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La musique de Django.

   

Il était près de minuit. Rares étaient les fenêtres au travers desquelles on pouvait distinguer de la lumière. A cette heure-ci, la plupart des habitants dormaient.

Le sol était luisant, il avait plu toute l’après-midi. Les reflets de la lune au fur et à mesure que j’avançais, se trouvaient toujours devant moi. Peut-être qu’ils me guidaient. Je crois que j’étais ivre.

Au bout de la chaussée, à proximité d’une usine, il y avait un café, le Trombone, dont l’arrière-salle servait de local pour des réunions politiques ou bien de salle de spectacle pour applaudir des artistes de passage, des musiciens généralement, de ceux dont les noms ne s’affichaient pas encore en grand sur les affiches ou qui ne s’y affichaient plus.

Ce soir là, c’était Django qui se produisait. Le grand Django et quelques musiciens. Il avait fait halte dans la ville parce qu’un de ses musiciens y avait des amis, et il avait accepté de jouer devant un parterre d’amateurs sans protocole particulier, un verre de bière à proximité de sa guitare. Le lendemain, il avait un gala à Bruxelles, plus académique sans doute.

Durant l’après-midi, Elisabeth était venue rendre visite à Claire. C’est elle qui lui avait dit que Django jouerait ce soir pour ses amis.

Claire avait demandé :

- Tu crois que je peux venir ?

- Je connais son batteur. Je l’ai rencontré quand je travaillais à Paris. C’est un homme vraiment beau. Avec quelque chose de méchant dans le regard. Il te plaira, tu verras.

Elle se tourna vers moi.

- J’espère que tu n’es pas jaloux ? D’ailleurs, je veillerai sur elle comme si c’était ma fille.

Je n’aimais pas Elisabeth. Au début, j’avais éprouvé de la compassion pour elle et du mépris pour son mari. Il la trompait avec sa secrétaire depuis plus d’une année et ne s’était réconciliée avec sa femme que lorsque sa secrétaire s’était mariée, et avait trouvé du travail dans un département public qu’il ne supervisait pas.

Depuis, avec le scepticisme des femmes jalouses, Elisabeth mettait en doute l’amour et jusqu’à la simple amitié.  

C’était à l’époque où Claire et moi étions sur le point de nous quitter. Elle avait peur de mon instabilité. Elle avait dit :

- C’est mieux pour tous les deux.

Je répétais : c’est mieux, mais j’avais la poitrine serrée. J’avais besoin d’elle. Rien que d’être proche d’elle, j’avais besoin de la  serrer contre moi.

L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’Elisabeth se leva pour partir. Je suis parti à mon tour.  

J’éprouvais une sensation étrange. Cette ville dont je connaissais chaque rue m’était devenue étrangère. Elle m’était hostile comme l’étaient les villes qui hantaient mes cauchemars. Je la connaissais, je savais comment me rendre à tel ou tel autre endroit mais je n’y parvenais jamais, et je me réveillais soulagé mais trempé de sueur. Les maisons, les voitures, même les gens que je croisais avaient une densité que je n’avais jamais remarquée, jamais ressentie.

Je me suis attablé dans un café pratiquement vide, et j’ai bu de l’alcool. Le soir était tombé quand j’ai décidé d’aller écouter Django, j’ai toujours aimé sa musique. Sa musique était âpre, c’est le mot qui me venait à l’esprit, et j’avais besoin de cette âpreté qui bouscule les existences trop lisses et vous noue l’estomac. Je priais pour qu’il pleuve. A verse.  

Il était près de minuit lorsque je suis arrivé au Trombone. Django était attablé, entouré de quelques amateurs qui lui parlaient en riant comme s’ils étaient des amis de toujours. Lui, la guitare sur les genoux, au lieu de répondre, grattait quelques mesures. Tout le monde avait l’air d’avoir bu.

- Bernard !

Philippe me faisait des signes de la main. Il avait le regard trouble des ivrognes. Sa femme l’avait quitté le mois dernier. Il ne comprenait pas pourquoi. Il avait une situation en vue qui en faisait un homme respecté. Et bel homme, à ce que disaient les femmes que leur couple fréquentait.

Lucie l’avait quitté au bout de sept ans de mariage. Sept ans, c’est une période critique, lui avait-on dit pour le consoler, mais ça ne l’avait pas consolé.

