étrange désignation que celle de «roman» pour l'un des plus grands livres consacrés à Matisse, et dont le caractère provocateur a bien fonctionné, si l'on en croit les réactions d'incompréhension ou de colère que la désinvolture à l'égard des frontières génériques n'a pas fini de susciter... Mais sous l'effet de surprise désiré jouait pour Aragon un jeu d'échos plus essentiel, l'intégration du nom de genre au titre faisant référence à Anicet ou le Panorama, roman, et, à travers ce livre de jeunesse, au long conflit de l'écrivain et d'un mot qui engendra sa théorie. Ainsi le livre est-il un «roman» selon Aragon en ce qu'il est une machine à comprendre l'homme, comme l'indique l'exergue, emprunté à Saint-John Perse: «Mais c'est de l'homme qu'il s'agit!», à savoir de l'homme dans son rapport au temps, à l'Histoire, à la douleur - Henri Matisse, roman proposant une magistrale interprétation du bonheur matissien comme dépassement de la souffrance- et à la création. Mais de deux hommes à la fois, Matisse et l'auteur se faisant miroir l'un de l'autre dans une «parenté» où la déférence d'Aragon confie au peintre une figure de père. Aussi la compréhension de l'oeuvre de Matisse donne-t-elle accès à celle d'Aragon. L'étude du modèle  -indispensable, pour s'en éloigner, selon le peintre-approfondit ainsi la question du réalisme selon Aragon. Cet exposé des «dettes» esthétiques et d'un remarquable travail du regard ne prend cependant en rien la forme d'un traité, mais respecte les palinodies d'une réflexion. Guide éblouissant de la vie et de la création matissiennes, le «roman» se constitue aussi dans une accumulation de pistes laissées en suspens, tant dans les réflexions esthétiques que dans les pauses biographiques. Excitant le désir, cet art de la frustration convie le lecteur à l'invention de son propre parcours, le livre, «oeuvre ouverte», exigeant le «roman» de sa recomposition. Mais à travers la référence au Roman inachevé, le terme fait signe aussi vers la biographie ou la diction du moi, par une écriture diagonale propre à Aragon, toute saisie directe de soi relevant d'un mensonge que le travestissement romanesque peut seul dépasser. Palais, tombeau, lieu d'un énigmatique croisement de deux créateurs, mais aussi de l'art et de l'existence, Henri Matisse, roman a donc édifié sur son inachèvement une «somme» vertigineuse, où se trouvent cryptées et découvertes à la fois les aventures de la modernité et les «secrets» de deux de ses plus grands acteurs.

Cité en extrait («Écrit en 1969», tome I) dans Henri Matisse, roman et contemporain des dernières relectures qui l'ont constitué, Je n'ai jamais appris à écrire ou les Incipit (publié chez Albert Skira en novembre 1969 dans la collection au titre éclairant des «Sentiers de la création») est un versant complémentaire de l'explication de son esthétique par Aragon. A partir d'une fable d'enfance - l'auteur ne se souvenant pas d'avoir «appris» le tracé des lettres-, les Incipit explicitent l'invention romanesque chez Aragon dans un parcours de toute l'oeuvre. Sans plan préconçu, le roman jaillirait d'une phrase assez semblable au «don des dieux» de l'écriture poétique, le développement de la narration visant d'abord à en légitimer l'arbitraire initial. Il s'agit alors moins d'écrire que de «lire» le roman à venir, qui se déploie au rythme d'une écriture plutôt qu'à celui d'une structure qui lui préexisterait.

Dans une écriture fluente qui paraît corroborer sa thèse, cet autre «traité du style» invente sans doute en partie un mythe de la création, le réalisme aragonien ayant été plus contraint qu'il n'en donne l'air. Reste que la liberté d'allure caractérise cette oeuvre _ et l'inflexion du récit selon une logique de l'imaginaire (voir Aurélien). Le «mythe» contient ainsi sa part d'excès et une part, sans doute plus grande, d'authenticité.

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Commentaires

  • " «don des dieux» de l'écriture poétique, " : phrase splendide et qui le résume si bien.
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