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La faille JGobert

A l’entrée d’un parc, une vision étrange, un lutin tire laborieusement une vieille besace. Lourde et bien remplie, il peine à avancer. Il la traine cruellement derrière lui depuis des lustres. C’est son travail, son boulot sur la terre comme d’autres ont une destinée bienveillante. Un sac de vieilles lettres entassées, non distribuées, non remises. Elles sont fermées et enferment des mots par millier. Certaines n’ont pas de destinataires et pas d’expéditeurs. Pleines de ratures, de non-dits,  de mots cruels, de sentiments inhibés, refoulés, dérisoires, imparfaites, incomplètes, elles sont un poids lourd à porter.

Il tracte cette charge et traverse le parc par tous les temps. Peu de gens le voient.  Et ceux qui l’aperçoivent ont peur. Ils ne veulent pas l’aider, le soulager, le débarrasser de ce fardeau étrange. Ces envois sont vieux, obsolètes, désuets. Nul ne se sent concerné et ne veut prendre sa part dans ce jeu insolite et accepter ce qu’il a écrit dans le passé. Certain craigne, appréhende ce qu’ils recèlent et pensent parfois n’avoir pas été à la hauteur à un moment de leur vie.

Le lutin me tend une lettre. Etonnée, je la refuse.  Elle n'est pas à moi. Je n'ai jamais écrit de lettre. Je ne connais pas ce destinataire. Mon esprit fouille vainement cette mémoire faillible et refuse tout net de reconnaître cet acte passé. Quelle idée de me rendre cette vieille missive jaunie. Subitement je me souviens de cet écrit, de cette histoire. Il y a si longtemps, il y a trop longtemps. Je n’ai rien oublié mais refermé fermement mon cœur et rejeté au loin ce vécu de ma mémoire.

Cette lettre n’est donc pas parvenue à son destinataire.  Peut-être est-ce la raison de son silence ? Tout aurait été différent. Le destin a choisi. Lutin, reprend ton courrier, il n’a plus de raison d’être. Ma réalité est ailleurs. C’est un passé qui n’a pas existé et que je ne veux pas imaginer.

La quête du lutin est souvent sans succès. Il sait depuis longtemps que ces lettres renferment des peurs, des tourments, des vérités, des mensonges. La plupart du temps, il n’insiste pas auprès des hommes qui renient ainsi leurs pensées passées. Il fait quelques pas, trébuche et part avec son lourd fardeau de mystère, de secrets, de larmes.

Le lutin connaît les lettres sans les avoir lues. Celles écrites sur du papier pelure pour en alléger le poids n’ont ni nom ni date et parlent d’amour impossible. Celles écrites d'une main d’enfant sont terribles. Elles recèlent, révèlent des faits insensés, des cris étouffés, des silences lourds. Les mots que les adultes ne veulent pas entendre.  Celles écrites au crayon renvoient à la souffrance, à la mort et n’annoncent que des larmes et des pleurs.
Le lutin connait toutes ces litanies par cœur et accepte que personne ne veuille les reprendre, les récupérer, les vivre. Les douleurs, les souffrances sont trop nombreuses, exprimées avec pudeur ou énoncées avec cris.

Le vieux lutin passe dans les âmes, dans les cœurs, ramasser ce courrier comme un facteur. Il hésite et revient vers moi. Insiste. Non, je ne veux pas la reprendre, la compléter, l’envoyer, et remplir les blancs que j’y ai laissés. Je sens une douleur étrange. J’ai le cœur qui se serre.

Le lutin continue sa course et cherche un autre preneur qui le déchargera de son fardeau. Un homme devant lui, troublé, ne comprend pas cette démarche. Il prend une lettre, l’ouvre et d’un geste brusque, la jette dans le caniveau. Il a des larmes dans les yeux. A peine lue et effleurée de la main, une souffrance intense lui comprime le corps. Il ne veut pas revivre son histoire, ni recommencer cette bataille une nouvelle fois. Il a tiré un trait sur cette époque. Il est tourné vers l’avenir.

Le génie n’en a pas fini avec ces messages venus pour ramener et confronter les hommes à leur réalité.  Le monde est une faille, une fêlure que l’humanité entretient avec des mots et des actes déloyaux.

 

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Commentaires

  • Bonjour Gil,

    On nait seul et on meurt seul. Le reste n'est que la vie.

    Amitiés

    Josette

  • Bonjour Josette

    Je ne pense pas que la grande majorité des gens aient un quelconque besoin de quelqu’un pour les ramener à leur passé et les culpabiliser de ces moments négatifs de leur vie où ils ont sans doute manqué bien des choses, où ils peuvent avoir raté bien des aubaines, bien des occasions de vie plus passionnante, plus agréable, où ils ont connu des échecs, des désillusions, des faillites sentimentales, où ils ont fait des erreurs de projets et de jugements vis-à-vis des autres. La vie est suffisamment difficile, compliqué comme ça et il y a bien trop de prêcheurs, de bonimenteurs du bien-pensant et du bonheur, et bien trop d’exploiteurs et de charognards de nos malheurs pour ne pas y rajouter en plus des litanies sans fin de regrets et de remords qui ne servent à rien et de la culpabilité à tout va d’être du genre humain. Rien ne s’oublie de la vie, les bonnes choses comme les mauvaises, et chacun doit faire avec sa mémoire et sa conscience sans y perdre l’estime de soi-même qui est si nécessaire, si vitale, et qui est pourtant mise à mal par tant d’impostures sociales et culturelles, par tant de discours xénophobes, fascistes, voire déistes. Dans la vie, on ne fait pas ce qu’on le veut, mais ce qu’on le peut, car tant de choses sont hors du peu qu’on peut maîtriser, et c’est déjà beaucoup de pouvoir dire un jour : je n’ai rien à ajouter, rien à retrancher de ma vie, et pour ma part, j’aimerais en faire mon épitaphe finale.

     

    Bonne journée. Amitiés. Gil  

  • Merci Nicole de ton passage.

    Cordialement

    Josette

  • Une démarche d'écriture très originale  ! Merci de ton partage, Josette ! Cordialement, Nicole

  • Merci Joëlle d'aimer ce texte.

    Amicalement

    Josette

  • Merci Adyne pour le commentaire.

    Amitiés

    Josette 

  • Merci Béatrice pour ce partage.

  • Inconsciemment, ce petit lutin revient à la charge!! Très belle écriture.

    Merci et Félicitations, Josette pour ce partage.

    Belle journée.

    Amitiés.

    Adyne

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