J’avais envie de rire. Les hommes que leurs femmes ont quittés se regroupent souvent dans les mêmes endroits sans qu’ils l’aient expressément  recherché. Les femmes que leurs maris ont abandonnées, se regroupent-elles instinctivement dans des endroits dédiés ? C’était une réflexion idiote.

- Il y a longtemps que tu es là ?

- Depuis, le début. J’aime beaucoup Django, j’aime beaucoup le Jazz. Je ne sais plus qui m’en a parlé.

- Moi, c’est Elisabeth qui m’en a parlé. Elle connaît son batteur, elle l’a rencontré à Paris. Un homme auquel aucune femme ne résiste, je suis curieux de le voir.

- Il est parti, d’ailleurs c’est Elisabeth qui est venue le chercher. D’abord, il a fait non de la tête. Je les voyais bien, j’étais au premier rang. Puis il a fait un signe à Django, et ils sont sortis. Puis elle est revenue, elle était seule. Au bout d’un moment, elle m’a fait un geste de la main, et elle est partie à son tour. Et toi ? Tu es seul ? Et Claire ?

Je n’ai pas répondu. J’aurais du lui dire que Claire était venue avec Elisabeth. Elisabeth était entrée seule, elle avait parlé au batteur, il avait dit : non, puis il l’avait suivie, et il n’était pas revenu. C’était criant de vérité, c’est Claire qui l’attendait dehors. Elle était sensible à ces aventures d’une nuit qui excitent l’imagination autant que les sens. Il lui arrivait de me dire lorsque nous étions dans un endroit public, un musée, une église même :

- Viens, rentrons, j’ai les sangs tout remués.

Nous rentrions au plus vite parce qu’elle avait le visage livide.

J’ai quitté le Trombone sans me préoccuper de la pluie qui tombait de plus en plus fort. Je voulais qu’elle me voie quand elle sortirait de l’hôtel quitte à l’attendre toute la nuit. Je ne savais pas ce que je lui dirais mais je savais qu’il fallait que je lui parle.

A proximité de l’hôtel, celui où descendent les personnalités de passage, j’ai vu la voiture de Claire.  Ce n’était pas la première fois qu’elle garait sa voiture à cet endroit, elle habitait un peu plus loin. Mais j’ai pensé à ce qu’avait dit Philippe, à ce que j’en avais déduit, c’était aussi clair que si j’avais assisté à la scène de séduction à laquelle elle avait dû s’être livrée.

Je n’ai pas osé entrer dans l’hôtel à cette heure-là. J’ai été tenté de le faire, mais j’ai eu peur du scandale que cela aurait provoqué. Soit, ai-je pensé, je l’attendrai en face de l’hôtel, je ne pourrai pas la manquer. Toute la nuit. Même s’il continuait à pleuvoir.  Et j’ai attendu toute la nuit.

Il devait être sept heures du matin lorsqu’une grosse voiture est sortie du garage. Une voiture américaine immense comme les affectionnaient les musiciens de l’époque. Une Cadillac rose avec des fleurs peintes sur les portières. Ils étaient cinq qui sortirent de l’hôtel avec leurs instruments serrés dans une housse. Quand ils ouvrirent le coffre, la batterie s’y trouvait déjà. Le batteur, un grand gaillard moustachu la repoussa au fond du coffre. C’est à la douceur avec laquelle il poussa son instrument que j’ai deviné qu’il était le batteur. Mis à part les cinq musiciens, personne d’autre ne sortit de l’hôtel. Personne !

J’ai attendu qu’ils soient tous partis. Je me suis dirigé vers la maison de Claire. Je priais pour qu’elle n’y soit pas. Je ne pouvais pas avoir passé toute la nuit dehors, le cœur serré, empli de haine, heureux de souffrir, uniquement parce que je me serais trompé ? J’ai sonné. Très vite la porte s’est ouverte. Elle était devant moi en robe de chambre.

- J’étais folle d’inquiétude. Mon dieu, mais tu tiens à peine debout. Tu es glacé. Où as-tu passé la nuit ?

Elle m’a déshabillé, elle m’a mis au lit, et elle s’est étendue auprès de moi.

C’est la dernière fois que nous passions la nuit ensemble.

 

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Commentaires

  • Très très belle nouvelle sur fond de nostalgie. On se laisse facilement glisser dans l'atmosphère trouble que vous excellez à distiller.

    Sans compter "la chute" toujours aussi inattendue.

    Décidément, vous avez le "don".

    Nous avons des amis absolument entichés de Django .... avec raison d'ailleurs.

    Bonne soirée. Rolande.

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