LA CONFUSION DES SENTIMENTS de Stefan Zweig
Mise en scène: Michel Kacenelenbogen / Avec Muriel Jacobs, Nicolas d'Oultremont et Pierre Santini
DU 17/05/11 AU 25/06/11
Comédie dramatique
La double vie : celle du vieux professeur divisé par deux, entre la réalité et l’œuvre monumentale de Shakespeare qu’il possède comme une deuxième peau et enseigne avec ivresse et passion. Il est encore divisé par deux entre les convenances de la société et ses désirs autres. Les éclairages changent. Un savant tissage de doubles bandelettes élastiques verticales à travers laquelle les acteurs apparaissent et s’évanouissent au gré des réalités qu’ils vivent, marque ces plongeons d’un monde à l’autre. Mise en abîme et dualité encore: le réel, noir et blanc, donne la main à de chatoyants extraits de sonnets de Shakespeare, de Hamlet, d’Othello. Interprétations pleine de ferveur, chaque mot est égrené comme une pierre précieuse.
Roland, le jeune étudiant impétueux initialement épris des joies du libertinage et de la paresse estudiantine à Berlin est envoyé par son père dans une petite ville de province où il fait la rencontre éblouie de ce professeur de littérature anglaise, un monument d’enthousiasme, partant, de passion. Le voilà qui plonge éperdument et avec délectation dans l’océan romantique du grand dramaturge anglais, à en perdre le sommeil. En parallèle, cette jeune âme sensible perçoit un lourd secret qui ronge le couple du professeur. Epris, il veut démêler le fil de ce nœud de sentiments fort complexes qui étrangle le couple. Disparitions soudaines du professeur. Incompréhension, souffrances. Fatalisme de sa femme, qui semble lire dans les pensées de chacun et semble aussi lire l’avenir. Passionnée de nage, elle plonge des heures durant dans les lacs purs… elle aurait rêvé d’avoir un enfant. Elle entraîne le jeune étudiant dans une escapade nature. Les livres craignent l’eau ! Elle prend les airs tragiques de Charlotte Rampling. L’ironie et le sarcasme régissent les rares échanges du couple. Admiration sans bornes, inquiétude, souffrance, jalousie, trahison jaillissent inéluctablement des extraits de Shakespeare qui surgissent comme autant de spectres annonciateurs de drame. Roland est aussi duel. Le spectateur est ballotté entre les différentes réalités dans un rythme de plus en plus accéléré, la tension grandit jusqu’au paroxysme des sentiments. Le drame d’une vie est là et une phrase très belle donne le dénouement.
Les trois comédiens sont très émouvants tant leurs rôles respectifs leur collent à la peau. Le violoncelle, sorte de voix off, commente chaque action comme un chœur antique… le public sent que les atmosphères se chargent progressivement de vibrations troublantes, qu’un orage passionnel est sur le point d’éclater. La mise à nu des sentiments se fait de plus en plus intense, sans concessions. De très belles voix, du très beau théâtre: chaque acteur a donné toute sa vérité et sa substance au jeu.
VIVRE PAR PASSIONS
Ouvre-toi, monde souterrain des passions !
Et vous, ombres rêvées, et pourtant ressenties,
Venez coller vos lèvres brûlantes aux miennes,
Boire à mon sang le sang, et le soufle à ma bouche !
Montez de vos ténèbres crépusculaires,
Et n’ayez nulle honte de l’ombre que dessine autour de vous la peine!
L’amoureux de l’amour veut vivre aussi ses maux,
Ce qui fait votre trouble m’attache aussi à vous.
Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embrasser ton être jusqu’au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.
Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.
Stefan Zweig
Commentaires
La critique est savoureuse,merci Deashelle !
Je ne pourrais pas aller voir la pièce à Bruxelles mais quel merveilleux livre !
Une de ces lumières qui nous font vivre l'émotion comme jamais. Quelle pudeur dans la retenue et quelle force dans la passion. Zweig est un de mes auteurs favoris. Quand il écrit, il prend la vie à bras le corps, les moindres détails tissent les émotions et vous retiennent suspendu au fil de son récit. C'est tout à la fois limpide et immense d'humanité ! Bel exploit pour cette troupe de théâtre qui réussit à transmettre la beauté des sentiments...
Pour ceux qui veulent découvrir un peu son intensité émotionnelle et sa merveilleuse plume, vous pouvez commencez par lire une nouvelle de lui qui date de 1922, Lettre à une inconnue. Un autre petit chef d'oeuvre...
{extrait}
Note d’intention:
Confusion des sentimentsLe bien et le mal. La raison. Nos pulsions. Le carré d’As du jeu dans lequel je compte entraîner les acteurs et les spectateurs. Trois personnages et Shakespeare…Shakespeare comme dernier As. Plus qu’un As, un atout. La pièce se déroule comme une partie de whist avec les règles du bridge et les risques du poker. Chaque personnage a son image, ses fondements, sa raison, ses besoins, ses secrets et ses tabous…
Shakespeare distribue les cartes et secoue le jeu. Shakespeare, miroir de nos intimités les plus folles, les plus noires, les plus fortes, les plus généreuses, les plus amoureuses. Quel génie que ce poète qui oser exprimer l’inexprimable !Sous la plume acérée de l’auteur Stefan Zweig, adaptée par Thierry Debroux, la fiction devient réalité. Et la réalité devient fiction. Les âmes s’entremêlent, s’entrechoquent, s’entrevivent dans un éternel recommencement. Puisque rien n’a changé depuis la nuit des temps.Puisque l’humain n’a pas changé depuis la nuit des temps, et comme il est passionnant de s’y promener jusqu’à s’y perdre…Apparitions. Disparitions.
Nous ne pourrons nous appuyer sur rien de solide, sur rien de concret : le jeu s’écoule entre nos mains, sans notre contrôle.Mais nous serons tous confrontés à notre QE. À notre Quotient Emotionnel. Et puis troubles. Et puis pulsions sexuelles.
Que savons-nous de nous-mêmes ? Ce qu’on nous a appris et enseigné ou ce que nous sommes réellement ? Entre la morale et la pulsion, peut-on choisir… ? Et comment faire, comment choisir ?Stefan Zweig , Shakespeare, et Thierry Debroux nous écrivent pour nous dirent que tout est possible…pour le meilleur et pour le pire.
Michel Kacenelenbogen